«Guerre ou révolution? L’Internationale et l’Union sacrée en août 1914»

Par Georges Haupt*

Georges Haupt

En novembre 1912 se tenait à Bâle un congrès d’une grande importance de la IIe Internationale. Il devait consacrer une politique contre la guerre, contre le soutien des partis sociaux-démocrates, qui disposaient souvent d’une forte influence au sein du salariat, aux aventures guerrières des diverses bourgeoisies impérialistes. Lénine posait la question suivante: «Existe-t-il des données concrètes permettant de savoir comment, avant la guerre actuelle et en prévision de celle-ci, les partis socialistes envisageaient leurs tâches et leur tactique? Oui, incontestablement. C’est la résolution du Congrès socialiste international de Bâle de 1912, que nous reproduisons, avec la résolution du congrès social-démocrate allemand de Chemnitz [le congrès de Chemnitz, en septembre 1912, avait voté une résolution condamnant la politique impérialiste et la marche à la guerre] de la même année, comme un rappel des “paroles oubliées” du socialisme.» («La faillite de la IIe Internationale», 1915) Georges Haupt donne sa réponse à ces questions. Elles sont d’actualité au moment où se tiendront à Bâle un congrès «scientifique» sur le Congrès de 1912 et une initiative dont les lectrices et lecteurs trouveront les indications dans la rubrique Activités. (Rédaction A l’Encontre)

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«Le retournement en août 1914 de la politique ouvrière […] soulève des problèmes considérables. C’est pourquoi il fait l’objet d’une polémique idéologique qui, après plus de quarante ans, n’a guère perdu de sa virulence. Si le premier devoir est […] de déterminer scrupuleusement quand et comment les choses se sont passées, on ne saurait cependant échapper ensuite à la nécessité de se prononcer sur le “qui” et le “pourquoi”.»[1] L’observation est pertinente, mais elle omet de souligner les paradoxes. L’exigence du «quand» et du «comment» a été reléguée au second plan par la plupart des historiens qui se sont penchés sur la question. L’Internationale et la guerre est resté le terrain d’élection des généralisations hâtives, des explications souvent brillantes qui ont en fait systématisé un problème complexe et perpétué les mythes partisans.

Chercher à connaître le mécanisme de la défaite, le «comment», contraint à cerner le «pourquoi», non pas sur le seul terrain de l’idéologie mais sur celui de l’histoire. Dans cette perspective, il importe de découper le temps et de délimiter les étapes. Se servir du 4 août, date du vote des crédits de guerre par la fraction parlementaire du S.P.D. et du consentement à l’Union sacrée comme point de référence, revient à confondre deux moments et deux problèmes différents: celui de l’effondrement de l’Internationale, c’est-à-dire son impuissance à empêcher les guerres entre les peuples, et celui de l’effondrement de l’internationalisme, c’est-à-dire l’acceptation de la guerre et le support positif que lui apporta la grande majorité des socialistes.

Dans le processus d’ensemble, le 4 août, moment marquant certes, n’est ni un point d’arrivée ni un point de départ. L’Union sacrée n’a pas été davantage un simple revirement, une conversion soudaine ou un choix définitif. Les trois journées capitales qui suivirent l’effondrement de l’Internationale jouèrent le rôle d’un catalyseur dans le long processus qui devait aboutir à son terme logique.

En fait, avec la réunion du B.S.I. [Bureau socialiste international] des 29 et 30 juillet, l’Internationale avait déjà cessé d’exister. A peine les délégués étaient-ils rentrés que les événements se précipitaient, défiant leurs pronostics. Après le meurtre de Jaurès, et surtout le lendemain, le matin du 1er août, quand la mobilisation générale fut décrétée en Allemagne et en France, il devint évident que l’Internationale ne pouvait plus agir en tant qu’institution ni en tant que force collective. Le même jour, avant de partir pour Paris avec H. Müller, représentant du S.P.D., le secrétaire du B.S.I. Camille Huysmans envoya aux partis affiliés une brève circulaire, la dernière: «A la suite des derniers événements, le congrès de Paris est ajourné à une date indéterminée.» [2]

C’était l’aveu même de l’impuissance de l’Internationale à avoir prise sur les événements. A partir du 1er août, laissées sans directives, sans tactique commune et concertée, les sections nationales durent agir toutes seules, conformément aux vœux et aux jugements de leurs dirigeants.

Alors qu’après le 1er août la majorité se résignait, la minorité, tout aussi désorientée, fut immédiatement convaincue de la nécessité de réagir, sans savoir encore quoi faire ni comment y parvenir.

On ne peut pas ne pas souscrire à cette remarque d’Annie Kriegel: «Il faut se garder de conclure que les observations rassemblées à l’occasion d’un bilan synchronique peuvent être transposées telles quelles dans une perspective diachronique»[5], à condition, ajouterai-je, de se placer sur le terrain de l’histoire et de ne pas perpétuer des mythes. Or, depuis cinquante ans, l’historiographie traditionnelle se déplace entre deux types d’explication, sans cesse relancés sous un jour nouveau où l’on introduit des nuances partielles. La première est celle de la trahison des dirigeants rongés par la rouille de l’opportunisme qui renièrent les serments prêtés aux grandes assises de l’Internationale[6]. Le terme même de trahison, d’origine polémique et d’ordre éthique, n’est pas un concept historique. Ce n’est pas une explication, mais un jugement de valeur qui rationalise les sentiments réels éprouvés quatre ans plus tard par la génération du 4 août. Il est inopérant devant des contradictions apparentes: pourquoi ces mêmes dirigeants, qui ont trahi en août 1914, ont-ils pu faire face à leurs engagements dans des circonstances au moins aussi dramatiques en novembre 1912? Sous la pression des manifestations des masses ouvrières qu’ils avaient eux-mêmes mises en mouvement? Mais pourquoi alors ce même mouvement était-il défait en juillet 1914? Pourquoi ces mêmes masses ont-elles succombé à la psychose de la guerre, ont-elles été converties à la vague du patriotisme?

La faiblesse, les contradictions de cette argumentation alimentent le second type d’explication, tout aussi polémique et idéologique. Il postule qu’à la fin de juillet 1914 le dilemme des chefs de l’Internationale aurait été de défendre la patrie en renonçant à la révolution, ou de sauver le parti en abandonnant sa raison d’être internationaliste. Confrontés brusquement à un événement qui ne laissait place à aucune ambiguïté, ils furent obligés d’opter entre l’internationalisme et leur fidélité patriotique[7]. Les tenants de cette thèse, partis de prémisses réelles, dévièrent vers des problèmes imaginaires.

Le socialisme international, en effet, était soumis à des pulsions contradictoires, sa politique internationale était entachée d’ambiguïtés que les contemporains préférèrent éluder: ils se réfugièrent dans le court terme, dans les compromis, pour éviter les épreuves qui les auraient obligés à des choix tranchés. L’«incapacité totale de l’Internationale à faire front à la guerre» [8] découlait de toutes ses contradictions, des fondements et des faiblesses théoriques d’une stratégie préventive qui commandait les modalités concrètes de l’attitude et de la politique socialistes. Fondée sur la conception de l’impérialisme qui était celle des majoritaires, sur une interprétation à contre-courant du réel, la stratégie pacifiste de l’Internationale se caractérisait par de profondes contradictions: conscience de nouvelles étapes dans l’évolution du capitalisme, lucidité devant l’imminence du danger et optimisme fondamental quant à l’issue, qui excluait la possibilité d’une conflagration mondiale [9]. Les engagements étaient alors circonstanciels, dictés par la gravité des crises. Ni l’équation guerre-révolution ni l’alternative guerre ou révolution n’existaient pour les dirigeants de l’Internationale.

En juillet 1914, la guerre apparut comme étrangère au mouvement ouvrier. La réunion du B.S.I. du 29-30 juillet 1914 révéla que les dirigeants étaient convaincus que la guerre était impossible et que la crise connaîtrait une issue pacifique. D’ailleurs, six ans après cette réunion, Kautsky écrit: «Il est étonnant qu’aucun d’entre nous, qui étions là-bas, n’ait eu l’idée de poser la question: que faire si la guerre éclate avant [le congrès international prévu pour août 1914 à Vienne]? Quelle attitude les partis socialistes ont-ils à prendre dans cette guerre?» [10] A cet aveu de Kautsky au lendemain d’un désastre qu’il n’avait pas prévu, on pourrait ajouter une remarque plus générale sur les rapports entre l’idéologie et le réel, ce réel qui opposait sans cesse sa complexité déroutante à la limpidité de la doctrine, qui prenait un malin plaisir à déjouer les prédictions les plus brillantes de Kautsky. Il fut l’un de ceux qui donnèrent corps après le congrès de Bâle [1912] à la nouvelle doctrine de l’Internationale, issue d’une interprétation des tendances de l’impérialisme que l’on estimait désormais pacifiste.

La social-démocratie allemande, le «cerveau de l’Internationale» qui avait tant débattu des dangers de l’impérialisme, porté une telle attention à la propagande contre la guerre, n’avait jamais sérieusement songé à répondre à la question : «Quelle sera la position de la social-démocratie si la guerre éclate malgré tout?» [11] Lorsqu’en 1916 Friedrich Adler fit cette constatation, il mettait en évidence le blocage qui découlait de la faiblesse théorique de l’ultra-impérialisme et qui servait également à légitimer l’absence d’alternative à la stratégie préventive.

Dans cette même théorie de l’impérialisme formulée par Kautsky et Bauer, la révolution n’avait plus sa place. Certes, dans l’arsenal de la propagande revient comme une menace permanente l’avertissement aux gouvernements que Jaurès formule en ces termes: «La guerre sera le point de départ de la révolution internationale.» Dans la griserie du verbalisme, on laissait planer l’ambiguïté sur la notion et les modalités de cette «révolution» évoquée publiquement en plaine crise, lors de la réunion du Cirque royal de Bruxelles, le 29 juillet 1914, par Jaurès aussi bien que par Haase: «Que nos ennemis prennent garde. Il se pourrait que les peuples indignés de tant de misère et d’oppression s’éveillent enfin et établissent la société socialiste.» [12]

Les dirigeants de l’Internationale étaient-ils prisonniers de leurs propres mythes? Ou bien était-ce encore une manifestation classique de ce trait caractéristique de la IIe Internationale: un radicalisme verbal qui camouflait une praxis réformiste? On ne saurait donner à cette question une réponse tranchée. Il est évident, pour citer Max Adler, que «la croissance rapide de la social-démocratie dans les dix dernières années avant la guerre ne signifie nullement un renforcement de son caractère révolutionnaire. Bien au contraire: sous les deux directions principales de son activité, on remarquait une baisse de niveau inquiétante et une adaptation à l’ordre social du capitalisme.» [13] Mais si la majorité avait enterré le projet de révolution, ou plus précisément si, selon la formule d’Otto Bauer, «la praxis réformiste du présent était alliée à des principes révolutionnaires pour le futur», un futur indéterminé, nombre de dirigeants socialistes étaient convaincus que, se sentant menacée à mesure de la croissance du mouvement ouvrier, la bourgeoisie éprouvait une peur de la révolution qui serait un facteur important d’équilibre. Or, comme le remarquait G. Sorel en parlant de la métamorphose du socialisme au début du XXe siècle: «Une politique sociale fondée sur la lâcheté bourgeoise, qui consiste à toujours céder devant la menace de violences, ne peut manquer d’engendrer l’idée que la bourgeoisie est condamnée à mort et que sa disparition n’est qu’une affaire de temps.» [14]

Les socialistes ne devaient-ils pas devenir eux-mêmes prisonniers du dilemme où ils cherchaient à enfermer la bourgeoisie? Cette conviction n’allait-elle pas nourrir l’illusion d’une fausse alternative? Cette inquiétude allait se frayer un chemin, les mises en cause se multiplièrent. Ainsi Harry Quelch développa-t-il en 1911 une critique des thèses de Kautsky et affirma-t-il que «la course aux armements n’entraîne pas nécessairement une aggravation de la situation économique», comme «la guerre ne débouche pas forcément sur une crise révolutionnaire» [15]. Otto Bauer, qui en 1908 soutenait encore que «la future guerre impérialiste amènera la révolution, la catastrophe impérialiste universelle marquera infailliblement le commencement de la révolution socialiste universelle», lançait en 1912 l’avertissement suivant: «La révolution prolétarienne n’est jamais moins possible qu’au début d’une guerre où la force concentrée d’un pouvoir étatique et toute la puissance des passions nationales déchaînées s’opposent à elle.» [16]

Quant à Jaurès, qui avait sans cesse réitéré la mise en garde, il était plus conscient que tout autre de l’ambiguïté de la formule. Plus nuancé, son pronostic allait aussi plus loin: «D’une guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d’y songer. Mais il peut en sortir aussi pour une longue période des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas exposer sur ce coup de dés sanglant la certitude de l’émancipation progressive des prolétaires, la certitude de la juste autonomie que réserve à tous les peuples, au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la démocratie européenne…»[17]

Seule l’extrême gauche cherchait à fonder sur la guerre en tant que catalyseur une stratégie de la révolution [18]. Mais ces attendus théoriques n’étaient pas même évoqués dans l’imbroglio de juillet 1914. Pas plus la correspondance que les débats non publics des dirigeants ne font alors allusion à l’alternative guerre ou révolution. Il ne faut pas se contenter d’en chercher les raisons dans le réformisme, dans l’opportunisme où s’était engluée l’Internationale et que Lénine mit au premier plan de sa condamnation d’août 1914. Il devait lui-même, huit ans plus tard, signaler dans les directives adressées à la délégation soviétique qui se rendait à la conférence de La Haye: «A propos de la lutte contre le danger de guerre, je pense que la plus grande difficulté est de vaincre le préjugé que c’est là une question simple, claire et relativement facile. “Nous répondrons à la guerre par la grève ou la révolution”, voilà ce que disent généralement à la classe ouvrière les leaders réformistes les plus en vue. Et, très souvent, le radicalisme apparent de ces réponses satisfait, tranquillise les ouvriers, les coopérateurs et les paysans. Peut-être la démarche la plus juste serait-elle de commencer par réfuter cette opinion de la façon la plus catégorique: déclarer que surtout maintenant, après la guerre récente, seuls les gens les plus sots ou les menteurs avérés peuvent assurer que pareille réponse à la question touchant la lutte contre la guerre a quelque valeur; déclarer qu’il est impossible de “répondre” à la guerre par la grève, de même qu’il est impossible de “répondre” à la guerre par la révolution au sens littéral, le plus simple de ces expressions.»[19]

Quel était donc le problème qui hantait les esprits les plus perspicaces de l’Internationale fin juillet 1914? Celui de l’action dans une conjoncture devenue menaçante, mais qui n’impliquait pas obligatoirement le déclenchement d’une conflagration. Le sentiment d’impuissance qui devait se généraliser après le 1er août n’était pas seulement le fait de Victor Adler, représentant d’un pays déjà entraîné dans la guerre d’un parti qui avait capitulé le premier. A la veille de la dernière réunion du B.S.I., quelques dirigeants commencèrent à se rendre compte, dans l’affolement ou la lucidité, que l’Internationale n’était absolument pas préparée à faire face à une crise d’une pareille ampleur. Comment agir? A quel moyen de pression recourir? Le 26 juillet, Vaillant constatait dans une lettre à Huysmans: «Au moment actuel, la situation si grave peut le devenir bien plus d’un moment à l’autre et l’Internationale n’est pas préparée à une intervention active efficace…»[20] Le lendemain, Ebert, se prononçant en faveur de l’opportunité de la convocation de la réunion du B.S.I., s’interrogeait sur ce que son parti et l’Internationale pouvaient faire de plus que de lancer des manifestes: «Et que faire maintenant? A-t-on prévu des mesures qui aillent plus loin? On ne peut tout de même pas répéter Bâle.»[21]

«On ne peut tout de même pas répéter Bâle.» Cette phrase donne la clé du problème. Rappelons brièvement les données. En novembre 1912, les cloches de Bâle sonnèrent comme un avertissement au milieu d’une crise profonde qui mettait «l’Europe au bord de l’abîme». Ce ne fut pas l’imposante réunion des délégués socialistes de l’Europe, leur unanimité, leurs discours enflammés qui donnèrent l’alarme. L’avertissement résidait dans l’ampleur du mouvement des masses ouvrières contre la guerre qui avait débuté un an auparavant et dont la pression croissante avait fait échouer toute tentative belliqueuse généralisée. En juillet 1914, il ne restait pas même les braises de cette offensive pacifiste. Dès 1913, dès que la tension internationale eut baissé, l’Internationale, sans fracas, avait révisé fondamentalement sa position à la lumière de l’interprétation optimiste des tendances de l’impérialisme.[22]

Mais si le torrent de l’émotion ouvrière était rentré dans son lit, était-ce la faute de la tactique démobilisatrice de la social-démocratie? C’est ici que la problématique s’élargit et sort du domaine limitatif de la sphère des dirigeants de l’Internationale. Elle s’étend à deux «inconnues»: le comportement des masses ouvrières et les calculs des gouvernements.

A la différence de novembre 1912, les socialistes à la veille de la Grande Guerre avaient cessé de se comporter comme les sujets de l’histoire, ils en étaient devenus les objets. Alors qu’en novembre 1912 ils avaient pris la tête du mouvement offensif et que leur attitude avait pesé lourd sur les décisions des gouvernements, ils furent pris de court par les événements de juillet 1914 et, privés du dynamisme des protestations ouvrières, ils furent acculés à la défensive, au rôle de spectateurs désorientés et finalement submergés par la vague de nationalisme. Ce revirement des sentiments des masses socialistes, point capital, reste obscur. Comment les militants socialistes qui combattaient la veille encore une guerre hypothétique apportèrent-ils leur soutien à la défense de la patrie une fois qu’elle eut éclaté? Pourquoi les masses ouvrières organisées furent-elles gagnées par la fièvre patriotique et pourquoi «l’homme de classe s’intégra-t-il sans résistance dans la nation»? [23]

Les interprétations et les hypothèses ne manquent pas. Elles se rattachent le plus souvent aux deux types d’explication évoqués plus haut. L’une des visions traditionnelles, retouchée mais point renouvelée, a son origine dans l’application mécanique des analyses de Lénine: les masses ouvrières ont été désorientées par la trahison des dirigeants et elles ne purent manifester leur attachement internationaliste. Aux antipodes se situe une explication aux préoccupations non moins idéologiques: elle invoque «l’extraordinaire climat d’unité nationale… à la veille de la mobilisation, l’irrésistible élan de ferveur patriotique qui a balayé toutes les idéologies»[24], c’est-à-dire le revers d’attitude des masses dont l’exaltation nationaliste gagna les chefs des partis. En d’autres termes, si la social-démocratie a abandonné ses principes, elle n’a pas trahi les masses ouvrières, elle est restée leur expression politique authentique [25]. Même les historiens qui rejettent ces deux types d’explication admettent la soudaineté du revirement et postulent l’effet de surprise qu’il produisit sur les dirigeants socialistes de toutes tendances, y compris les révolutionnaires. Ainsi, se référant à l’exemple de la social-démocratie allemande en juillet 1914, Wolfgang Abendroth estime-t-il que personne n’avait prévu «qu’il soit possible de retourner à des émotions apparemment “nationales” contre toute raison, avec une telle irruption de violence. Ils n’avaient pas cru que toute pensée rationnelle d’une population disparaîtrait, si l’on parvenait à la convaincre que la “Nation… était directement menacée”»[26]. Les faits contredisent cette analyse.

Les masses furent-elles déroutées par les dirigeants ou les dirigeants désertés par les masses? Poser le problème en ces termes, comme l’ont déjà fait les contemporains, revient à tourner en rond et à demeurer dans le domaine des hypothèses et des postulats. Pour échapper à ce cercle vicieux, rappelons les données qui permettront de dégager quelques directions de recherche.

Il est indubitable que le soutien des masses était essentiel à toute stratégie préventive de l’Internationale. Ainsi, le 22 juillet 1914, explicitant les raisons qui lui faisaient envisager la situation avec vigilance mais sans crainte, Jaurès énumère-t-il les trois facteurs qui parlent en faveur de la paix:

1° Les dépenses croissantes pour l’armement produisent une radicalisation du mécontentement populaire.

2° L’opinion populaire manifeste un désir accru de voir remplacer les méthodes agressives employées pour résoudre les conflits diplomatiques par des solutions pacifiques, par l’arbitrage.

3° Le mouvement ouvrier organisé prend de l’ampleur et se radicalise, ce dont témoignent la grève générale en Belgique en 1913 et l’agitation sociale croissante en Angleterre. Il aurait pu faire également mention de la campagne de masse menée en France contre la loi de trois ans.

Cependant, Jaurès souligne à plusieurs reprises que cette volonté pacifiste des masses cesserait d’être un facteur de résistance une fois que la guerre aurait éclaté: «Quand les peuples auront vu monter l’orage… à demi foudroyés ils ne pourront agir.» [27]

Les dirigeants socialistes de toutes tendances furent toujours lucides à propos de l’effet psychologique dévastateur que devait produire sur les masses ouvrières le déclenchement d’une guerre et ont toujours prévu qu’aucune éducation internationaliste ne pourrait résister au déferlement du nationalisme. Quelle anticipation de juillet 1914 dans cette lettre de Engels à Bebel du 22 décembre 1882: «Je tiendrais une guerre européenne pour un malheur; ce serait cette fois terriblement sérieux; le chauvinisme serait déchaîné pour des années, car chaque peuple lutterait pour son existence. Tout le travail des révolutionnaires en Russie qui sont à la veille d’une victoire serait vain, anéanti, notre parti en Allemagne serait, dans l’immédiat, submergé par le flot du chauvinisme et détruit; il en serait tout à fait de même pour la France.» [28]

Il formula la même idée, le même avertissement en septembre 1886: «Il est certain que la guerre ferait reculer notre mouvement dans toute l’Europe, le détruirait totalement dans de nombreux pays, attiserait le chauvinisme et la haine nationaliste et, parmi les nombreuses possibilités incertaines, elle ne nous offrirait certainement que celle-ci: après la guerre, il nous faudrait tout reprendre au début, mais sur un terrain infiniment moins favorable qu’il ne l’est même aujourd’hui.»[29]

Vingt-cinq ans plus tard, Kautsky exprime les mêmes craintes: «Si l’on en arrive à ce que la population voie la cause de la guerre non pas dans son propre gouvernement mais dans la vilenie du voisin… alors la population tout entière sera embrasée du besoin brûlant d’assurer ses frontières contre le vil ennemi, de se protéger de son invasion. Et tous deviendront d’abord patriotes, même les internationalistes…» [30]

Dans le rapport sur l’impérialisme que le dirigeant hollandais Vliegen prépare en juin 1914 pour le congrès manqué de Vienne, la démonstration rassurante de l’impossibilité d’une guerre européenne aboutit également à des conclusions qui tiennent compte de l’intervention de facteurs susceptibles de troubler le tableau idyllique qu’il brosse. Il ne nourrit pas trop d’illusions quant à la profondeur des idées pacifistes et internationalistes chez les ouvriers. Pour lui, les actions de l’Internationale ne peuvent être que préventives et il met en doute leur efficacité au cas où les partis bellicistes arriveraient à déclencher une guerre européenne. «On peut avoir une opinion très optimiste, écrit Vliegen, de la force toujours croissante des partis socialistes et des moyens qu’ils emploient pour prévenir la guerre, même quand le gouvernement l’a décidé. A cet égard, je n’appartiens pas à la classe des optimistes. Une fois la guerre déclarée, ce n’est plus la voix du bon sens, c’est le canon qui parle. En règle générale, le sentiment national est le plus fort, l’esprit belliqueux se propage rapidement, un esprit dont la classe ouvrière ne s’est, hélas, que trop peu débarrassée.»[31]

Lénine parvient aux mêmes conclusions que le révisionniste Vliegen lorsqu’il fait le bilan de l’expérience de la Première Guerre mondiale. Il en tire les leçons lorsqu’il fixe, en 1922, les devoirs de la délégation soviétique à la conférence de La Haye:
«Il faut expliquer aux gens la situation réelle, combien est grand le mystère dont la naissance de la guerre est entourée et combien l’organisation ordinaire des ouvriers, même si elle s’intitule révolutionnaire, est impuissante devant une guerre véritablement imminente.
Il faut expliquer aux gens, de la façon la plus concrète, comment les choses se sont passées pendant la dernière guerre et pourquoi il ne pouvait en être autrement.
Il faut expliquer notamment l’importance de ce fait que la question de la “défense de la patrie” se pose inévitablement, et que l’immense majorité des travailleurs la tranchera inévitablement en faveur de sa bourgeoisie.»
[32] 

S’agit-il d’un phénomène de conversion collective fulgurante dû à des retournements conjoncturels? Faut-il retenir, comme clé de voûte de l’explication, l’hypothèse à coloration sociologique des relations complexes entre nationalisme et internationalisme dans le mouvement ouvrier, déterminées par le long processus d’intégration de la «sous-culture» dans la société globale? Ou bien ne faudrait-il pas aborder la problématique sous un autre angle, par le biais des fluctuations dans l’état d’esprit de la classe ouvrière, de l’activité moins voyante des militants de base dont les échos ne parviennent à la surface qu’amortis?

La psychologie sociale pourrait ici servir d’instrument [33]. Non pas dans l’acceptation formelle du vocabulaire psychanalytique ou par le placage de son appareil conceptuel, mais en tant que direction et technique de recherche appropriées. Il y a là pour l’historien des difficultés de méthode et de sources. Lucien Febvre a tenté de définir la démarche à suivre: «Les masses anonymes? Elles seront justiciables d’une psychologie collective à fonder sur l’étude des masses actuellement saisissables et qui étendra sans effort (on le suppose du moins) ses conclusions aux masses d’autrefois, aux masses historiques.»[34] C’est en partant des masses «saisissables» que de nombreux contemporains des événements ont déjà avancé des explications parfois percutantes. Ainsi Friedrich Adler, analysant en 1916 les infirmités théoriques et pratiques de la social-démocratie allemande, concluait-il: «L’efficacité politique de la lutte au jour le jour fut acquise aux dépens de la clarté des principes de la classe ouvrière. Certains ouvriers conçurent même l’illusion brumeuse que les “possibilités sans limites” étaient indépendantes du temps, et que la social-démocratie était en toutes circonstances en mesure d’empêcher la guerre.»[35]

L’explication avancée par Lénine en 1922 rejoint celle de Friedrich Adler: la manière dont le problème de la guerre a été posé en temps de paix par toute la propagande socialiste, y compris par le manifeste de Bâle, avait alimenté les fausses illusions dans l’esprit des ouvriers organisés: «Reconnaître en théorie que la guerre est un crime, que la guerre est inadmissible pour un socialiste, etc., ne sont que des paroles vaines parce qu’il n’y a rien de concret dans cette façon de poser la question. On ne donne aux masses aucune idée réellement vivante de la manière dont la guerre peut devenir imminente et éclater.» La presse bourgeoise a bien compris cette carence, qu’elle a utilisée pour la mise en condition psychologie des masses. «Peut-être que le principal moyen d’entraîner les masses à la guerre, écrit Lénine, c’est justement ces sophismes de la presse bourgeoise; et ce qui explique surtout que nous n’examinons pas d’avance ces sophismes, ou bien, chose plus grave encore, nous les éludons par des phrases banales, vaniteuses, et absolument vides de sens.»[36]

L’effet de surprise provoqué par la guerre eut une influence traumatisante et démoralisante sur un milieu où la propagande socialiste alimentait les sentiments de quiétude et d’assurance. Etayé par tout un rituel, tout un langage et toute une imagerie qui donnaient au mouvement ouvrier le sentiment satisfait de la puissance de ses organisations et des progrès vertigineux, numériques et géographiques, l’internationalisme diffus ne résista pas à l’irruption de couches plus profondes de la sensibilité, tels le patriotisme jacobin ou la russophobie viscérale. Ce fut aussi en 1915 le sentiment d’une autre contemporaine attentive et compétente, la socialiste hollandaise de gauche Henriette Roland Holst. «La guerre mondiale actuelle a démontré que non seulement l’internationalisme n’était pas aussi profondément ancré dans le prolétariat que nous le croyions il y a dix ou douze ans, mais surtout que ce principe demeure comme tout autre impuissant en face des sentiments, des ambiances, des tendances et des émotions qui surgissent de l’inconscient avec une force irrésistible, même si l’intérêt lucide est du côté du principe.»[37] Friedrich Adler suggère une autre hypothèse encore: «Le réveil dans la dure réalité du mois d’août suscita pour beaucoup d’entre eux [les ouvriers organisés] l’étonnant état d’esprit que l’on pourrait qualifier, dans le langage de la nouvelle école psychiatrique viennoise, d’enthousiasme belliqueux en tant que surcompensation des désirs d’insurrection.»[38]

Faut-il donc conclure que les éléments d’explication devraient être recherchés dans une étude des mentalités, centrées sur «l’analyse de l’évolution des notions d’internationalisme, de guerre, etc., et de leur pénétration du milieu ouvrier»? De nombreuses monographies bien documentées [39] ont mis en évidence l’ambiguïté des fondements théoriques, les limites de l’engagement internationaliste de la social-démocratie, la croissance du sentiment nationaliste dans ce milieu [40], à la lumière desquelles le revirement d’août 1914 n’apparaît pas comme inattendu. Ces explications politiques ou idéologiques utiles et intéressantes s’avèrent insuffisantes pour l’étude des faits sociaux. Elles ne révèlent que des symptômes, des racines enfouies, des prémisses: facettes partielles dans l’analyse d’un phénomène global, elles doivent, tout comme la psychologie sociale, se greffer sur d’autres facteurs de compréhension pour que soit cernée l’impulsion venue des profondeurs mêmes des mouvements sociaux. Car nationalisme et internationalisme ne sont ni des concepts dichotomiques ni des sentiments abstraits; le vrai problème est de savoir dans quelle conjoncture sociale et politique le milieu ouvrier est plus réceptif à l’un ou à l’autre. L’étude de Jean Bouvier intitulée «Mouvement ouvrier et conjonctures économiques»[41] ouvre en ce sens une direction de réflexion féconde, celle qui s’attache à déceler la dialectique entre les lames de fond du mouvement ouvrier et les fluctuations d’ordre conjoncturel. Sans tomber dans le «péché du siècle… l’économisme qui veut tout expliquer par des phénomènes économiques», Bouvier pose ainsi le problème: «La sociologie du mouvement syndical lui-même, et celle des masses ouvrières, les dimensions et structures des entreprises, le rôle des idéologies, le degré de maturité de l’organisation syndicale, et le degré de tension de la situation sociale, et les rapports politiques influencent directement – la toile de fond du mouvement économique étant donné – les soubresauts du mouvement ouvrier» (souligné par nous). Ne pourrait-on dire, dans le prolongement de ces réflexions, que c’est par le dynamisme de la mobilisation des masses ouvrières dans une époque de tension sociale que le mouvement ouvrier ou plus précisément les ouvriers mis en mouvement se rendent plus accessibles aux considérations idéologiques; la perception alors dominante de l’internationalisme se traduit dans un pacifisme militant. Il importe, autrement dit, d’approfondir la corrélation entre la vague de radicalisation des luttes économiques et sociales d’une part, et la réceptivité des masses ouvrières mobilisées aux slogans internationalistes des socialistes tels que «guerre à la guerre» d’autre part. Ainsi on peut constater entre 1910 et 1912, dans les principaux pays de l’agitation sociale qui se traduit par de grandes manifestations sauvages contre la vie chère et par la croissance de la courbe des grèves de type offensif. Ne faut-il pas rechercher la raison de l’ampleur des actions contre la guerre, qui culminèrent lors du congrès extraordinaire de Bâle, dans la conjonction de l’agitation antibelliciste avec un profond malaise économique et social sur la toile de fond des actions ouvrières contre la cherté de la vie? On serait d’accord avec Annie Kriegel pour affirmer qu’«il n’existe aucun rapport de nécessité absolue entre la croissance quantitative du mouvement et son orientation révolutionnaire»[42]. Mais il existe une conformité relative, une dépendance et même une influence entre la courbe des tensions sociales, la radicalisation des revendications ouvrières et l’opposition idéologique, anticapitaliste, qui se traduit dans l’intensité des luttes pacifistes.

L’exemple de 1912 suggère deux observations:

1° La cristallisation de la sensibilité collective sur le mot d’ordre de «guerre à la guerre» est plus perceptible à travers les mouvements réels que, par exemple, à travers les commentaires des journaux socialistes, même à grand tirage, qui ambitionnent de former l’opinion.

2° Cette cristallisation est un phénomène de conjoncture courte, qui explique les fluctuations rapides dans les mentalités ouvrières. Il faudrait étudier le mécanisme de ces fluctuations dans le bref intervalle qui s’étend de 1910 à 1914, afin de vérifier la concomitance entre poussée d’agitation sociale et option idéologique. Or le reflux de la tension sociale était manifeste à la veille d’août 1914. Le rapport qu’Otto Bauer prépara pour le congrès manqué de Vienne mettait en évidence le redressement de l’économie capitaliste qui se traduisait aussi dans une amélioration de la situation des ouvriers. Il suffit d’ailleurs de comparer les statistiques des cycles de grève entre 1909 et 1914 pour constater à partir de 1913 une courbe déclinante. A cela se superpose la régression de l’activité, de l’intensité de la propagande pacifiste, reléguée dès 1913 au second plan de l’activité socialiste.

L’étude de la corrélation et l’interaction de ces deux phénomènes, faits européens à variantes nationales, permet d’ouvrir une dimension susceptible d’introduire un élément d’explication qui fait défaut pour la compréhension de l’effondrement de 1914.

Si la réceptivité des masses ouvrières aux slogans antimilitaristes avait perdu de son acuité en juillet 1914, en conséquence du reflux, il serait erroné de conclure qu’elles étaient prêtes à basculer facilement dans l’enthousiasme patriotique et de voir dans leur état d’esprit l’un des facteurs de la pression subie par les directions socialistes qui réagirent trop tard pour remonter le courant.

Dès le 25 juillet, Kautsky justifia l’immobilisme de la direction du parti par cet «état d’esprit des masses»[43]. Cette justification fréquente après la Grande Guerre chez les dirigeants socialistes et syndicalistes des pays belligérants, de Merrheim à Legien, les historiens allaient l’utiliser comme témoignage pour étayer leur thèse. Pour pouvoir l’évaluer à sa juste mesure, il ne faut pas perdre de vue le mécanisme de la mobilisation des masses et le rôle d’avant-garde et de guide politique que s’attribuaient les partis sociaux-démocrates. La spontanéité n’est pas un caractère propre aux mouvements pacifistes d’envergure, faits d’éléments spontanés et construits, conscients et inconscients. L’initiative et la mise en route de ces mouvements appartenaient à l’état-major des organisations ouvrières. Or cette mobilisation ne se faisait en juillet que timidement.

De nombreuses manifestations ouvrières contre la guerre eurent lieu dès le 27 juillet aussi bien en France qu’en Allemagne. Soixante mille personnes participèrent à un imposant meeting à Berlin le 27 juillet et des manifestations se déroulèrent dans les jours qui suivirent dans les grands centres industriels d’Allemagne[44]. Ces actions produisirent une impression favorable sur les syndicalistes révolutionnaires français, qui se demandaient si les Allemands étaient réellement disposés à agir. Le 30 juillet, Rosmer écrivit à Monatte: «Et, cependant, ils ont bougé, ils ont eu de belles réunions et une manifestation dans la rue. Nous n’avons pas fait davantage.»[45] Il y a là une part d’espérance et d’exagération d’ailleurs partagée: les résolutions prises en Allemagne lors des meetings évoquaient à leur tour l’exemple des camarades français. D’ailleurs, d’une manière générale, les milieux révolutionnaires postulaient l’ampleur des mouvements de masse et interprétaient les faits de préférence dans une optique propre à les rassurer. Les mouvements de grève à Saint-Pétersbourg s’intègrent pour eux dans le cadre d’une agitation pacifiste. «Après les récentes grèves, écrivait Rosmer à Monatte le 30 juillet 1914, le tsar ne doit pas être tellement rassuré. On parle déjà d’une agitation sérieuse en Pologne. Mais la censure doit fonctionner ferme et on n’a que des bribes d’information.»

Il ne faudrait cependant ni exagérer ni minimiser l’état d’esprit antibelliciste ainsi que le caractère et le poids de ces manifestations. Elles n’annonçaient pas une grande contre-offensive ouvrière et ne faisaient pas partie d’un quelconque plan de bataille. L’initiative de ces manifestations fut prise sans grande conviction par les organisations locales. Les directions des partis socialistes en France et en Allemagne maintenaient la consigne de prudence. Pourtant, pour Jaurès, la vraie sauvegarde, la seule garantie, «ce qui importe avant tout, c’est la continuité de l’action, c’est le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrières». S’agissait-il d’une incapacité à mobiliser les masses ou d’un manque de volonté de le faire? En fait, la peur de prendre des initiatives précipitées et de provoquer des actions prématurées fit déboucher les directions des principaux partis socialistes sur une impasse et les plaça devant un dilemme: rester de sang-froid et ne pas céder à la panique, ou être pris de court par les événements. Prises dans ce cercle vicieux, elles succombèrent au sentiment de leur impuissance; le doute de la capacité de l’Internationale à agir dans l’imbroglio atteignit même Jaurès. Le rôle de la diplomatie secrète, que Jaurès craignait depuis toujours, menaçait plus que jamais de réduire le socialisme à l’impuissance.

Si elle faisait l’unanimité dans les directions socialistes, la consigne de prudence avait de part et d’autres des motivations différentes. Ce que redoutaient les Allemands c’était de compromettre l’avenir du parti en l’engageant trop hâtivement dans les actions d’envergure.

Pour Jaurès, qui insistait autant sur l’«héroïsme de la patience» que sur celui de l’action, «il fallait à tout prix préserver la classe ouvrière de la panique et de l’affolement»: l’action prématurée pouvait être lourde de conséquences situées aux antipodes de l’effet recherché. «Le plus grand danger à l’heure n’est pas… dans la volonté réelle des peuples; il est dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage, dans les impulsions subites qui naissent de la peur, de l’incertitude aiguë, de l’anxiété prolongée. A ces paniques folles, les foules peuvent céder, et il n’est pas sûr que les gouvernements n’y cèdent pas», écrivait-il dans son éditorial de L’Humanité le 31 juillet.

Les dirigeants des mouvements ouvriers en voyaient les prémisses dans l’ampleur des mouvements nationalistes dont les troupes de choc étaient constituées d’étudiants, qui faisaient preuve de davantage de combativité et qui les inquiétaient réellement.

C’est dans cette perspective qu’à propos de la manifestation de Paris du 27 juillet organisée par la C.G.T., qui donna entière satisfaction aux syndicalistes révolutionnaires, Rosmer écrivait à Monatte le 28 juillet 1914: «Elle n’a pas été violente, elle a été nombreuse et il n’y a eu aucune tentative de riposte nationaliste ou chauvine.»[46]

Les dirigeants socialistes se cantonnaient dans l’attentisme; la confusion régnait aussi parmi les militants de gauche. Que faire? Quelles mesures prendre? Ni en Allemagne ni en France, la gauche n’était capable de répondre à ces questions. En Allemagne, elle se contenta le 27 juillet de poser celle de la mobilisation des masses à la direction. Sans pour autant ressentir la nécessité d’agir[47]. Sur ce qui se passait en France, Rosmer communiqua à Monatte l’impression d’un compagnon de Bakounine, James Guillaume, frappé du «désarroi régnant chez les révolutionnaires. Tous disaient: il faut faire quelque chose et personne ne sortait une proposition précise». Deux jours plus tard, Rosmer confirma lui-même cette impression: «Ici, il y a beaucoup de bonne volonté mais nulle idée directrice.»

Ce désarroi devait croître devant l’impuissance du 1er août et se transformer en démoralisation après le traumatisme du 4 août, ressenti, selon les termes de Rosa Luxemburg, comme «une trahison des principes les plus élémentaires du socialisme international, des intérêts vitaux de la classe ouvrière» [48].

Pour étudier l’état d’esprit des masses, ne faudrait-il pas tenir autant compte de cette démoralisation que de la capitulation devant le déchaînement du nationalisme dont on n’a pas plus postulé l’ampleur qu’on ne l’a démontrée? «Le fait qu’en août 1914 l’opinion dans ses profondeurs populaires, les masses ouvrières, le mouvement ouvrier et socialiste organisé aient versé du côté de ce qu’on appela en France l’Union sacrée et qui fut le produit d’une fulgurante crispation patriotique»[49] ne va pas nécessairement de soi.

On ne peut nier que, dans cette période de reflux, les masses ouvrières aient été plus sensibles au déferlement de la propagande nationaliste que dans les périodes de radicalisation où elles étaient immunisées contre elle. Mais à ce propos surgit une autre question: cet «extraordinaire climat» de ferveur patriotique s’est-il créé avant ou après le 1er août? Le souci de la chronologie et les tentatives pour décanter les événements ne sont ni vains ni dictés par le goût de la chronique événementielle. Ils permettent de préciser les données, dans la mesure où les explications qu’on avance communément mêlent les causes et les effets, les réactions de l’opinion ouvrière qui précédèrent et qui suivirent la mobilisation. Car on ne peut mettre sur le même plan l’attitude de l’opinion publique face à la guerre dans les derniers jours de juillet et dans les premiers jours d’août. Les témoignages sont contradictoires selon les camps auxquels se sont ralliés leurs auteurs après 1914. Pour les minoritaires internationalistes, ce phénomène s’installe à partir du 1er août. «Si le Parti socialiste, terrassé par la mort tragique de Jaurès, privé brusquement de ce génie clairvoyant et dominateur, ne s’était pas laissé emporter par le courant nationaliste, il eût pu jouer certainement un bien grand rôle.» C’est ainsi que R. Nicod parle de la situation en France dans une lettre à Monatte du 24 novembre 1914. Et il ajoute: c’est le 1er août que «nous avons complètement perdu la tête…»[50] On pourrait multiplier les exemples provenant du même milieu. En revanche, le témoignage de Merrheim ou celui de Frossard semblent les contredire. Ils parlent du 31 juillet 1914 comme du moment où le courant du chauvinisme déferla sur le pays, paralysa l’état-major socialiste et syndicaliste, rendit impossible toute tentative de résistance.

Ces affirmations avancées quatre ans après les événements, alors que l’opinion publique est sensibilisée à la question de la responsabilité dans la faillite et dans la capitulation des mouvements ouvriers devant la guerre, n’antidatent-elles pas, consciemment ou non, les faits qu’elles évoquent? Une clarification s’impose, elle est même capitale dans la mesure où elle inverse les données du problème: ce n’est pas la vague de nationalisme, l’explosion de patriotisme qui ont emporté le mouvement ouvrier, au contraire. Les espoirs et l’attente des socialistes s’évanouissent le 1er août devant l’incapacité de répondre au fait accompli, à la mobilisation. Dès lors, les passions belliqueuses eurent le champ libre.

Cette clarification «chronologique» permet aussi d’aborder l’étude de la seconde «inconnue», évoquée plus haut: les calculs des gouvernements.

L’un des facteurs dont tout gouvernement doit tenir compte avant d’accepter le risque d’une guerre est, on le sait, l’opinion publique en général et tout particulièrement celle des secteurs qui ont manifesté leur pacifisme militant pendant des années. Point névralgique, la social-démocratie, le mouvement ouvrier pesaient lourd sur les décisions à prendre en ce domaine[51]. S’agissait-il d’un pari ou d’un calcul conscient fondé sur une estimation de ses forces et de ses faiblesses réelles?    

Peu d’études se sont attachées à l’évolution des attitudes et des réactions des gouvernements européens à l’égard du mouvement socialiste dans la phase critique qui précéda la mobilisation et dans celle qui suivit le déclenchement des hostilités. Dans un premier temps, les efforts tendaient à neutraliser le mouvement ouvrier; dans un second temps, à l’associer à l’entreprise. Le mécanisme, les moyens diffèrent d’un pays à l’autre. Néanmoins, les convergences et les parallélismes sont frappants. Les archives de police témoignent d’un fait: le gouvernement allemand aussi bien que le gouvernement français étaient parfaitement renseignés sur l’état d’esprit, les débats, les décisions à tous les échelons des organisations ouvrières[52]. Fin juillet 1914, les pouvoirs avaient assez bien compris les carences, les contradictions de l’Internationale et des partis socialistes de leurs pays respectifs, les faiblesses de la stratégie pacifiste. Comme le fit remarquer Fritz Sternberg, les gouvernements ne croyaient plus depuis longtemps aux menaces des socialistes, celles d’une révolution comme conséquence d’une éventuelle guerre européenne[53]. Se rendaient-ils compte que les envolées théoriques et confiantes masquaient une impuissance? Ils disposaient en tout cas de suffisamment d’éléments pour répondre aux questions: les socialistes étaient-ils capables de mettre leur résolution en application? Les masses étaient-elles prêtes à les suivre et à prendre des risques? Ils savaient notamment, à la lumière de l’expérience de 1911-1912, que pour passer du verbe à la chair l’action pacifiste de l’Internationale était subordonnée à un facteur essentiel: le temps. Pour mobiliser l’«armée du prolétariat», pour hisser la conscience individuelle au niveau de la psychologie collective, l’état-major socialiste devait se livrer à des préparatifs pouvant durer des semaines afin que l’effet produit fût suffisamment puissant. Or, en juillet 1914, les gouvernements comprirent que la parenthèse dans laquelle la lutte socialiste contre la menace de guerre avait été placée depuis 1913 ne pouvait s’ouvrir dans l’intervalle de quelques jours, que la mobilisation et l’agitation socialiste ne pouvaient devancer et faire reculer l’offensive et la mise en condition patriotique et chauvine. Prise de court par les événements, l’Internationale ne parvint pas à les dominer. «On s’est mis à la remorque du gouvernement et de sir Edward Grey et on continue» [54], constatait Rosmer avec affliction à la fin de juillet 1914. Ce désarroi ne pouvait échapper aux gouvernements qui en tirèrent profit. Mais, dans son articulation, cette analyse comportait des risques que révélait la situation réelle. Les socialistes n’étaient pas totalement immobiles. Dans le pays qui allait prendre l’initiative de déclencher les hostilités généralisées, en Allemagne, ils manifestaient en juillet leur volonté de s’opposer à la guerre et cette protestation demeura unanime aussi longtemps qu’elle fut tolérée. Les éléments conservateurs, l’empereur et les milieux militaires suivaient avec une certaine appréhension le développement de ces manifestations. Le 29 juillet, Guillaume II écrivit en marge d’un télégramme de Nicolas II: «Les socialistes se livrent dans les rues à des manœuvres antimilitaristes, il ne faut pas le supporter, surtout pas à présent. Si ces troubles se répètent, je proclamerai l’état de siège et je ferai enfermer les dirigeants et tutti quanti. Nous ne pouvons permettre à l’heure actuelle aucune propagande socialiste.»[55] L’hostilité à la guerre ne pouvait-elle rejaillir brusquement et violemment aussi longtemps qu’on n’aurait pas pris les mesures nécessaires pour l’étouffer dans l’œuf? Le 24 juillet 1914, lorsque l’état de siège fut proclamé en Allemagne, l’état-major envisagea d’appliquer le «plan de mobilisation intérieure» et d’arrêter tous ceux qui étaient susceptibles de créer des difficultés: les dirigeants des minorités nationales et des socialistes. Hans von Delbrück, secrétaire d’Etat à l’Intérieur et vice-chancelier, manifesta davantage de finesse politique, donc de prudence. Il s’allia Bethmann Hollweg, qui pensait également que l’utilisation de la terreur brutale à la veille d’une guerre était une erreur grossière et inefficace. Il fallait temporiser, louvoyer, ne pas donner aux partis politiques et particulièrement à la social-démocratie l’occasion de se retrancher dans une hostilité déclarée au gouvernement. Ils estimaient qu’il valait mieux gagner la confiance des socialistes et éviter ainsi de se trouver confronté à une forte opposition intérieure si une guerre éclatait. Envers la direction du parti et envers sa clientèle, le gouvernement adopta donc une tactique de camouflage: il parla leur langage, utilisa leurs arguments d’abord pour leur inspirer confiance, puis pour leur donner bonne conscience dans le soutien qu’elles allaient lui apporter.

Pour s’informer des intentions réelles du S.P.D. et pour gagner son support positif, le gouvernement devait donc entrer en contact direct avec le représentant du Vorstand. Dès le 24 ou le 25 juillet, Delbrück s’était adressé à Südeküm qu’il connaissait personnellement et, sur son conseil, Haase et Ebert furent conviés à une entrevue avec le chancelier[56]. Cette démarche n’apporta pas le résultat escompté. Haase semble ne pas comprendre l’avertissement de Bethmann Hollweg relatif au danger d’une guerre, et sa réponse fut sans équivoque: les socialistes n’accepteraient pas que l’Allemagne vienne au secours de l’Autriche si celle-ci se trouvait menacée d’une attaque provoquée par ses appétits balkaniques[57].

Cependant, la social-démocratie voulait bien croire aux intentions pacifistes du gouvernement. Il ne fallait surtout pas la détromper, au contraire. Dès le 23 juillet, le gouvernement avait décidé de «négocier directement et “humainement” avec les sociaux-démocrates, de prendre des mesures contre les imbécillités des militaires et freiner en outre l’action des pangermaniques.»[58] Ainsi, lorsque le Berliner Lokal Anzeiger annonça la mobilisation le 30 juillet, le gouvernement s’empressa de retirer tous les exemplaires de la circulation et de démentir l’information, si bien que le S.P.D. vit en elle une provocation des cercles bellicistes [59].

Par ailleurs, la conversation confidentielle entre Südeküm et Bethmann Hollweg vingt-quatre heures auparavant avait dissipé toutes les craintes que le chancelier pouvait encore nourrir. Cet entretien lui avait permis de s’assurer de l’état d’esprit réel des social-démocrates et de mesurer la fermeté de leur détermination. Les informations de Südeküm étaient importantes: le gouvernement savait désormais pertinemment que le S.P.D. demeurait une opposition agissante mais loyale et qu’il n’avait pas à craindre sa résistance au cas où la mobilisation générale serait proclamée. Par sa lettre du 29 juillet 1914 au chancelier, Südeküm a détruit d’un coup la grande arme psychologique des socialistes, leurs menaces répétées, les derniers jours encore, de répliquer par la force à toutes les menées bellicistes[60].

L’objectif n’était pas de neutraliser le S.P.D., mais de l’inclure dans la future union nationale: pour s’assurer de sa loyauté, il était nécessaire de rejeter sur la Russie la responsabilité du conflit imminent.

Selon le rapport que Haase, le président du parti, fit de son entretien, il avait d’ailleurs été convoqué le 26 juillet pour engager son parti à n’entreprendre aucune démarche susceptible de justifier la volonté belliqueuse de l’adversaire russe[61]. Lorsqu’il faisait allusion à ce danger, Bethmann Hollweg était conscient de la nécessité de présenter la guerre comme défensive afin que la nation la considère comme légitime lorsqu’elle éclaterait. Car «une politique qui risquerait la guerre comme moyen de manifester préventivement sa puissance ne supporterait pas la lumière de l’opinion publique, celle du monde européen et celle du pacifisme international tel qu’il apparaissait dans la doctrine de la social-démocratie allemande.»[62] En revanche, le S.P.D. donnerait à coup sûr sa caution à une guerre où l’agresseur semblerait être le tsarisme russe qu’il haïssait tant et à travers lequel, en manière de compensation, il attaquait implicitement le régime prussien. Bethmann Hollweg connaissait fort bien les tenants et les aboutissants de cette russophobie déjà ancienne, aussi bien à la direction du parti que parmi les ouvriers organisés, et à laquelle l’opinion de la gauche socialiste que la Russie n’était plus seulement le fief de la réaction mais aussi le foyer de la révolution ne pouvait rien changer. Si la confiance devait être l’élément décisif permettant d’arracher l’adhésion de la social-démocratie, le gouvernement avait connaissance d’un autre facteur qui l’autorisait à la distiller habilement, à l’intégrer dans une tactique du bâton et de la carotte: depuis 1910, le parti et les syndicats nourrissaient la crainte de voir leurs organisations détruites. En juillet 1914, notamment, ils tenaient cette éventualité pour parfaitement probable. Leur souci majeur était alors de sauver l’organisation. Ce fut là, lors de la réunion du B.S.I. à Bruxelles, l’une des préoccupations essentielles, la cause de l’énervement des délégués autrichien et tchèque, de Victor Adler et de Nemec, que De Man dans ses souvenirs présente en ces termes: «Leur conversation révélait curieusement comme raison majeure de leur énervement le souci qu’ils avaient du danger qui menaçait l’organisation. En tant que socialistes avertis et d’un haut niveau intellectuel, ils pensaient sans doute aussi à d’autres malheurs physiques et moraux que pouvait causer la guerre; mais ils parlaient surtout de l’organisation menacée de dissolution, des locaux mis sous séquestre, de la presse muselée, des voitures de livraison du journal du parti réquisitionnées par l’armée.»[63]

Le 1er août, de nombreux fonctionnaires du S.P.D. étaient prêts à partir, à renouveler l’expérience de la période des lois d’exception. Les syndicats, pour leur part, refusaient de se livrer à des actions qui pourraient «laisser la classe ouvrière sombrer sans défense dans le besoin et la misère»[64]. Cette crainte ne pouvait échapper au gouvernement qui sut en tirer profit.

En France, les services de police étaient aussi bien renseignés sur les difficultés que rencontrait la mise en pratique de l’accord entre la S.F.I.O. et les syndicats [65]. Il fallut toute l’autorité et la foi de Jaurès pour réaliser cette unité d’action, tout comme pour l’action pacifiste en général. L’une des faiblesses tactiques de l’action contre la guerre en France était due au fait que tout était centré sur un seul homme: Jaurès. Et quand la nouvelle de son assassinat fut connue en France et à l’étranger, la première réaction des dirigeants et des militants socialistes fut: c’est la guerre [66]. Romain Rolland eut aussi cette impression, lui qui écrivit à Charles Rappoport: l’assassinat de Jaurès «a été la plus grande bataille perdue de cette guerre, perdue pour le monde entier»[67].

Peu de temps après, dans la soirée du 31 juillet, le comité confédéral de la C.G.T. prit la décision de «s’asseoir sur les principes», c’est-à-dire de renoncer à la grève générale. Le ministre de l’Intérieur Malvy semble avoir été immédiatement informé de cette décision. Le 1er août, à une heure, il envoya un télégramme aux préfets leur prescrivant de ne procéder à aucune arrestation des personnes inscrites sur les fameux «carnets B» (il s’agit d’une liste, dressée par le gouvernement sur les rapports des préfets, de trois à quatre mille militants ouvriers qui, en cas de mobilisation, devaient être immédiatement arrêtés). Pourquoi? Le texte du télégramme de Malvy qui ne prête pas à équivoque donne la réponse. Il commençait par cette phrase: «Ayant toutes raisons de croire qu’il peut être fait confiance à tous les inscrits sur “carnets B” pour raisons politiques…»[68] Seuls les termes différaient entre la tranquillité de Malvy et celle qu’exprima Bethmann Hollweg le 30 juillet à la réunion du ministère d’Etat de Prusse: «Il n’y avait plus trop à craindre» du S.P.D. au cas où la guerre éclaterait[69].

Ainsi, en dépit des menaces des socialistes de répondre à une grande guerre européenne par une révolution, les gouvernements avaient tout lieu de croire que les socialistes feraient leur devoir, mais de patriotes cette fois. «En juillet 1914, le gouvernement n’était pas trop affligé par le souci d’une révolution sociale, de soulèvements, de refus du service armé, de grèves de masse»[70], conclut l’historien allemand Egmont Zechlin. En juillet 1914, certes. Mais cette confiance s’étendait-elle au-delà du futur immédiat si la guerre devait ne pas éclater? Ici, on passe du terrain des certitudes à celui des hypothèses.

Cette hypothèse déjà présente à l’esprit des contemporains et suggérée par quelques historiens peut être formulée ainsi: l’une des fonctions qu’assuma la Première Guerre mondiale fut le recours à la force pour étouffer dans l’œuf une révolution menaçante. La guerre prend sa signification non seulement par rapport aux rivalités des grandes puissances, mais par rapport à la révolution [71].

Soupçon ou insinuation, cette idée apparaît dès avant 1914 chez de nombreux socialistes tentés de voir dans une guerre à venir «le suprême effort du capitalisme d’un pays donné pour éviter la révolution en faisant appel à l’union nationale contre l’ennemi extérieur»[72]. Il ne s’agit pas ici des exagérations caricaturales d’un Gustave Hervé: «La guerre internationale, une soupape de sûreté pour le maintien d’une société de classes» qui accusait en 1907 les classes dirigeantes «de vouloir prendre les devants de la révolution sociale par une saignée abondante»[73]. Référons-nous plutôt à certaines analyses qui, à la différence de l’opinion prédominante dans le milieu socialiste de l’époque, n’excluent pas la probabilité d’une guerre. Ainsi Charles Rappoport insérait-il au début de 1913 dans son livre La Révolution sociale un chapitre final intitulé «La guerre et la révolution». Pour lui, les classes dominantes étaient tiraillées entre deux tendances contradictoires: «La peur de la révolution est à la fois un excitant pour les partis de la guerre et un obstacle à leur criminel dessein.» La guerre peut se révéler génératrice de révolutions. Mais elle peut être aussi la grande entreprise contre-révolutionnaire, «le plus grand ennemi du prolétariat». Rappoport développe son idée en ces termes: «Nous avons beau accumuler des milliers d’adhérents, nos trésors de guerre ont beau se remplir, la guerre lance les prolétaires les uns contre les autres. Les libertés publiques sont supprimées, nos trésors de guerre dissipés. Aussi quel admirable moyen pour les classes dominantes de se débarrasser de leurs adversaires, de les décimer mieux et plus efficacement qu’avec des prisons, des potences, qui font trop de bruit pour peu de besogne. Avec la croissance de la classe ouvrière, en face de la marée socialiste qui monte, qui monte, les classes dominantes seront tentées de jouer le tout pour le tout.»[74]

Sans doute cette hypothèse est-elle simplificatrice dans les termes où Rappoport la pose. Pour aborder cette question dans toute sa complexité, il faudrait diagnostiquer l’état de santé de l’Europe au début du XXe siècle. Etait-elle atteinte de maladie dont le symptôme aurait été l’alternative révolution ou émigration, selon la formule de Marc Ferro? Dans l’affirmative, quels étaient les secteurs sociaux et géographiques plus particulièrement touchés? Car si l’on considère que «la révolution est à la fois une réalité qui se prépare dans le cours spontané des choses et une idée qui s’élabore dans l’esprit des individus les plus conscients»[76], il ne suffit pas de diagnostiquer la maladie, mais il importe aussi d’examiner ceux qui en sont porteurs et ses zones de propagation.

Il faudrait, pour commencer, ausculter les secteurs sociaux. Tout d’abord le milieu étudié et infiniment complexe du mouvement ouvrier. Certes, les partis social-démocrates qui évoquent constamment cette maladie de la société capitaliste se contentent de dresser un constat sans prescrire le remède radical. Au contraire, en tant que corps constitués, ils se trouvent dans le camp de l’ordre. A la veille de la guerre, l’énergie des directions est polarisée par la lutte contre l’aile radicale minoritaire mais de plus en plus combative. Cet aspect ne saurait être négligé dans la recherche d’une réponse satisfaisante à la question: pourquoi la majorité des dirigeants de l’Internationale adhérèrent-ils à l’«Union sacrée» ou acceptèrent-ils le Burgerfriede? Ne faudrait-il pas, dans le cas du S.P.D., ajouter à la séduction patriotique, à la fidélité à l’Etat national, à la mentalité d’opposition «loyale», la phobie de la gauche à l’intérieur même du parti? Ebert, le second président du parti, donne le ton. Le 27 juillet 1914, il écrivait au comité directeur qu’au cas où une catastrophe surviendrait «il y aurait aussi des difficultés à l’intérieur de notre parti. La guerre et la puissante renaissance du mouvement ouvrier en Russie inspireront au groupe de Rosa de nouveaux plans…»[77] Cette obsession des Rosaleute est constante chez Kautsky dans les années 1913-1914. Le radicalisme et l’agressivité de cette minorité agissante battue au congrès d’Iéna qui n’a pas démissionné n’en constituent pas à eux seuls l’explication. Ne faudrait-il pas la mettre en rapport avec les courants plus profonds qui travaillaient le mouvement ouvrier réel, avec cette fermentation, cette radicalisation provoquées par la cherté de la vie. Mouvements de revendications sociales offensifs, européens. Mouvements souvent spontanés qui dépassent les consignes des directions des partis et les débordent.

En septembre 1917, Otto Bauer caractérisa ainsi la situation des années 1911-1913: «Le renchérissement du coût de la vie et le développement des associations patronales avaient considérablement renforcé les antagonismes de classes. La croissance de la social-démocratie allemande, la vague de grèves monstres en Angleterre, le réveil du prolétariat russe annonçaient des luttes des classes gigantesques. Partout, les illusions réformistes semblaient dépassées: le ministérialisme semblait supprimé en France; en Italie, la classe ouvrière avait expulsé les réformistes du parti; en Autriche, la majorité du congrès de Vienne en 1913 s’était dressée avec ce qui semblait être une grande fermeté contre les illusions réformistes dont la victoire électorale avait permis la prolifération. Partout, la classe ouvrière semblait décidée à suivre la voie que lui avait tracée le marxisme; le puissant développement des cartels et des trusts, le processus rapide de subordination de l’économie mondiale au capital financier, la recrudescence des antagonismes entre les puissances mondiales impérialistes montraient que l’ère des affrontements décisifs entre le capital et le travail approchait.»[78] Cette flambée retomba à la veille de la guerre. En revanche, un profond malaise dont parle Kautsky dans une lettre d’octobre 1913 à Adler: «Si la misère augmente encore au cours de l’hiver, je ne tiens pas pour exclues les manifestations de désespoir des grèves sauvages et des révoltes de rues; cela pourrait mener à une crise politique, à des mesures plus dures prises contre nous, mais également à une crise du parti.»[79] Pour Kautsky, le phénomène est dû à une stagnation du mouvement ouvrier européen. La gauche allemande y voit au contraire une radicalisation et reproche son immobilisme à la direction du parti.

Ce malaise avec ses ambiguïtés est fortement ressenti dans d’autres secteurs sociaux. D’abord celui de la jeunesse, en révolte larvée contre la société des adultes avec ses exigences d’«une poétisation de l’existence», selon les termes d’Ernst Fischer[80]. La révolte gronde aussi bien dans la jeunesse bourgeoise que dans la jeunesse ouvrière. La première sera déviée vers des mouvements les plus variés, la seconde débouchera sur une organisation combative, l’organisation internationale de la jeunesse socialiste qui se situe à l’extrême gauche du mouvement et refuse de se soumettre à l’autorité de ses aînés. Bien que sur des positions différentes, l’une et l’autre «sont insatisfaites de l’époque et haïssent le monde de leurs parents: révolution ou guerre, ils veulent sortir de cette porcherie bien ordonnée»[81]. Comme Ernst Fischer, Marc Ferro voit dans la Première Guerre mondiale le grand libérateur d’énergies: «En partant pour la guerre, les soldats de 1914 avaient trouvé un idéal de rechange qui en quelque sorte se substituait aux aspirations révolutionnaires.»[82] On peut noter que ces analyses sont déjà fréquentes chez les contemporains. Ainsi Brupbacher écrit-il à Monatte le 19 octobre 1914: «Même notre bon James Guillaume voit dans la guerre une suite et un développement de la grande révolution.»[83] Mais il faut se garder des généralisations hâtives. Ainsi la guerre ne constitue-t-elle pas une alternative compensatrice pour la jeunesse socialiste; au contraire, elle devait accentuer le processus de sa radicalisation et renforcer l’option internationaliste. La guerre semblait faire bifurquer et divorcer ces deux tendances, l’une patriotique, l’autre révolutionnaire, dans le mouvement de la jeunesse. Clivage temporaire qui devait, quatre ans plus tard, s’estomper devant un rapprochement et un brassage à la faveur de la vague révolutionnaire de 1918-1919.

Révolte de la jeunesse contre l’hypocrisie, contre une société d’adultes sclérosés, mais aussi, de la part d’une frange d’intellectuels, révolte «contre la banalité du monde bourgeois»[84] qui aggrave le malaise. Nous ne connaissons que l’expression littéraire du mouvement d’avant-garde intellectuel: expressionnisme, futurisme, où se mêlent la violence de Georg Heym, celle de Vladimir Maïakoski ou celle de Marinetti. Toute l’histoire intellectuelle de l’Europe vue sous cet angle reste encore une direction de recherches à peine entamées.

Mais il ne suffit pas de constater ces symptômes dans divers milieux sociaux. Concrétiser et approfondir l’analyse revient aussi à localiser le malaise dans l’espace, dans des structures sociales et politiques nationales, dans des contradictions spécifiques. Quels étaient les points chauds, les points de fermentation? La carte qui émerge à la lumière des recherches historiques à l’heure actuelle révèle comme zones explosives, au seuil d’une révolution ou en proie à une profonde crise de révolte, les régions qui s’étendent du Rhin aux confins de l’Europe, où la tension monte au fur et à mesure que l’on s’avance vers l’est ou vers le sud-est. L’exemple communément cité est celui de la vague révolutionnaire montante en Russie qui culmine dans les grandes grèves ouvrières dans la capitale juste à la veille de la guerre; ou celui de la «semaine rouge» du 7 au 14 juillet 1914 en Italie, qui vécut sa plus forte poussée de fièvre révolutionnaire depuis 1870, selon le témoignage d’Angelica Balabanoff[85]. La fonction de la guerre, pour Rosa Luxemburg, a été de retarder «ce que l’on sentait déjà sourdre depuis quelques années: la résurgence de la révolution russe. Le prolétariat russe qui dès 1911 était parvenu à lever le faix de plomb de la période contre-révolutionnaire… n’a permis à la guerre de le désorganiser, à la dictature du sabre de le bâillonner, au nationalisme de le fourvoyer que pendant deux ans et demi.»[86] La guerre a-t-elle brisé les processus de fermentation révolutionnaire pour les rendre plus violents en 1917 ou bien en a-t-elle infléchi leur cours, le déviant en Autriche-Hongrie vers une solution nationalitaire, le déformant en Italie en une révolution fasciste, l’avortant en Allemagne en une sanglante défaite? Autant de questions qu’ont déjà posées les historiens et qui demanderaient une étude du rythme des crises révolutionnaires. Dans cette optique, les révolutions de 1917-1918 n’apparaissent pas comme un accident qu’on insère artificiellement dans l’histoire de la guerre ou comme une catastrophe violente qui brise le long terme, mais comme un processus que la guerre a retardé ou dévié au lieu de le catalyser. Comme le fit remarquer Arthur Rosenberg: «Le soi-disant effondrement de la IIe Internationale n’a pas pour origine le fait que la classe ouvrière socialiste ne réussit pas alors à empêcher la guerre. Car même si les social-démocrates des huit grandes puissances avaient eu alors à leur tête des révolutionnaires héroïques, la guerre n’aurait pas pu être évitée… Cependant, l’Internationale se vit contrainte, en août 1914, de dissiper le brouillard révolutionnaire dont elle s’était jusqu’alors entourée; cette opération put prendre l’aspect d’une débâcle.»[87] L’effondrement de l’Internationale revêt alors une autre dimension, une autre signification que celles d’une impuissance, d’un revirement ou d’une trahison. La guerre concrétise une démission de longue date, enferme l’Internationale dans ses propres contradictions et l’accule à l’impasse.

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* Texte paru dans Les Temps Modernes, 1969. Repris dans L’historien et le mouvement social, pp. 199-235, Maspero, 1980. Georges Haupt est né le 18 janvier 1928 à Satu Mare (Roumanie). Il a été déporté à Auschwitz en 1944. Directeur de la section d’histoire moderne et contemporaine de l’Académie des sciences de Roumanie de 1953 à 1958. Il quitte la Roumanie pour la France en 1958. Membre du comité de rédaction du Mouvement social depuis 1962 et des Cahiers du monde russe et soviétique depuis 1963. Membre du conseil d’administration de la Société d’études jaurasiennes depuis 1967. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales depuis 1969. Il est mort à Rome le 14 mars 1978.

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Notes

[1] A. Kriegel, Aux origines du communisme français, 1914-1920, Mouton, Paris-La Haye, vol. I., p. 61-62.

[2] Archives du B.S.I.

[3] Le but de la mission d’Herman Müller, secrétaire du S.P.D., le 31 juillet à Bruxelles et le 1er août 1914 à Paris reste encore une affaire assez trouble. En fait, il s’agit d’un épisode mis au premier plan pendant la guerre pour détourner l’attention de la froide analyse du réel et se décharger de toute responsabilité. Les historiens ne disposent que de témoignages très contradictoires et tendancieux, tels que celui de Müller lui-même, de Ledebour et de Südeküm du côté allemand, de Renaudel, de Zévaès du côté français, ainsi que ceux de Camille Huysmans et de De Man. Un bon exposé en est donné par Merle Gainsod, International socialism and the World War, Harvard University Press, Cambridge, 1935, p. 25 et passim. Voir aussi A. Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la Première guerre mondiale, p. 312 et s. et J. Joll, The Second International, p. 171 et s.

[4] Das Kriegstagebuch des Reichtstagsabgeordneten Eduard David, 1914-1918, présenté par Suzanne Miller, Droste Verlag, Düsseldorf, 1966, p. 4.

[5] Annie Kriegel, «Août 1914. Nationalisme et internationalisme ouvriers», Preuves, n° 193, mars 1967, p. 28.

[6] Ce type d’explication préside par exemple aux travaux de l’historiographie soviétique tels que l’importante et récente histoire collective de la IIe Internationale élaborée sous la direction du Pr Zoubok, Istorija vtorogo Internacionala, Nauka, Moscou, 1965-1968, 2 vol.

[7] Le plus brillant défenseur de cette thèse est certainement Annie Kriegel. Dans ses études successives, elle met en œuvre des réflexions et des documents neufs, elle reprend et approfondit cette idée, mais elle accumule aussi des contradictions dans l’argumentation.

[8] Cf. les remarques de Madeleine Rebérioux, «L’Historien devant notre temps. La Deuxième Internationale à la veille de 1914. Progrès et perspectives de recherches», Démocratie nouvelle, n°2, 1966, p. 34-38; voir aussi Annales, n°3, mais-juin 1967, p. 697-701.

[9] Pour une analyse de cette conception de l’impérialisme, cf. Georges Haupt, Le Congrès manqué: l’Internationale à la veille de la Première Guerre mondiale, Maspero, Paris, 1965, chap. 7.

[10] Karl Kautsky, Vergangenheit und Zukunft der Internationale, Vienne, 1918, p. 12.

[11] Friedrich Adler, ie Erneuerung der Internationale. Aufsätze aus der Kriegszeit, Vienne, 1918, p. 12. Les constatations de Pannekoek corroborent celles d’Adler: «La question de savoir comment résister à la guerre ne fut même pas posée, parce qu’on n’avait jamais répondu par un oui clair à la question de savoir s’il fallait résister à la guerre» (S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, E.D.I., Paris, p. 117).

[12] Le texte de ce discours a été reconstitué par J. Stengers, «Le dernier discours de Jaurès» in Jaurès et la Nation, actes du colloque organisé par la Faculté des Lettres de Toulouse et la Société d’études jaurassiennes, publication de la faculté des lettres de Toulouse, 1965, p. 85-106.

[13] Max Adler, Démocratie et conseils ouvriers, présenté par Yvon Bourdet, Maspero, Paris, 1967, p. 80.

[14] G. Sorel, Réflexions sur la violence, Rivière, Paris, 1937, p. 55.

[15] Harry Quelch, «The Folly of War and the Possibilities of Peace», The Social-Democrat, 15 août 1911, p. 338. L’éventualité d’une révolution provoquée par la guerre est discutée par Kautsky dans son ouvrage Le chemin du pouvoir. Après avoir énuméré les trois variantes possibles, il conclut: «La révolution considérée comme résultat de la guerre n’est qu’une éventualité parmi d’autres», alors que la révolution issue de la lutte des classes est une «nécessité absolue». Cf. K. Kautsky, Le chemin du pouvoir, Anthropos, Paris, 1969, p. 25-27.

[16] Heinrich Weber, «Der Sozialismus under Krieg», Der Kampf, Jhg 6, n°3 ; cité d’après Norbert Leser, Zwischen Reformismus und Bolschewismus. Der Austromarxismus als Theorie und Praxis, Europa Verlag, Vienne, 1968, p. 267.

[17] J. Jaurès, Œuvres, vol. II, p. 247.

[18] Cf. Ursula Ratz, «Karl Kautsky und die Abrüstungskontroverse in der deutschen Sozialdemokratie, 1911-1922», International Review of Social History, vol. XI, 1966, Part 2, p. 219 et s.

[19] V. I. Lénine, Œuvres, Paris, Ed. sociales, 1963, vol. 33, p. 460.

[20] Lettre de Vaillant à Huysmans du 26 juillet 1914, Archives du B.S.I.

[21] Friedrich Ebert, Schriften, Aufzeichnungen, Reden. Mit unveroffentlichten Errinerungen aus dem Nachlass, Dresde, 1926, Bd I, p. 309.

[22] Cf. G. Haupt, Le Congrès manqué, op. cit., chap. 7.

[23] L’expression est de E. Labrousse.

[24] Des historiens qui furent aussi témoins des événements contestent cette unanimité. Ainsi André Latreille évoque-t-il «l’émotion d’une foule ouvrière atterrée, la tristesse des paysans habitués à subir la fatalité, les uns et les autres placés en face d’une guerre dont ils étaient sûrs que la France n’avait pas voulu, dont ils essayaient de se persuader qu’elle ne pourrait être longue mais dont les vieux appréhendaient que se tournât “comme en septante”» (A. Latreille, «1914: réflexions sur un anniversaire», Le Monde du 31 décembre 1964, p. 7). Partant de l’exemple de l’Allemagne, Wilhelm Reich fait observer: «Celui qui a vécu la mobilisation de 1914 sait que dans les masses prolétariennes se sont fait jour les états d’esprit les plus divers. Depuis un refus conscient chez une minorité en passant par une soumission étonnante au destin ou une apathie dans de très larges couches jusqu’au pur enthousiasme guerrier non seulement dans les couches moyennes mais profondément dans les cercles prolétariens. L’apathie des uns comme l’enthousiasme des autres ont été sans conteste des fondements de la guerre au niveau de la structure de masse» (W. Reich, Matérialisme dialectique, matérialisme historique et psychanalyse, La Pensée nouvelle, Paris, 1970, p. 49). 

[25] Pour une présentation critique, cf. le rapport cité de Henri Haag, «La Social-démocratie allemande et la Première Guerre mondiale», dans Comité international des sciences historiques, Stockholm, 21-28 août 1960, Rapports: V. Histoire contemporaine, Uppsala, 1960, p. 61-90.

[26] W. Abendroth, Histoire du mouvement ouvrier européen, Maspero, Paris, 1967.

[27] Compte rendu du congrès extraordinaire de la S.F.I.O. des 14-16 juillet, L’Humanité du 17 juillet 1914.

[28] Friedrich Engels, Briefe an Bebel, Dietz Verlag, Berlin, 1958, p. 71.

[29] Ibid., p. 140.

[30] Karl Kautsky, «Krieg und Frieden», Die Neue Zeit, XXIX, Bd 2, p. 104.

[31] Cité dans G. Haupt, Le Congrès manqué, op. cit., p. 215-216.

[32] Lénine, Œuvres, vol. 33, p. 461. Quelques semaines après le déclenchement de la guerre, Trotsky constata: «Aussitôt la mobilisation annoncée, la social-démocratie se trouve confrontée avec la force au pouvoir concentrée qui se base sur un puissant appareil militaire prêt à renverser, avec l’aide de tous les partis et institutions bourgeois, tous les obstacles se trouvant sur son chemin… Dans de telles conditions, il ne peut être question d’actions révolutionnaire de la part du parti…» (L. Trotsky, Der Krieg und die Internationale, Zurich, 1914, p. 41-42). 

[33] Dans une lettre à Monatte du 14 octobre 1914, F. Brupbacher suggérait déjà la nécessité d’études psychologiques pour comprendre le grand tournant intervenu dans la conscience de classe: «Du point de vue pédagogique, il serait intéressant d’analyser psychologiquement dans quelle mesure ce désaccord entre les idées qu’on avait avant la guerre et celui qu’on a maintenant existant déjà subconsciemment avant la guerre» («Archives Monatte», Syndicalisme révolutionnaire et communisme, Maspero, Paris, 1968, p. 34).

[34] Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, A. Colin, Paris, 1959, p. 208. A noter que, dans son ouvrage intitulé Psychologie de masse du fascisme, Wilhelm Reich a attiré l’attention sur la nécessité d’intégrer également dans l’explication de la Première Guerre mondiale la «base psychologique des masses» et a posé la question de savoir «pourquoi le terrain psychologique de masse était capable d’absorber l’idéologie impérialiste, de transporter dans les actes les mots d’ordre impérialistes». Trouvant insatisfaisant l’argument classique de la trahison, de même qu’il rejetait ceux de la «psychose de guerre» ou d’«aveuglement des masses», il a formulé le problème en ces termes: «Pourquoi des millions de travailleurs socialistes et anti-impérialistes se sont-ils laissé trahir?» Il a introduit pour répondre le concept de l’«action irrationnelle, inadéquate»; en d’autres termes, il a suggéré l’étude de la «dissociation entre économie et idéologie» (W. Reich, Psychologie de masse du fascisme, Payot, 1974, p. 49-50).

[35] Friedrich Adler, op. cit., p. 12.

[36] Lénine, Œuvres, vol. 33, p. 461-462.

[37] Cité d’après Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 1916, t. 6, p. 316.

[38] Friedrich Adler, op. cit., p. 13.

[39] Par exemple, M. M. Drachkovitch, Les Socialismes français et allemand et le problème de la guerre, 1870-1914, Droz, Genève, 1953, 386 p.; ainsi que Janos Jemnitz A haboru veszelye es a II. Internacionale (1911-1914), Akademia Kiado, Budapest, 1966, 393 p.

[40] Cf. par exemple William Maehl, «The Triumph of Nationalism in the German Socialist Party at the Eve of the First World War», Journal of Modern History, XXIV, 1952, p. 15-41; Dieter Groh, «The “unpatriotic” Socialists and the State», Journal of Contemporary History, I, 1966, n°4, p. 151-170.

[41] Le Mouvement social, n°48, 1964, p. 3-30.

[42] Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, op. cit., vol. I, p. 242.

[43] Victor Adler, Briefwechsel mit August Bebel und Karl Kautsky, Vienne, 1954, p. 596.

[44] De nombreux renseignements figurent dans l’ouvrage de Jürgen Kuczynski, Der Ausbruch des ersten Weltkrieges und die deutsche Sozialdemokratie. Chronik und Analyse, Akademie Verlag, Berlin, 1957.

[45] Archives Monatte, op. cit., p. 21.

[46] Ibid.

[47] Cf. Kuczynski, op. cit., et Jemnitz, op. cit.; de même que J.P. Nettel, Rosa Luxemburg, Oxford University Press, 1966, vol. 2, p. 601-607.

[48] G. Badia, «L’Attitude de la gauche social-démocrate allemande dans les premiers mois de la guerre, août 1914-avril 1915», Le Mouvement social, n°49, octobre-décembre 1964, p. 102.

[49] Annie Kriegel, art. cité, Preuves, p. 26.

[50] Archives Monatte, op. cit., p. 31-32.

[51] Cf. Wolfgang J. Mommsen, «Die Regierung Bethmann Hollweg und die offentliche Meinung 1914-1917»Viertzeljahreshefte für Zeitgeschichte, n°2, 1969, p. 119-121.

[52] Citons un seul exemple: les comptes rendus des réunions de la direction du S.P.D., ou ceux des réunions communes avec la direction générale des symdicats, le groupe parlementaire, etc., se trouvent dans les archives du Polizeipraesidium de Berlin, Abteilung VII-4.

[53] Fritz Sternberg, Capitalism and Socialism on Trial, Victor Gollancz Ltd, Londres, 1951, p. 142-143 (trad. fr.: Le Conflit du siècle, p. 171-174).

[54] Archives Monatte, op. cit., p. 21.

[55] Die deutschen Dokumenten zum Kriegsausbruch 1914, publié dans Auftrag des Auswartigen Amtes, Berlin, t. II, p. 48 (doc. n°332).

[56] Cf. Clemens von Delbrück, Die wirtschaftliche Mobilmachung in Deutschland, d’après le legs, édité, introduit et complété par Joachim von Delbrück, Munich, 1924, p. 100-105.

[57] Cf. Ernest Haase, Hugo Haase, sein Leben und Wirken, Berlin, 1929, p. 25.

[58] Eberhard Pikart, «Der deutsche Reichstag und der Ausbruch des ersten Weltkrieges», Der Staat. Zeitschrift für Staatslehre, öffentliches Recht und Verfassungsgeschichte, n°1, 1966, p. 59.

[59] Cf. Egmond Zechlin, «Bethmann Hollweg, Kriegsrisiko und S.P.D. 1914», Der Monat, n°208, janvier 1966, p. 27.

[60] Cf. les documents publiés par Dieter Fricke et Hans Radandt dans Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, n°4, 1959, p. 757 et s.

[61] Cf. Protokoll der Reichskonferenz der Sozialdemokratie Deutschlands vom 21, 22, 23 september 1916, Berlin, 1916, p. 60.

[62] Egmond Zechlin, art. cité, p. 24.

[63] Hendryk De Man, Zur Psychologie des Sozialismus, Eugen Diederichs, Iéna, 1927, p. 223. Cf. aussi Wolfgang Abendroth, Histoire du mouvement ouvrier européen, op. cit., p. 63.

[64] Cf. Sitzungsprotokoll über eine gemeinsame Sitzung des Parteivorstands und der Generalkommission der Gewerkschaften am 11. Dezember 1913; angefretigt von Diener, 15 Dez. 1913. St. A. Potsdam. Pr. Br. Rep 30, Berlin, C. Polizeiprasidium, Tit 95, Sekt 7, Lit J, Nr 2, Bd. 3.

[65] Cf, par exemple, l’étude d’Annie Kriegel, «Jaurès, le parti socialiste et la C.G.T. à la fin de juillet 1914, d’après les rapports de police conservés aux Archives nationales», Bulletin de la Société d’études jauressiennes, n°7, 1962, p. 1-11.

[66] Les nombreux télégrammes qui affluèrent au B.S.I. témoignent de cette réaction. Le témoignage de Trotsky donne la mesure du choc que produisit la nouvelle: «J’appris qu’il avait été assassiné alors que j’étais encore à Vienne que je devais quitter en hâte; la nouvelle eut sur moi un effet aussi puissant que les premiers éclats d’alors de l’orage mondial» (L. Trotsky, Vojna i Revoljucija, t. II, Moscou-Petrograd, p. 207). 

[67] Lettre de Genève du 30 juin 1915, Archives Rappoport, Am IISG.

[68] Cf. Annie Kriegel, «Patrie ou révolution: le mouvement ouvrier français devant la guerre (juillet-août 1914)», Revue d’histoire économique et sociale, n°3, 1965, p. 379.

[69] Die deutschen Dokumenten zum Kriegsausbruch, 1914, Bd 2, p. 178.

[70] Egmont Zechlin, art. cité, p. 26.

[71] Cette thèse a été présentée pour la première fois, sur un mode certes nuancé et prudent, par Elie Halévy dans ses Rhodes Memorial Lectures (1929). Ces conférences ont été publiées en 1930 sous le titre The World Crises 1914-1918: An Interpretation, Clarendon Press; puis en français, L’Ere des tyrannies: études sur le socialisme et la guerre, Gallimard, Paris, 1938. Trente ans plus tard, dans sa postface à la réédition des études d’Halévy, Fritz Stern constatait: «Il est probable que cette crainte consciente ou plutôt inconsciente de la révolution ait joué un rôle considérable dans la ligne imprimée à la politique extérieure avant-guerre partout en Europe, et il semble incroyable que des questions de cet ordre aient rarement été ne serait-ce que posées par les historiens depuis Halévy» (Elie Halévy, The Era of Tyrannies, New York, 1965, p. 321-322). Cette observation n’est plus valable, car Arno J. Mayer, dans son ouvrage fondamental Wilson Versus Lenin: Political Origins of the New Diplomacy, 1917-1918, a placé cette considération au cœur même de son interprétation sur les origines de la Première Guerre mondiale. Dans un article plus récent, où il expose clairement le cadre conceptuel de cette question, Mayer constate: «Dans leur souci de reprendre un contrôle interne plus étendu, les gouvernements engagés cherchaient à agiter le spectre des dangers extérieurs en supputant que les tensions internationales à la limite de la guerre pourraient aider à développer la cohésion l’intérieur» (Arno J. Mayer, «International Causes and Purposes of War in Europe, 1870-1956: A Research Assignment», Journal of Modern History, vol. 41, n°3, septembre 1969, p. 291-303).

[72] Léo Valiant, Histoire du socialisme au XXe siècle, Nagel, Paris, 1948, p. 41-42.

[73] F. Stackelberg, Mystification patriotique et solidarité prolétarienne, éd. de la Guerre sociale, Paris, 1907.

[74] Charles Rappoport, La Révolution sociale, Quillet, Paris, 1912, p. 490-491.

[75] Cf. Marc Ferro, La Grande Guerre, 1914-1918, Gallimard, Paris, 1969, p. 384.

[76] Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Nagel, Paris, 1963, p. 314.

[77] F. Ebert, op. cit., p. 309.

[78] Préface de Heinrich Weber (pseud. d’Otto Bauer) à Gustav Eckstein, Der Marxismus in der Praxis, Vienne, 1918, p. 3-4.

[79] Victor Adler, Briefwechsel…, op. cit., p. 582-585.

[80] Ernst Fischer, Probleme der jungen Generation, Europa Verlag, Vienne (éd. fr.: Problèmes de la jeune génération, La Cité, Lausanne, 1969, p. 41). Voir aussi Walter Z. Laqueur, Young Germany: A History of the German Youth Movement, Basic Books, New York, 1962.

[81] E. Fischer, op. cit., p. 43.

[82] Marc Ferro, op. cit., p. 21.

[83] Archives Monatte, op. cit., p. 34.

[84] Voir à ce sujet l’étude de Madeleine Rebérioux, «Critique littéraire et socialisme au tournant du siècle», Le mouvement social, n°59, 1967, p. 3-28. Sur l’expressionnisme en tant que protestation sociale contre le système capitaliste, cf. Walter H. Sokel, The Writer in Extremis: Expressionism in Twentieth Century German Literature, Standford University Press, 1959. Sur cette génération des intellectuels de la guerre qui «doutaient de la sagesse de leurs aînés, se mettaient avidement en quête de confiance et d’un idéal, et dont la rébellion culturelle se transforma en croisade politique au cours de la Première Guerre mondiale», voir les réflexions de H. Stuart Hughes, Consciousness and Society: The Reorientation of European Social Thought, 1890-1930, Knopf, New York, 1958, p. 338.

[85] Angelica Balabanoff, My Life as a Rebel, p. 128-129.

[86] Rosa Luxemburg, Ecrits politiques, 1917-1919, Maspero, Paris, p. 20. Voir aussi J. Jemnitz, op. cit., p. 332.

[87] Arthur Rosenberg, Histoire du bolchevisme, Grasset, Paris, 1968, p. 123-124. 

 

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