Du week-end de votations fédérales du 3 mars dernier les médias ont notamment retenu la victoire de l’initiative Minder qui soumet les «rémunérations abusives» des dirigeants de sociétés par actions à un certain contrôle de l’assemblée des actionnaires. L’acceptation, par les votant·e·s, le même jour, d’une révision partielle de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) était pourtant d’une importance – et peut-être aussi d’une ambiguïté – au moins équivalente. Avant d’apprécier la portée politique de ce vote sur la LAT, essayons de comprendre les soubassements et les enjeux.
Une géographie bien particulière
L’organisation territoriale suisse se signale par un réseau à maillage étroit de villes moyennes et petites, de villages et de hameaux qui s’insère dans un territoire aux caractéristiques géologiques, naturelles et culturelles marquantes dont le cocktail se modifie puissamment à des distances inhabituellement courtes. Le paysage qui en résulte est à la fois attachant et sensible à l’altération par le développement urbain. Ce dernier était puissant et continu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à quelques phases de stagnation près, diffus et omniprésent dans toutes les parties du pays qui sont accessibles à l’être humain. Pas étonnant, dès lors, que la confrontation entre la campagne et la ville, la nature et les constructions soit mal vécue par la population. Le malaise est cependant récent.
Quelques repères historiques
Dans les premières années après la Seconde Guerre mondiale l’attention était accaparée par la pénurie de logements à loyers abordables et par l’augmentation incontrôlée des prix du sol qui s’est développée suite à l’abandon des mécanismes de contrôle public qui avaient été instaurés du temps de l’économie de guerre.
La première des deux préoccupations engendrait la mise en place de l’amorce d’une politique publique du logement au cours des années 1950 et 1960, y compris au niveau fédéral. Elle culmina lors de la votation fédérale sur l’initiative populaire pour «le droit au logement et le développement de la protection de la famille» que le Mouvement populaire des familles (MPF) avait lancée vers la fin des années 1960 (déposée le 11 octobre 1967). Son rejet le 27 septembre 1970 par 51,1% des suffrages exprimés (taux de participation: 43,81%) et une majorité de cantons a été exploité par la droite politique et les milieux immobiliers. Cela pour entraîner le pays dans un mouvement de libéralisation de la production de logements à louer à tous les échelons institutionnels. A l’époque personne ne parlait de logements en copropriété. Ce mouvement s’est poursuivi sans crier gare jusqu’à aujourd’hui. Autrement dit, jusqu’à ce que dans les faits toute trace d’une politique publique du logement digne de ce nom ait disparu en Suisse, à l’exception du canton de Genève. Conjointement à cette évolution, les associations de protection des locataires ont replié leur champ d’activité sur le droit du bail en visant non sans un certain succès une meilleure protection des locataires.
L’augmentation incessante des prix du sol à laquelle on avait assisté dans les années 1950-1960 a amené le Parti socialiste suisse (PSS) et l’Union syndicale suisses (USS) à lancer une initiative fédérale entrée dans l’histoire sous la dénomination allemande «Bodenrechtsinitiative» qui proposait de soumettre les prix du sol à un certain contrôle public. Elle fut refusée en 1967 en votation populaire. Toutefois, elle avait amené le Conseil fédéral à proposer dès 1965 un contre-projet indirect – en effet, l’Assemblée fédérale peut opposer comme contre-projet «un projet d’acte en rapport étroit à une initiative populaire sans toutefois le présenter à la votation simultanément» – consistant à introduire dans la Constitution fédérale deux nouvelles dispositions concomitantes:
– un art. 69 ter qui énonce qu’en Suisse la propriété privée du sol est garantie;
– un art. 69 quater[1] instaure une obligation fédérale[2] d’aménager le territoire.
Une innovation qui fut acceptée par les votants en 1969 et dont l’ambiguïté marque depuis lors la politique publique en vigueur dans ce domaine d’activité. En Suisse, le champ et le pouvoir d’intervention de l’aménagement du territoire sont contenus par l’obligation de respecter le droit aux profits des propriétaires fonciers.
Voilà une première explication de son impact limité. La deuxième résulte de ce qui s’est passé au moment où les autorités fédérales ont tenté de traduire le nouvel article constitutionnel 69 quater dans une loi.
Le premier projet de loi fédérale sur l’aménagement du territoire attribuait à la Confédération quelques compétences opérationnelles en matière de gestion du territoire à bâtir. Son adoption par les Chambres fédérales suscita une puissante réaction de rejet de la part des milieux fédéralistes et du lobby de la propriété foncière qui sont en Suisse très étroitement imbriqués pour des raisons historiques et de façon particulièrement forte en Suisse française. Le référendum fut lancé à partir du canton de Vaud sous le slogan: «Ne vous laissez pas berner[3]», et le peuple des votant·e·s a rejeté cette première loi en 1976.
La deuxième version de la loi, élaborée suite à ce verdict, se plie totalement aux exigences du lobby fédéraliste. Le législateur fédéral avait une seule préoccupation en ce qui concerne le territoire à bâtir: éviter que la Confédération puisse être accusée de s’être attribué une quelconque compétence qui pourrait être ressentie par les cantons et les communes comme une ingérence dans leur champ de compétence[4]. Le résultat est une loi-cadre qui se limite à énoncer les grands objectifs de l’aménagement du territoire et à définir les caractéristiques générales de la «boîte à outils» à mettre en place par les cantons. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 1980 sans susciter la moindre contestation et n’a connu que des modifications mineures jusqu’au 3 mars 2013.
Une seule innovation significative a découlé de cet acte législatif: l’obligation faite aux communes et aux cantons d’introduire au moyen de «plans d’affectations» une distinction claire entre territoires soumis au marché foncier agricole et territoires soumis au marché des terrains à bâtir. C’était le minimum, si l’on tient compte du fait que les prix au mètre carré varient dans la première catégorie entre 0,50 et 5 à 10 francs et dans la deuxième entre quelques dizaines et plusieurs milliers de francs.
En ce qui concerne la zone agricole le lobby fédéraliste a laissé faire. La politique de soutien au secteur économique de l’agriculture est fédérale. Dès lors, personne n’a contesté que la Confédération dispose de compétences opérationnelles en ce qui concerne l’aménagement du territoire agricole. En ce qui concerne l’aménagement du territoire à bâtir par contre, seuls les cantons ont des compétences opérationnelles. Par conséquent, le pouvoir public s’exerce en Suisse dans ce domaine selon 26 règles du jeu différentes. Un point leur est néanmoins commun: elles respectent toutes l’ambiguïté des articles constitutionnels fondateurs de l’aménagement du territoire suisse énoncée plus haut. En zone à bâtir cette politique publique n’a pas pour tâche d’organiser le territoire en fonction de l’intérêt général, mais de concilier les exigences d’intérêt général qui découlent du développement territorial avec la protection de la propriété privée du sol. Ce mandat politique est toujours en vigueur aujourd’hui.
Comment s’étonner dès lors que le résultat n’ait pas été probant à bien des égards et que le crédit dont l’aménagement du territoire avait joui au départ dans les années 1960 se soit rapidement perdu lorsqu’on a passé à sa mise en œuvre. Les autorités et les professionnels ont persévéré depuis lors, faute de mieux, en évitant parfois le pire sans être en mesure d’empêcher le mal. Des citoyens se sont mobilisés pour combattre des opérations locales contestables en remportant quelques victoires ponctuelles. Les milieux de la protection de la nature et du paysage ont mené campagne pour alerter l’opinion publique sur des décisions et des impacts destructeurs, mais jusqu’à un passé récent ils avaient de la peine à se faire entendre.
Le vent a tourné il y a cinq ans seulement
Lancée par la Fondation Franz Weber et déposée à la Chancellerie fédérale le 18 janvier 2008, l’initiative fédérale «Pour en finir avec les constructions envahissantes de résidences secondaires» a été acceptée à la surprise générale en votation populaire le 11 mars 2012. Depuis lors, les résidences secondaires ne peuvent constituer plus que 20% au maximum du parc des logements et de la surface brute au sol de chaque commune. Son acceptation stoppera l’essor de ce type de constructions dans les cantons alpins.
Presque en même temps fut lancée l’«initiative pour le paysage, de l’espace pour l’homme et la nature» par 16 organisations écologistes et de protection de la nature et du paysage. Déposée à la Chancellerie fédérale le 14 août 2008, elle s’opposait à l’étalement des constructions en accordant dans ce domaine des compétences accrues à la Confédération. De plus, elle préconisait «une urbanisation de qualité à l’intérieur du tissu bâti». Pour terminer, elle comportait une disposition transitoire qui figeait la surface totale des zones à bâtir pendant les 20 années à venir. Cette initiative a été retirée par ses auteurs le 15 juin 2012[5] au profit de la révision de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire que les Chambres fédérales venaient de mettre sous toit, en ayant travaillé à l’évidence sous la pression de cette initiative.
Cela ne faisait pas l’affaire du lobby foncier et des propriétaires fonciers valaisans qui regroupent 70%de la population de ce canton. Lancée par l’Union suisse des arts et métiers (USAM), la faîtière nationale des petites et moyennes entreprises, le référendum contre la révision de la LAT a abouti en octobre 2012. Voilà pour quelle raison cette révision de la loi a été soumise au verdict populaire le 3 mars 2013.
Les milieux immobiliers et de la propriété foncière ont mené avant cette échéance une campagne d’une violence inhabituelle prédisant à l’aide de photomontages hyper- démonstratifs la sur-densification des villes suisses et des hausses de loyer massives. La vigueur de leur argumentation était à l’image de la peur qu’ils ressentaient de perdre le privilège dont ils jouissaient depuis la nuit des temps de pouvoir encaisser la rente foncière à l’abri de tout contrôle public, en bénéficiant d’obligations fiscales hyper-clémentes, du moins dans certains cantons suisses. Cette crainte n’était pas infondée. La LAT révisée obligera en effet les propriétaires – dont la rente foncière augmente suite à l’adoption de mesures d’aménagement – à verser une taxe d’au moins 20% sur la plus-value lorsque le bien-fonds est construit ou aliéné. De plus, elle attribue un caractère impératif à la limitation des zones à bâtir aux besoins des 15 ans à venir et bloque l’étendue des zones à bâtir par canton pendant 5 ans en attendant l’adaptation des planifications cantonales aux exigences nouvelles qu’elle a introduites.
Les opposants à cette révision n’ont pas été entendus le 3 mars 2013. Arrivant après le succès de l’initiative Franz Weber sur les résidences secondaires, cet échec est indicatif d’un changement d’attitude des votant·e·s face à l’aménagement du territoire. On n’est plus en 1976 où ces mêmes milieux avaient gagné le vote populaire contre la première loi fédérale sur l’aménagement qu’ils avaient combattue parce qu’ils la jugeaient trop peu respectueuse de leurs prérogatives. Sachant leurs préoccupations inavouables, ils avaient mené campagne en aiguisant la méfiance du peuple face à un renforcement du pouvoir étatique fédéral dans un domaine qui avait toujours été de compétence cantonale et communale. Leur victoire avait plombé l’aménagement du territoire pendant les trois décennies suivantes.
Cette période est aujourd’hui révolue, un secteur important de la population disposant du droit de vote a perdu confiance dans les agissements des bétonneurs du paysage et dans les vertus d’un fédéralisme sans cadre politique national.
Il faut donc saluer la défaite de ces milieux le 3 mars 2013. Une victoire leur aurait permis de pérenniser leur emprise sur le développement territorial avec des conséquences qui sont aisément imaginables.
Est-ce dire que l’aménagement du territoire est aujourd’hui en bonne voie suite à l’entrée en vigueur de cette révision de la loi? Avant de tenter de répondre à cette interrogation, examinons les principales innovations que la LAT a introduites.
Un changement à double face
Dans la campagne avant le vote, le débat a notamment porté sur l’obligation faite aux communes situées hors agglomérations urbaines de limiter leurs zones à bâtir aux besoins des 15 ans à venir. La raison de l’attention portée à cet aspect de la révision est évidente. Les Chambres fédérales (Conseil national, Conseil des Etats) ont conçu cette révision en premier lieu en tant que réponse aux préoccupations des auteurs de l’initiative pour la protection du paysage. Pour la majorité de la population, ce volet de la révision n’est pas problématique. Il ne permettra pas de revenir en arrière sur le mitage du paysage qui a déjà eu lieu, mais il freinera quelque peu sa poursuite.
L’autre volet de cette révision a été beaucoup moins débattu alors qu’il s’agit d’une réorientation qui devrait avoir un impact nettement plus important pour le commun des mortels que le volet mis en exergue au cours de la campagne. La loi révisée érige le «développement urbain vers l’intérieur» en objectif central de l’aménagement du territoire suisse. En d’autres termes, l’aménagement du territoire devra promouvoir à l’avenir, en priorité, la densification des tissus urbains existants et la réalisation de quartiers urbains à forte densité dans les espaces non bâtis qui subsistent encore au sein des agglomérations urbaines du pays.
Un choix qui s’explique pour les deux raisons suivantes:
1° C’est un corollaire logique des efforts que la Confédération entreprend depuis une dizaine d’années avec succès [6] pour inciter les agglomérations urbaines suisses à se doter d’une desserte en transports publics de très bonne qualité. Pour que cet investissement devienne fonctionnel, il faut que la ville se développe aux abords de ces nouveaux équipements.
2° Mais c’est aussi et surtout un corollaire indispensable de la volonté de freiner le développement urbain en périphérie, dans un pays qui connaît dans la plupart des régions une croissance démographique forte.
Une réorientation intéressante à prime abord, car économe du point de vue de l’accaparement du sol par des constructions et favorable aux modes de déplacement écologiques (transports collectifs, deux-roues, à pied). Mais c’est aussi une réorientation exigeante sur le plan de la mise en œuvre alors que les moyens mis à disposition pour l’assumer sont insuffisants et en partie inadéquats. De plus, les risques d’effets pervers énormes.
Les opposants à la révision l’avaient d’ailleurs bien compris. En 2013, ils n’avaient pas mené campagne en faisant vibrer la fibre fédéraliste – ce qui leur avait réussi en 1976 – mais en mettant en exergue la question du logement avec des slogans du type: «révision de la LAT = pénurie accrue de logements disponibles et hausse dramatique de leurs prix et des loyers».
Les défenseurs de la révision ont prétendu le contraire. Ils n’ont toutefois pas insisté, car ils ne pouvaient nier l’existence d’un problème. Cette révision de la loi intervient à un moment où la Suisse connaît une crise aiguë dans le secteur du logement, avec une haute conjoncture insolente dans le segment des appartements haut de gamme et une offre à sec dans le segment des logements à loyers abordables pour les ménages à revenu moyen ou inférieur.
Or, développer la ville vers l’intérieur veut dire construire là où les prix des terrains à bâtir sont chers, les exigences environnementales élevées et les coûts d’installation lourds. Réaliser dans ces conditions des logements à loyer bas sera une gageure et confinera à l’impossible la plupart du temps, même en cas d’abaissement des loyers de 20% grâce à l’apport financier public, car les loyers avant abaissement ne seront pas 20%, mais 30 à 50% trop chers pour être abordables pour un ménage à revenu moyen ou inférieur. Les promoteurs de telles opérations le savent d’ailleurs bien; raison pour laquelle ils offrent pour l’essentiel des appartements à acquérir en copropriété, ce qui les rend définitivement inabordables pour les ménages qui souffrent le plus de la crise du logement.
La question se pose de manière différente dans les villes dont les autorités possèdent un patrimoine foncier substantiel en zone urbaine constructible, mais de telles villes sont rares en Suisse et leurs réserves foncières ne sont pas inépuisables.
La création d’une offre de logements supplémentaires par densification de quartiers urbains existants ne fera qu’amplifier le problème, car s’il y a encore des logements bon marché en Suisse c’est parce que les quartiers urbains existants connaissent encore de nombreux logements à loyers bas. En effet, ils n’ont jamais été retapés et la protection des locataires dissuade les gérances à augmenter fortement les loyers des locataires disposant d’un bail depuis plus de 20 ou 30 ans. La densification de quartiers existants ira en règle générale de pair avec la réfection du parc de logements déjà construits. L’impact de ce type d’intervention sur le niveau des loyers sera freiné par la législation sur la protection des locataires, mais il sera impossible d’empêcher que ce segment d’appartements à loyer bon marché ne disparaisse à terme.
Comment se prémunir contre ces risques?
La première conclusion qui s’impose face à ces constats consiste à exiger qu’on arrête de traiter l’aménagement du territoire et la politique du logement comme deux problématiques séparées. La séparation entre les deux est en Suisse, depuis 50 ans, un dogme intangible. La campagne avant le vote du 3 mars a démontré que cette séparation n’est plus tenable aujourd’hui. Mais cette votation est derrière nous et la mémoire est courte. Il s’impose dès lors de mener campagne pour réclamer une interaction étroite entre les deux politiques, dès lors qu’on commencera à mettre en œuvre le développement urbain vers l’intérieur, tel que préconisé par la LAT révisée.
La deuxième conclusion qui s’impose est qu’il ne sera pas possible de trouver une issue socialement acceptable à la problématique du développement urbain vers l’intérieur dans le contexte de l’actuelle crise du logement en faisant confiance aux lois du marché.
D’un point de vue social ce dernier est aujourd’hui en faillite. En effet, il ne reconnaît plus que la part de la population qui gagne nettement plus que le salaire médian (estimé à quelque 5980 francs en 2011) alors qu’il s’agit d’un équipement de base dont personne ne peut se priver. C’est la rente foncière qui est sans conteste à l’origine de cette faillite. Comme il y a suffisamment de ménages riches en Suisse, les opérations immobilières en cours se calculent avec des prix du sol ajustés à leur pouvoir d’achat. C’est en raison de ce mécanisme que les prix finaux des nouveaux logements offerts sur le marché sont devenus inabordables pour le commun des mortels.
Dès lors, il n’y aura pas d’issue à la situation actuelle sans briser trois tabous. Dans les communes où sévit la crise du logement il faut que:
1° les pouvoirs publics soient habilités à exproprier le sol pour construire des logements à prix abordables; ce qui implique des prix du sol qui permettent d’offrir ce genre de loyers pour les ménages à revenus moyens et inférieurs;
2° la part des logements construits destinés à la vente en copropriété soit contingentée;
3° les loyers des logements existants soient bloqués.
Pour échapper à la confrontation avec le lobby de la propriété immobilière et foncière privée qu’impliquerait la légalisation de telles mesures, le «monde politique» préconise comme alternative l’introduction d’un droit d’emption[7] ou de préemption[8] en faveur de la construction de logements. Cette solution est inopérante, car elle admet que les prix du sol soient dictés par le marché, ce qui empêche la réalisation de logements à prix abordables pour des ménages à revenus moyens ou inférieurs.
Cela dit, il n’est pas certain que le développement urbain vers l’intérieur se développe rapidement. Il implique en effet des démarches bien plus exigeantes sur le plan technique, social et politique que l’extension des villes en périphérie et les contraintes urbanistiques et environnementales à prendre en considération sont plus complexes et plus lourdes. Densifier des tissus bâtis existants engendre des besoins collectifs difficiles à évaluer et à honorer. Développer la ville par densification de tissus urbains existants implique la mise en question du cadre de vie de la population à laquelle il ne sera pas facile d’offrir des contreparties. Cela alors qu’elle a dans certaines circonstances la possibilité de s’opposer à des projets qui mettent en question son cadre de vie en actionnant les mécanismes de la démocratie semi-directe[9].
Ces défis ne seront pas faciles à relever par les milieux professionnel et politique. Ces derniers exigeront une prise de position claire face à une contradiction qui ne pourra être éludée. D’une part, il faudra réaliser de nouveaux logements au sein du tissu urbain existant pour répondre à la croissance de la population résidente dans un contexte où le développement urbain en périphérie n’aura plus cours. D’autre part, il faudra respecter le droit des habitants des tissus bâtis de ne subir aucune dégradation de leur cadre de vie qui ne soit pas dûment compensée. Ce qui peut être synthétisé par le mot d’ordre «pas de densification sans concertation».
En conclusion
La décision du 3 mars 2013 peut être qualifiée de victoire aux conséquences difficiles à assumer. Le chapitre qui s’est ouvert avec l’adoption de la révision de la LAT ne concerne pas seulement la question de savoir comment faire en sorte que les zones à bâtir en périphérie des agglomérations urbaines se limitent à terme aux besoins des 15 ans à venir, comme on nous l’a trop fait croire au cours de la campagne antérieure à la votation…
Au sein des agglomérations urbaines aussi l’avenir sera différent du passé, dès lors que l’option du développement urbain vers l’intérieur sera mise en œuvre. Celui-ci sera à la fois plus compliqué et plus conflictuel et aura des conséquences plus concrètes et plus lourdes à porter pour un nombre plus important de personnes que le premier volet de la révision. Pour qu’il débouche sur une issue favorable, il faudrait que les locataires se mobilisent dès à présent sur deux fronts de prime abord contradictoires, du moins en apparence:
1° pour l’instauration d’une politique de logement qui soit à même de venir à bout de la pénurie de logements abordables, au niveau fédéral, cantonal et communal;
2° pour une politique de densification des agglomérations urbaines existantes qui respecte la qualité de vie de la population installée dans les tissus urbains préexistants.
Sur les deux plans tout est à faire, mais ce n’est pas une raison pour hésiter d’aller de l’avant.
[1] La Constitution fédérale ayant subi depuis lors une révision globale, ces dispositions ne figurent plus côte à côte dans le texte actuel, mais elles ont été maintenues.
[2] Auparavant l’aménagement du territoire était de la seule compétence des cantons et des communes.
[3] Allusion à Berne, capitale suisse et siège du pouvoir politique fédéral.
[4] Pour donner une illustration concrète de ce que cela veut dire, voici un exemple. A défaut d’imposer des mesures opérationnelles aux cantons, la loi fédérale de 1980 a fixé quelques exigences qui auraient dû être concrétisées dans les lois cantonales. L’une d’elles préconisait l’instauration d’un prélèvement sur la plus-value résultant de l’octroi de droits de bâtir. Trente ans plus tard, trois ou quatre cantons sur 26 seulement ont concrétisé cette exigence dans leur législation cantonale et chacun l’a fait à sa manière.
[5] Pour être tout à fait précis: cette initiative a été retirée ce jour-là sous condition. Ce qui veut dire qu’elle aurait dû être soumise au vote populaire, si la révision de la loi sur l’aménagement du territoire avait été refusée par le peuple le 3 mars 2013.
[6] Dans le cadre de sa «politique d’agglomération».
[7] Droit accordé à des acteurs clairement identifiables, tels que par exemple les collectivités publiques, permettant à ces derniers d’acquérir des terrains à bâtir en priorité par rapport à tout autre acteur potentiel.
[8] Obligation faite au notaire en charge de la vente d’un terrain à bâtir ou d’un immeuble de publier le projet d’acte dans la Feuille d’avis officielle pendant un délai déterminé (par exemple deux mois) au cours duquel un autre acteur clairement désigné, tel que, par exemple, une collectivité publique, peut acquérir le bien en ayant la priorité par rapport au prétendant initial.
[9] En lançant le référendum contre des projets dont la légalisation exige une décision de l’autorité législative communale.
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