Suisse «AVS 21: après une défaite sur le fil… quelles batailles s’imposent?»

Stéphane Rossini et Alain Berset. Deux «socialistes» qui assurent, rayonnants, leur sécurité… de rentiers.

Par Benoit Blanc

Le résultat est tombé: 31’000 voix, sur un total de 2,9 millions, ont fait pencher la balance du côté du OUI à l’élévation de l’âge de la retraite des femmes, le 25 septembre. Un «résultat aléatoire» selon le fer de lance médiatique du OUI, la Neue Zürcher Zeitung (NZZ, 26.9.2022). En d’autres termes, dans le cadre des rapports de force sociaux actuels en Suisse, il était possible de bloquer ce projet. Mais cela n’a finalement pas été le cas, ce qui aura des effets certains, pour les femmes concernées et obligées de travailler plus longtemps et pour le sentiment de force de la droite et du patronat.

La question des retraites va rester au cœur des conflits sociaux ces prochaines années. Il est donc utile d’essayer de comprendre pourquoi le NON a été si près de vaincre, pour finalement échouer.

Conformer l’opinion: «l’information» en mission

Le 19 août, la radio et télévision suisse (RTS) claironnait aux quatre coins du pays, et en trois langues, la «bonne nouvelle»: 64% des «sondés» diraient Oui à l’élévation de l’âge de la retraite des femmes; seuls 33% diraient Non. Donc 30% d’écart! Même les femmes y seraient majoritairement favorables. Un message clair: femmes et hommes qui vouliez dire Non, renoncez à tout espoir! L’opération de conformation de l’opinion était arrivée à son ultime étape.

Cette opération a été lancée des années auparavant, avec Pascal Couchepin (ressorti des placards avant le 25 septembre) à la manœuvre au début des années 2000. Le patronat et la droite sont en effet déterminés à augmenter, à tout prix, l’âge de la retraite. L’enjeu est simple: augmenter sur toute la vie le temps de travail des salarié·e·s, bloquer le développement de la seule assurance vraiment sociale en Suisse, l’AVS, accroître ainsi la part de la richesse que s’approprie la classe la plus riche de la population.

Pour faire accepter cette mesure impopulaire, les officines bourgeoises ont construit un récit: l’évolution démographique est comme la gravité terrestre; on ne peut pas y échapper. La gravité fait que chaque corps a un poids. L’évolution démographique fait que l’élévation de l’âge de la retraite est inévitable. Le fait que l’histoire même de l’AVS montre pratiquement que c’est faux – le vieillissement de la population est, depuis des décennies, compensé par l‘augmentation de la productivité du travail – est évacué par la répétition inlassable de cette «évidence».

Puis, «l’évidence» a été transfigurée en «Vérité», par les grands prêtres de «l’information», les médias, qui ont repris le récit bourgeois à longueur d’édition, de prétendues «explications» des enjeux du scrutin et d’éditoriaux exigeant de la population qu’elle soit enfin «raisonnable» et se soumette à cette loi «naturelle», puisque démographique.

Enfin est arrivée la sanctification: les sondages – prétendue «radiographie» de «l’opinion publique» – confirmaient que la population avait «enfin» compris. Donc que la hausse de l’âge de la retraite est justifiée, puisque la population y est favorable. La boucle était alors bouclée: la population n’avait plus qu’à voter comme les sondages lui disaient qu’elle allait le faire.

Cette opération de conformation de l’opinion a pesé d’un poids déterminant le 25 septembre.

Berset remercié!

Samedi matin de début septembre, distribution de tracts en faveur du Non à AVS21. Un monsieur, 80 ans, s’arrête: «Je n’y comprends plus rien: Maillard dit non, Berset dit oui. Pourtant, ils sont les deux socialistes. Dans ces cas-là, je vote en général comme le Conseil fédéral.» Voilà le rôle que le conseiller fédéral Alain Berset a choisi de jouer, avec zèle et sans obligation «collégiale» (son collègue UDC Ueli Maurer en a offert la preuve plus d’une fois): lancer tout le poids de son autorité, et de son étiquette socialiste, pour valider le récit patronal et bourgeois. Sur le ton «posé» qui convient pour donner encore plus de crédit à un «constat objectif» et à des «propositions raisonnables». Lorsque sa position est ébranlée, parce que les pseudo-prévisions de l’OFAS (Office fédéral des assurances sociales) sont dénoncées pour ce qu’elles sont – des chiffres noircis pour effrayer la population – Berset fait intervenir son assistant, Stéphane Rossini – conseiller national du PS du Valais de 1995 à novembre 2015, vice-président du PS de 2007 à 2012 – promu récemment (décembre 2019) à la tête de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), ce qui lui assure, aussi, une douillette retraite. Sa fonction: user de son crédit d’ancien parlementaire socialiste, «spécialiste» des assurances sociales, afin de désamorcer les critiques. Berset a ainsi joué un rôle crucial pour convaincre une partie de la population qu’il était nécessaire et juste d’obliger les femmes à travailler une année de plus.

Trois jours après la votation, la NZZ (28.9.2022) le remercie pour ses bons et loyaux services… et l’invite à dégager pour céder sa place à quelqu’un de plus efficace pour faire le même travail de démontage social dans la politique de la santé.

Un non enraciné socialement

En face, le NON à l’élévation de l’âge de la retraite est d’abord enraciné socialement. Les deux tiers des femmes n’en veulent pas. Une majorité des personnes avec les revenus les plus bas (moins de 7000 francs pour le ménage) n’en veulent pas non plus. En clair: les femmes, et une partie des hommes, qui vivent quotidiennement la réalité des travaux pénibles, usant physiquement, épuisant psychologiquement, mal payés, ne veulent pas travailler plus longtemps. Elles et ils savent que cette année supplémentaire sera payée avec leur santé. Elles savent qu’elles n’auront pas le choix: avec leur rente, une retraite anticipée n’est pas finançable. Mais c’est à ces femmes que le passage à 65 ans est imposé: les autres continueront à faire ce qu’elles ont envie, comme avant. Une vraie démonstration de domination.

Le fait que les femmes directement concernées sont massivement opposées à l’élévation de l’âge de la retraite met en évidence un scandale de cette votation: plus d’un quart des personnes qui vivent en Suisse, qui y travaillent, qui y paient leurs impôts, qui financent l’AVS par leurs cotisations et qui sont concernées par l’âge de la retraite ont été privées de la possibilité de donner leur avis, parce que de «nationalité étrangère». Ce sont 710’000 hommes et 520’000 femmes réduites au silence, juste bon à payer (combien de fois n’a-t-on pas entendu que l’immigration joue un rôle «crucial» dans le financement de l’AVS !). Parmi les femmes salariées, celles ainsi privées du droit de vote représentent, par exemple, 57% des emplois dans les professions élémentaires, 44% des conductrices de machines ou 28% des personnels de service direct aux particuliers et des vendeuses, toutes professions parmi les plus mal payées et avec des conditions de travail usantes. Les hommes «de nationalité étrangère» aussi sont surreprésentés dans les professions les plus pénibles. Si le principe démocratique de base était respecté – les hommes et les femmes concernés par une institution, parce qu’ils et elles la financent et sont soumises à ses règles, participent aux décisions qui en déterminent l’évolution – le Non l’aurait largement emporté. C’est bien pour cela que la droite refuse obstinément de reconnaître le droit de vote à toute personne résidant durablement en Suisse, indépendamment de sa nationalité.

Fatal abandon

Le «röstigraben» a fait son grand retour le 25 septembre, comme «explication» du résultat de la votation. Il a le grand avantage de s’expliquer lui-même: «Le résultat montre un röstigraben, … parce qu’il existe un röstigraben entre la Suisse alémanique et la Suisse française et latine». Et de balayer sous le tapis les conflits sociaux en jeu.

Les résultats détaillés montrent une image différente: il n’y a pas de Suisse alémanique homogène. Le Non l’a emporté dans trois cantons germanophones (Bâle-Ville, Schaffhouse, Soleure). Il domine dans de grandes villes (Bâle, Zurich, Bienne). Mais aussi dans diverses communes de l’Oberland bernois, région où l’UDC donne le ton. Ou dans de petites villes avec une tradition industrielle, comme Gerlafingen (fonderies Von Roll) ou Biberist (papeteries) du canton de Soleure. A l’inverse, les côtes dorées, qu’elles soient genevoise (Cologny, Collonges-Bellerive), vaudoise (Saint-Sulpice), zurichoise (Zollikon, Herrliberg…) ou luganaise (Collina d’Oro…), ont toutes voté massivement Oui à l’élévation de l’âge de la retraite des femmes.

Un clivage social structure donc le résultat de la votation à travers tout le pays, mais pas au même niveau. Dans la partie francophone (et italophone), une opposition à l’élévation de l’âge de la retraite argumentée et mobilisée, portée par les mouvements féministes et la majorité des organisations syndicales, n’a pas cessé de s’affirmer, sans interruption depuis des années. En 2017, elle a été le fer de lance du référendum contre PV2020, le premier projet concocté par Berset et le Parlement pour augmenter l’âge de la retraite des femmes. Sans relâche, les arguments présentant l’augmentation de l’âge de la retraite comme inévitable et l’AVS comme menacée financièrement ont été détricotés. Cela a construit la légitimité d’un Non à l’élévation de l’âge de la retraite, qui n’a cessé de se renforcer et d’entrer en écho avec le vécu des femmes et de nombre d’hommes.

Par contre, dans la partie germanophone, ces arguments – pourtant traditionnels à «gauche» – ont subitement été abandonnés par les directions nationales des syndicats et du Parti socialiste suisse (PSS) en 2017: pour justifier leur ralliement à PV2020, présenté comme un «bon compromis», ils ont soudain repris à leur compte l’argumentaire bourgeois faisant de l’élévation de l’âge de la retraite la conséquence inévitable de l’évolution démographique. Les digues aidant à résister à la volonté bourgeoise d’allonger le temps de travail étaient ainsi sapées. Et elles n’ont pas été vraiment reconstruites depuis lors.

Certes, en vue de la votation du 25 septembre, l’Union syndicale suisse (USS) a mené une campagne claire et déterminée contre AVS21, contestant le principe même de l’élévation de l’âge de la retraite. Mais, en dehors de la centrale syndicale, l’engagement a été beaucoup plus timoré dans de nombreuses parties de la Suisse alémanique. Malheureusement, cela n’a pas été contrebalancé par une implication renforcée des forces dites «à gauche de la gauche», qui ont observé cette campagne avec une distance inexplicable. Le refus d’AVS21 a souvent pris la forme d’un «pas comme ça», et pas d’un refus de principe de l’élévation de l’âge de la retraite. Quand on voit le 51% de Non dans une ville votant «à gauche»  comme Zurich et les 58% de Non dans son fief «rouge» des «Kreis 4-5», l’impression ressort d’une convergence entre ce positionnement et celui d’un milieu social votant à gauche, confortable et peu au fait de la réalité des conditions de travail et de vie de la majorité des femmes et des hommes salariés.

D’ailleurs, à peine la votation passée, ce courant s’est réaffirmé avec force. Le 27 septembre, des parlementaires PS disent courageusement au Blick, sous couvert d’anonymat, tout le mal qu’ils pensent de la conseillère nationale Tamara Funiciello, présidente des Jeunesses socialiste en 2017, qu’ils considèrent comme responsable de l’échec du «bon» projet PV2020, qui aurait ouvert la voie à AVS21.

Le 30 septembre, c’est la coprésidente du PSS elle-même, Mattea Meyer (en fonction depuis novembre 2015), qui se vante dans le quotidien 24 heures, d’avoir soutenu à l’époque cette première version de l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes qu’était PV2020…

La bataille de l’égalité

Les résultats définitifs à peine tombés le dimanche 25 septembre, une des premières figures politiques à prendre la parole à la télévision alémanique pour se féliciter du Oui a été la conseillère nationale du Centre Ruth Humbel, un des visages prétendant incarner le Oui des femmes à AVS21. Il se trouve que Ruth Humbel est, depuis des années, une des politiciennes les plus engagées pour exiger un durcissement de la pression financière sur le système de santé, les hôpitaux en particulier, au nom de la «lutte contre la hausse des coûts de la santé». Ce qui signifie, concrètement: rendre impossible la mise en œuvre de l’initiative sur les soins infirmiers, acceptée par la population fin 2021, exigeant une revalorisation des métiers de soins et une hausse des effectifs, afin de garantir des soins de qualité et des conditions de travail durables. Pour mémoire: plus de 70% des personnes travaillant dans les soins sont des femmes.

Cet exemple illustre l’opération menée par un courant de femmes de droite et du Parti vert libéral (le parti radical moderne du XXIe siècle), amplifiée avec bienveillance par les médias: s’engouffrer dans l’espace ouvert par la grève féministe du 14 juin 2019 afin de tenter de s’emparer du thème de l’égalité pour le vider de son contenu social. Remplacer «Plus de salaire pour les femmes!» par « Plus de femmes au Parlement et dans les conseils d’administration!». Imposer «65 ans pour toutes!» à la place de «des rentes enfin suffisantes pour toutes!». Quant aux bas salaires, aux emplois précaires, aux travaux pénibles: c’est «une autre question», qui n’a «rien à voir», est qui est du ressort de «l’économie»…

Ce discours n’est pas sans fondement social. Les inégalités entre hommes et femmes sont pointées en priorité dans ce débat, à juste titre. Mais les inégalités sociales entre femmes ne sont pas petites pour autant: les 10% de femmes avec le salaire le plus élevé (au moins 7470 francs net par mois) gagnent au minimum 2,7 fois plus que le 30% des femmes avec les salaires les plus bas, inférieurs à 2730 francs net par mois. Cet écart est plus grand que chez les hommes (2,2 fois). Pour ces femmes «à l’aise», les bas salaires, c’est vraiment «une autre question»… qu’elles laissent à leur femme de ménage.

Mais ce n’est absolument pas une «autre question» pour la majorité des femmes. Celles qui éprouvent au quotidien ce que l’Office fédéral de la statistique (OFS) a synthétisé en trois chiffres, compilés dans un rapport validé par le Conseil fédéral le 7 septembre dernier: 1° les femmes gagnent globalement 43% de moins que les hommes, 2° leurs rentes sont en moyenne inférieures de 35% à celles des hommes, et 3° elles consacrent en moyenne 1,6 fois plus de temps que les hommes au travail non rémunéré domestique et familial (30 heures par semaine contre 19). Elles savent pratiquement que leurs bas salaires relèvent de la «même question» que l’obligation, de fait, où elles se retrouvent d’assurer l’essentiel des tâches domestiques et éducatives. Et que les faibles rentes qui les attendent renvoient à la «même question» que leurs bas salaires. Ce vécu a été le 25 septembre un moteur déterminant du refus majoritaire des femmes de travailler une année de plus, comme il l’a été en 2019, avec d’autres enjeux comme les violences faites aux femmes, une des motivations de la participation massive à la grève féministe du 14 juin.

Nouveaux combats

La bataille des retraites va se poursuivre. Trois repères dans cette perspective :

• Il est indispensable de contester constamment, de manière argumentée, le récit des dominants faisant de «l’évolution démographique» une loi implacable, rendant inévitable l’élévation de l’âge de la retraite et /ou la diminution des rentes. Ce travail argumentatif a été un des piliers de la force du Non en Suisse romande, où il est déployé de longue date. C’est lui qui a rendu la campagne de l’USS incisive ces dernières semaines. C’est son absence qui a fatalement affaibli le refus de l’élévation de l’âge de la retraite des femmes dans diverses parties de la Suisse alémanique.

• La bataille des retraites est inséparable de la lutte pour le partage de la richesse produite par le travail. Pour conquérir des retraites suffisantes, pour défendre un âge de la retraite permettant d’arrêter de travailler avant d’être usé par le labeur, il faut combattre la prétention patronale à s’approprier une part croissante de la richesse. La bataille des retraites va donc de pair avec celle des salaires et du temps de travail.

Stopper l’érosion des salaires par l’inflation, éliminer les bas salaires, engager des mobilisations pour la revalorisation de professions entières sont des combats essentiels, dont une des dimensions est aussi le temps de travail. Un exemple: dans le secteur des soins, un travail à plein temps y est de plus en plus difficilement tenable, tant la charge de travail s’y est accrue; 80% est le nouveau «plein temps»! Reconnaître le travail des soins implique de tirer les conséquences de cette réalité: travail à 80% = salaire à 100%. Et ce n’est pas le seul secteur dans lequel le recours systématique et imposé, aux femmes avant tout, du travail à temps partiel a été utilisé pour intensifier le travail au maximum.

• Le «deuxième pilier» est une machine à reproduire les inégalités de salaires dans la retraite. Chacun cotise pour soi, tout mécanisme de redistribution est banni. C’est ce qui le rend «exemplaire» aux yeux de la droite et du patronat – avec les bonnes affaires que sa gestion offre aux banques et aux assurances! C’est donc l’instrument le plus inefficace pour combattre les basses rentes, dont sont avant tout victimes les femmes. Dans le 2e pilier, elles se retrouvent face à un dilemme impossible: pour augmenter marginalement leurs rentes, elles doivent cotiser beaucoup plus et réduire de manière insupportable leurs revenus déjà insuffisants. Se laisser entraîner sur ce terrain au nom de «l’égalité» est un piège. C’est le renforcement du 1er pilier et du mécanisme redistributif au cœur de l’AVS qui peut permettre d’améliorer notablement les retraites des personnes avec des bas revenus, des femmes en premier lieu. (2 octobre 2022)

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