Brésil. «L’élection de nos vies». Elire Lula au premier tour! Et envisager la suite face à une orientation gouvernementale social-libérale

Par Marcelo Badaró Mattos

Au début, pour tout militant de la gauche socialiste qui a été éduqué (disons correctement) à relativiser l’importance des élections car elles se doivent d’être subordonnées à la dynamique des luttes sociales, il pourrait sembler difficile d’accepter le fait que les élections présidentielles brésiliennes de 2022 ont un autre caractère. Or, elles auront en effet un poids déterminant sur l’avenir immédiat de la gauche socialiste elle-même et, surtout, sur les conditions mêmes de survie de la majorité de la population.

Ici, il n’y a pas lieu ici de contester les caractérisations ou la pertinence des catégories d’analyse visant à qualifier et à comprendre ce que représente Jair Bolsonaro. Du point de vue de l’auteur de cette contribution, il s’agit d’un néo-fasciste, mais appelez-le comme vous voulez: extrême droite, proto-fasciste, post-fasciste, et même populiste de droite. Ce qui compte vraiment, c’est de ne pas échapper à la réalité et de reconnaître l’ampleur de la menace.

Au cours d’un premier mandat [janvier 2019 à janvier 2023 ], Bolsonaro a pu: créer les conditions de la destruction de la forêt amazonienne à une vitesse et à une échelle qui font passer le Brésil de l’espoir à une politique criminelle pour ce qui est de la catastrophe climatique à laquelle le monde est confronté. Autrement dit, la destruction de la forêt est associée à la récente accélération, sans précédent, du génocide des populations amérindiennes, ainsi qu’aux attaques contre les quilombolas [territoires initialement habités par des esclaves ayant échappé à leurs propriétaires], contre les peuples riverains des fleuves et les peuples de la forêt en général. Il a agi contre toutes les mesures sanitaires et contre la vaccination du Covid 19, en promouvant des remèdes spécieux et en méprisant la souffrance de millions de personnes, ceci dans la perspective eugéniste de sacrifier les «plus fragiles» sur l’autel démoniaque de l’économie qui «ne peut pas s’arrêter», en étant de la sorte directement responsable d’une bonne partie des presque 700 000 vies perdues à cause de la maladie. Il a étouffé jusqu’à la limite de la survie les institutions publiques dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la science et de la technologie, de la culture…

Entre-temps, il a créé, avec ses partisans au Congrès, le plus grand mécanisme de détournement de l’argent public au profit d’intérêts politiques privés et de la corruption, entre autres par le biais de modifications d’un budget légal mais très complexe qui permet d’allouer des subventions aux élu·es. Il l’a fait en créant un «budget secret» [de 565 millions de dollars attribués, dès début 2021, aux élu·e·s qui le soutenaient, afin qu’ils puissent multiplier les opérations clientélaires dans leur région], ce qui fait passer tous les débats sur la traditionnelle pratique dite du «toma lá, dá cá» [«prends ça, donne-moi ceci»] pour une plaisanterie. Il a rassemblé autour de lui une troupe de généraux réactionnaires, veufs d’un pouvoir despotique car dans la mesure où ils étaient membres de la génération de l’état-major qui s’est formé à la fin du régime dictatorial [1985], ils ne l’ont pas exercé. Ces derniers exhalent maintenant leur odeur putride de nostalgie orgueilleuse du terrorisme d’Etat [1964-1985], en même temps qu’ils s’emparent avidement de tous les «friandises» qu’on leur offre.

Bolsonaro a stimulé, par ses discours et sa pratique, de manière quotidienne et ouverte, le racisme, la misogynie, la LGBTphobie et toutes les dérives perverses primitivistes des «bons citoyens» qui le mythifient. Il a mobilisé une légion de fanatiques frustrés prêts à évacuer leur frustration psychique et sociale dans le culte de la violence comme arme (au sens littéral aussi) en vue de l’extermination de leurs ennemis tels qu’ils les envisagent. Il a corrodé de l’intérieur les institutions déjà très faibles et les droits démocratiques très limités du régime issu de la transition entre les sommets [fin des années 1960 et première moitié des années 1970] et la fin de la dictature militaire.

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Cela ne suffit-il pas? Imaginez ce qu’il pourrait faire avec quatre ans de plus à la présidence. En tant que néo-fasciste (ou utilisez le terme que vous préférez), Bolsonaro et le bolsonarisme ont la spécificité – par comparaison à la caractéristique essentiellement démobilisatrice de la trajectoire historique de la contre-révolution au Brésil – d’être caractérisés comme un mouvement de masses, avec des bases sociales petites-bourgeoises, principalement, prêtes à suivre le «Mythe» [il est nommé «O Mito»] dans son zèle exterminateur, contre la gauche, les couches paupérisées de la population («Votez pour Lula? Vous n’aurez plus rien dans la marmite!») et toutes les avancées civilisatrices que les mobilisations populaires ont pu réaliser dans le pays.

Mais le fascisme du XXIe siècle se développe dans un terreau historique qui lui est propre, dans lequel la cuirasse renforcée qu’ont érigée les régimes démocratiques – gouvernés grâce aux coups de matraques du néolibéralisme – contre les revendications de la majorité laborieuse de la population a abouti à créer des démocraties totalement poreuses à l’action politique fasciste de courants politiques comme le bolsonarisme.

Pour cette raison, arrivé au gouvernement par la voie électorale en octobre 2018, Bolsonaro continue de parier sur sa réélection cette année, sans écarter toutefois, une seule minute, l’agitation du coup d’Etat pour verrouiller le régime. Faire avancer son projet radicalement autocratique grâce à des portes ouvertes dans le régime démocratique lui-même a été sa stratégie, jusqu’à présent couronnée de succès.

Le moment est venu d’élire Lula au premier tour. Oui!

A en juger par les sondages électoraux, aujourd’hui, le scénario le plus probable est celui d’une avance raisonnable pour Lula, mais avec une possibilité de second tour, dans lequel, grâce au vote des femmes, des couches les plus démunies de la population et du Nord-Est, Bolsonaro devra quitter le Planalto, vaincu.

Quiconque a milité dans une organisation politique de gauche radicale au cours des dernières décennies a déjà subi des pressions pour «voter utile». Il a déjà répondu à ces pressions en affirmant que l’élection se résout en deux tours et qu’au premier tour on affirme sa conviction politique, en votant pour la candidature qui exprime le plus concrètement son programme, afin de choisir le moins pire au second tour. Aujourd’hui aucun de ces arguments ne peut être invoqué, sans risquer d’avoir, plus tard, de profonds regrets.

Les élections au Brésil ne sont pas jouées. Le plat qui nous a été servi ces dernières années – produit d’une recette dont les ingrédients sont un coup de poignard «à point nommé», avec des quatre étoiles (généraux) qui tweetent avec l’appui de la classe en toge (les juges) et le bourrage de crâne – nous a causé suffisamment d’indigestion pour être sûr qu’une élection n’est pas toujours décidée à l’avance dans le Brésil de Bolsonaro.

Dans ce contexte, le simple passage de Bolsonaro au second tour amplifierait considérablement le rayonnement et la diffusion de son discours putschiste selon lequel le «datapovo» [traduisant l’évolution des données sur les réseaux sociaux: référence pour les activistes de Bolsonaro très actifs sur ce terrain] démontre comment les sondages [entre autres ceux de Datafolha] sont manipulés et les urnes électroniques truquées.

Un discours qui pourrait ne pas être suffisant pour réaliser un putsch (qui, soit dit en passant, n’a aucun soutien dans les secteurs capitalistes centraux et ne semble pas non plus disposer d’une base militaire effectivement disposée à briser les règles d’un jeu qui lui a été si satisfaisant) [Voir à propos du bolsonarisme et de la place déjà occupée par militaires l’article publié sur ce site en date du 5 septembre 2022.]

Mais un second tour renforcera certainement le bolsonarisme pour lui permettre de s’affirmer comme le principal pôle d’opposition à un éventuel gouvernement Lula en 2023. Et malheur à Lula et à la direction du PT s’ils continuent à parier que la victoire dans les urnes, avec un front électoral large, sera suffisante pour faire taire Bolsonaro et ses partisans fanatiques, ou pour gouverner avec le même type d’opposition que lors de la première décennie du siècle.

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N’oublions pas non plus que, même s’il est battu électoralement et qu’il ne trouve pas de place pour réaliser ses projets putschistes, le président actuel disposera encore de la «gourde» et de l’accord avec le Centrão [ce conglomérat d’élus qui vivent des vastes subventions accordées par la présidence] pendant deux mois [jusqu’au 1er janvier 2023], ce qui rendra encore plus difficile de réduire les dégâts monstrueux de ses quatre années de présidence. Le soutien d’une bataille électorale à deux tours [2 octobre et 30 octobre] ne ferait que rendre cette période de fin de mandat plus dangereuse.

Il ne suffit donc pas de battre Bolsonaro au second tour. S’il y a une chance de conférer la victoire à Lula dès le premier tour, cette chance doit être saisie, oui et oui.

Bien sûr, camarades révolutionnaires qui soutenez légitimement les candidats des partis de la gauche radicale [PSTU-Polo Socialista e Revolucionário, UP, PCB]: Lula et le PT restent Lula et le PT et leur projet consiste à gouverner en s’alliant aux représentants de la bourgeoisie et d’être à leur service, de gérer la décadence destructrice du capitalisme dépendant brésilien et, à la limite, de reprendre quelques programmes sociaux ciblés et des politiques d’inclusion marchandées avec les forces de la réaction.

Comme les conditions de 2023 seront encore plus inhospitalières que celles d’il y a vingt ans [2003-2011], les limites seront encore plus grandes pour la stratégie populaire-démocratique de conciliation des classes. Et Lula le sait, car en choisissant Geraldo Alckmin comme vice-président, il envoie un message sans équivoque au grand capital: si son gouvernement n’est pas suffisamment fiable, le grand capital peut lui administrer un autre «coup constitutionnel» [à la Michel Temer, en 2016 avec Dilma Rousseff], car le vice-président est un champion légitime de la bourgeoisie de São Paulo.

Pourtant, suite à l’ouragan des revers post-coup d’Etat de 2016 et surtout ceux au cours du mandat de Bolsonaro, qui peut encore nier que ce réformisme à très faible impact – ou cette option sociale-libérale, de troisième voie, etc. – serait aujourd’hui quelque chose de très différent de ce que nous avons avec le néo-fasciste au gouvernement? Du moins, parce que cela nous ouvrirait plus d’espace pour critiquer et faire de la politique à gauche d’une orientation de conciliation des classes. Cela dépend non seulement de la volonté proclamée de la gauche radicale, mais aussi de sa capacité à dépasser ses pratiques fragmentées et les limites programmatiques qui l’ont poussée dans une position presque marginale dans le processus politique de ces 20 dernières années. Reconnaissons-le humblement.

Pour ceux qui croient que Ciro Gomes [du Partido Democrático Trabalhista] est le mieux préparé et qui pensent encore que son programme néo-éveloppementaliste (désarrolliste, avec des tranches contradictoires d’austérité) pour gérer la crise capitaliste est viable, la question qui demeure est la suivante: sachant qu’il n’ira pas au second tour cette année [les sondages lui attribuent 6% des intentions], pourquoi risquer de faire arriver Bolsonaro au second tour et ainsi menacer non seulement l’existence de candidats à la Ciro Gomes, dans quatre ans, mais aussi la certitude que nous aurons de nouvelles élections en 2026?

Face à de tels risques, face à un embranchement aussi important, chaque jour qui passe, la différence se réduit davantage et les heures qui nous restent ne peuvent être consacrées à d’autres priorités que l’élection de Lula, comme président, dès le premier tour. Comme le Brésil de Bolsonaro devrait déjà nous l’avoir appris, c’est une question de vie ou de mort. (Article publié sur le site de Correio da Cidadania, le 30 septembre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Marcelo Badaró Mattos est professeur d’histoire à l’Université fédérale de Fluminense (UFF). Chercheur en histoire sociale du travail au Brésil et animateur de débats théoriques marxistes. Auteur, entre autres, de A classe trabalhadora. De Marx ao nosso tempo (Ed. Boitempo, 2019), outre de nombreux articles académiques sur des sites et dans des revues sur la sociologie du travail.

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