Entretien avec Gianni Frizzo
«Oh, combien de personnes», murmurait, avec un peu de surprise, samedi 14 avril 2012, un camarade entré dans le hall des Ateliers CFF de Bellinzone. Il ne s’attendait visiblement pas à voir autant de gens participer tant au débat de l’après-midi qu’à la discussion qui a suivi le soir. Bien que quatre années se soient écoulées depuis la grève, en 2008, menée contre la fermeture du site, l’intérêt et la sympathie pour les travailleurs n’ont toujours pas baissé. Il est évident que nous ne sommes pas dans la même situation qu’au moment de la lutte ou des jours qui l’ont suivie. Mais on peut dire que la sympathie accumulée est loin d’être épuisée. Et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, parce que l’opération de sauvetage de l’atelier est loin d’être achevée. Il s’agit d’un travail continu qui sera (au moins en partie) terminé seulement lorsque commenceront à se concrétiser les projets en cours, à savoir ceux qui permettront de regarder l’avenir avec plus de confiance (ce serait le cas, par exemple, lors du développement effectif d’un pôle technologique).
Ensuite, les travailleurs continuent, par l’engagement de leur comité de grève, à effectuer le travail d’information publique qui a été l’une des clés du succès de la mobilisation durant la grève de 2008.
Enfin, comment ne pas comprendre l’autre valeur symbolique que représente, dans le contexte de crise profonde que nous vivons, l’action entreprise par les travailleurs des Ateliers CFF Cargo de Bellinzone? Car elle est bien l’une des plus importantes tentatives (réussie!) de s’opposer à la logique marchande du capitalisme néolibéral, celle qui veut imposer le profit et la privatisation des entreprises publiques.
Chacun de nous voudrait faire comme les travailleurs des ateliers CFF de Bellinzone: s’opposer à des mesures qui, jour après jour, sont imposées dans toutes les entreprises, rendant le travail plus dur, moins bien payé, de plus en plus difficile à supporter.
Nous avons profité de cet anniversaire de la grève pour faire le point sur la situation avec le président du comité de grève: Gianni Frizzo. (Rédaction)
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Ce quatrième anniversaire de la lutte aux Ateliers CFF de Bellinzone intervient à un moment de transition dans l’histoire de ce site industriel. La table ronde s’est terminée il y a quelques mois tandis que le projet d’un pôle technologique semble avoir atteint le stade de sa concrétisation, même s’il reste encore un projet. Tout cela, dans un contexte difficile pour l’emploi (en raison de la diminution du volume des commandes offert par CFF Cargo, qui reste le plus gros client des Ateliers) et pour les travailleurs qui s’affrontent à des conditions de travail de plus en plus rudes. Comment vivez-vous cette situation?
Gianni Frizzo: Le personnel se trouve dans une situation très difficile marquée par une grande incertitude. Si le volume de travail a augmenté en 2009 et 2010, avec l’augmentation qui s’ensuit du nombre de salariés dans l’usine, la situation a changé à partir de 2011. En effet, nous assistons à une baisse importante du volume de travail qui met en danger les emplois (je pense au renvoi de 15 travailleurs intérimaires) et, plus en général, la capacité productive des Ateliers de Bellinzone. Car la diminution des commandes dans le secteur des wagons nous empêche de disposer des fonds nécessaires pour couvrir les frais d’exploitation, avec toutes les conséquences négatives qui en découlent.
Le manque de transparence de CFF Cargo pour ce qui a trait à sa stratégie de court et moyen terme (2013 et 2014) met les Ateliers dans une situation d’incertitude très dangereuse: devant le risque de perdre tout d’un coup un volume de travail qui représente environ 60% du chiffre d’affaires, les Ateliers (plus exactement les travailleurs des Ateliers en collaboration avec leurs divers appuis) n’ont pas la possibilité de concevoir, à temps, une stratégie industrielle alternative. On comprend très bien que tout cela soulève de sérieux doutes sur la stratégie que les CFF préparent à l’égard des Ateliers de Bellinzone. D’un côté, ils affirment continuer à croire en elle; de l’autre côté, les CFF empêchent le développement de la production en raison de problèmes structurels et de l’organisation matricielle du travail (organigramme bidimensionnel dans lequel les postes dépendent de plusieurs objectifs d’organisation supérieurs, cette organisation peut être faite par projet, par produit, par équipe), bien que toutes les compétences nécessaires soient réunies.
Les clients internes (CFF Voyageurs et CFF Cargo) représentent, actuellement, environ 85 % du volume du travail. Cette proportion va clairement à l’encontre de nos prévisions et même de celles établies (officiellement) par les CFF depuis 2008. Nous avons un besoin urgent de faire appel aux commandes d’autres prestataires pour couvrir les frais d’exploitation et maintenir les emplois. Vous pouvez bien imaginer que cette situation d’incertitude extrême, qui provoque des tensions au sein du collectif de travail, est très mal vécue par les travailleurs des Ateliers.
Les CFF semblent maintenant avoir une attitude qui combine à la fois une volonté de discussion formelle avec le comité de grève et la mise devant le fait accompli, systématique, dans les décisions concrètes. Comment pensez-vous y faire face ?
Gianni Frizzo: Ce refrain obsédant du retour à la «normale», entonné régulièrement par la direction, est en train de saper tout le travail effectué jusqu’à présent par le comité de grève, sur la base de nombreuses discussions exténuantes. Cela dans le cadre de la table ronde [entre la direction des CFF, les représentants des travailleurs, avec un médiateur: Franz Steinegger, ancien président du Parti radical de 1989 à 2001, alors conseiller national d’Uri] au cours des quatre dernières années
Les décisions unilatérales de la direction locale, celle des Ateliers CFF de Bellinzone, contreviennent clairement aux résolutions convenues par les parties lors de la table ronde du 16 décembre 2011. Il s’agit d’une attitude insultante qui devrait faire réfléchir attentivement les CFF. Ils devront assumer l’entière responsabilité de cette situation, en particulier celle portant sur les conséquences possibles que cette attitude pourrait déclencher; cela tant que les CFF ne reviennent pas sur leurs décisions. Je dois ajouter, néanmoins, que la marge de manœuvre dont dispose la direction des CFF, pour faire marche arrière, tend à se rétrécir avec le temps.
Nous espérons toujours dans leur «bon sens», car sinon nous serons tenus à déterminer des «contre-mesures», que nous ne tenons pas à expliciter ici, pour des raisons évidentes; mesures visant à les «ramener à la raison». La direction des CFF devrait se rendre compte, avec un minimum de bon sens, qu’aujourd’hui, compte tenu des problèmes structurels (de gestion et d’organisation), la situation aux Ateliers CFF de Bellinzone ne s’est pas du tout améliorée par rapport à 2008. Bien au contraire: nous sommes confrontés aux incertitudes qui découlent de la stratégie de CFF Cargo.
En plus des problèmes liés à l’avenir des Ateliers CFF de Bellinzone, de nombreux travailleurs ont mal vécu le nouveau système salarial introduit, l’année dernière, dans le cadre du renouvellement de la Convention collective du travail (CCT). De nombreux ouvriers ont été «déclassés», c’est-à-dire assignés à une classe salariale inférieure. Cela concerne parfois des travailleurs avec une dizaine, voire plus, d’années d’expérience professionnelle. Si pour le moment les CFF ne demandent pas de se faire rembourser la différence (reste en vigueur, au moins jusqu’à la fin de la CCT, ce qu’on appelle la «garantie des salaires acquis»), l’avenir semble toutefois incertain. Y compris parce que tout cela signifie, au pire, le blocage permanent des salaires pour les années à venir. Comment entendez-vous réagir?
Gianni Frizzo: Comme si le personnel des Ateliers de Bellinzone (et plus en général celui des CFF à l’échelle du pays) n’avait pas assez d’ennuis, voici que l’entreprise sort de son chapeau un système salarial absurde à tous les points de vue. Il pénalise surtout les travailleurs dont les salaires sont les plus bas. Puis, il y a eu encore la direction locale, celle des Ateliers de Bellinzone, qui a aggravé les choses, en souhaitant montrer qu’elle est plus royaliste que le roi. En effet, elle vient de «dévaloriser» les activités artisanales par une procédure d’attribution des postes (déterminante pour la fixation des salaires) «fait maison». Cette procédure ne respecte même pas des règles existantes en la matière. Ainsi, cette pratique a augmenté encore plus la diminution du salaire (qui peut atteindre un montant de 20’000 francs par année).
De plus, la garantie du salaire acquis sera certainement remise en cause à la fin de 2014, à l’occasion des prochaines négociations pour le renouvellement de la Convention collective de travail (CCT). Le nouveau système de rémunération a diminué, de fait, aussi bien les salaires minimums (ceux appliqués pour les nouvelles embauches) que les salaires maximums (lesquels s’appliquent seulement pour les travailleurs «artisans», donc les plus qualifiés). Dans tous les cas, la direction des CFF s’appuiera sur cette nouvelle grille salariale pour balayer les quelques droits et avantages dont bénéficient encore les salarié·e·s.
Pour faire face à cette attaque contre les salaires, le comité de grève a réagi avec une action de protestation, menée par quelque 200 ouvriers: dans un premier temps, en refusant de signer les nouvelles conditions salariales; dans un deuxième temps, en déléguant au comité de grève la défense collective de leurs intérêts. Une procédure est en cours et va probablement déboucher sur un flot de plaintes que nous devrons prendre en charge dans les mois à venir.
Cette dernière démarche se limitera, de fait, à atténuer les conséquences négatives pour le personnel, sans pouvoir changer ce qui est à la racine du problème, à savoir le système de rémunération lui-même. Cette question constitue un thème important qui doit être discuté, mais surtout faire l’objet d’un combat syndical mené par tous les employés du pays travaillant aux CFF; et cela dans un esprit de solidarité.
Nous cherchons à préciser la façon de poursuivre et d’atteindre cet objectif tout en étant conscients que nous ne pouvons compter sur le soutien des directions des syndicats, dont l’attitude peut être définie comme «complice» du patronat, par leur rôle dans cette triste page de l’histoire du corporatisme suisse. Mais il est tout aussi vrai que l’espoir est toujours le dernier à mourir…! (Traduction A l’Encontre)
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Article publié dans le bimensuel du MPS-Tessin: Solidarietà du 19 avril 2012.
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