CFF-Cargo: une grève aussi pour les femmes

Une confrontation sur leur rôle dans la lutte aux Ateliers CFF de Bellinzone

Par Stefano Guerra

«Elle, on l’entend peu» ; «la femme vit sa propre dépendance de l’homme et de son travail de manière extrême» ; «la femme n’est pas nécessairement convaincue du bien fondé de la grève», donc ses questions «tourmentent, ne laissent aucune trêve»: «deux mondes commencent à se diviser dans l’intimité». Ce sont des affirmations comme celles-ci, contenues dans un chapitre du livre d’Hanspeter Gschwend – Streik in Bellinzona, Huber Verlag, octobre 2008 – sur la grève aux Ateliers CFF de Bellinzone (…) à avoir fâché les femmes (cinq femmes de travailleurs en grève plus une «externe») qui ont mis par écrit leur colère. Elles dénoncent «un acte de diffamation gratuite», stigmatisant «des mots qui sont encore une fois dénigrants pour les épouses et les femmes», lesquels «forment un pétrin stagnant de clichés erronés et dépassés». Dans les lettres envoyées aux quotidiens et périodiques tessinois – publiées ensuite par le bimensuel Solidarietà (…) – les femmes revendiquent une appartenance à cette expérience [de lutte] et, au fond, à être des femmes au-delà du rôle d’épouses. Il s’agit d’une appartenance que Hanspeter Gschwend n’aurait pas pleinement reconnu selon elles. Bien plus: qu’il aurait enfin dénaturé.

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Stefano Guerra: Hanspeter Gschwend, vous avez été surpris par cette réaction ?

Hanspeter Gschwend: Je dois vous avouer que oui. Ce n’était pas de mon intention de blesser quiconque, et pas non plus d’en sous-estimer le rôle. Peut être que je n’ai pas réussi à bien m’exprimer, mais j’ai cherché à donner une image la plus équilibrée possible de la femme pendant la grève. J’aimerai aussi dire que, selon moi, ce chapitre est un éloge des femmes, pas un dénigrement. J’écris, en effet, qu’elles ont eu un rôle plus difficile que les hommes, parce qu’elles ont dû lutter sur deux fronts: d’une part, en soutenant leurs maris et, d’autre part, par leur engagement à ce que la vie quotidienne continue [au foyer]. Ce double rôle est résumé dans la phrase citée à la fin du chapitre, celle d’une femme [Augusta Bellini] qui a dit au correspondent de la radio DRS [suisse alémanique]: « Nous sommes disposées à nous défendre comme une mère de lion».

Stefano Guerra: Dans leurs lettres envoyées à la presse, les femmes vous ont accusé, entre autres, d’avoir écrit un livre «sans respecter la réalité des faits», d’avoir généralisé de manière superficielle, d’avoir créé «un amas stagnant de clichés erronés et dépassés». On se demande donc quelles sont vos sources. Avez-vous discuté avec combien et quelles femmes ?

Hanspeter Gschwend: Je ne sais pas vous dire combien de femmes ont discuté avec moi, mais ce n’est pas important. Ce qui compte ce ne sont pas les chiffres. mais plutôt la qualité. J’ai récolté des informations à plusieurs niveaux: directement aux [Ateliers], en discutant avec des gens (c’est vrai, surtout avec des hommes: parce qu’il y avait presque seulement des hommes), avant et après les assemblées des travailleurs.

Augusta Bellini: Moi j’étais souvent [aux Ateliers], mais vous ne m’avez jamais parlé…

Hanspeter Gschwend: Je sais, mais je ne l’ai pas fait exprès. Tout simplement, du fait que c’étaient les hommes à être au front, je me suis adressé surtout à eux. Cependant j’ai parlé longtemps avec une femme, Morena Carelle [secrétaire du syndicat Transfair, membre de la direction de grève], qui était très critiquée. Elle disait que cette grève était une «Männergeschichte» [histoire d’hommes]. Ensuite j’ai discuté lors d’autres occasions (par exemple sur le train pour aller à la manifestation) avec des femmes.

Augusta Bellini: Vous avez dit, à la radio, que vous ne comprenez pas ce que nous écrivons…

Hanspeter Gschwend: Je pense qu’il s’agit d’un malentendu.

Giuliana Grassa: Je ne peux pas mal interpréter des mots mis par écrits. Un discours oui, mais les mots mis par écrits non. Le problème est que nous avons été bannies. Si le livre n’avait pas existé, rien n’aurait changé. Bien au contraire. La dimension familiale reste de toute façon omniprésente pendant toute la grève. Il suffit de penser au slogan «Giù le mani dal nostro papà» (Bas les pattes de mon père) ou aux références continues, lors des interventions (y compris du comité de grève), à la dimension «privée» des événements. Qu’est-ce qui vous dérange en ce qu’a écrit Hanspeter Gschwend ?

Augusta Bellini: Il a écrit que nous embêtions notre mari lorsqu’il rentrait à la maison le soir. Ce qui n’est absolument pas vrai.

Stefano Guerra: Dans le chapitre discuté, il est aussi écrit que cette réalité n’était pas vécue par toutes les familles.

Giuliana Grassa et Augusta Bellini: Mais, il est écrit que la plupart des familles en étaient concernées.

Stefano Guerra: Vous lui reprochez d’avoir généralisé ?

Saida Cozzaglio: C’est un archétype de femme qu’il décrit [dans son livre]: notamment celui de la femme qui supporte le monde sur ses épaules. Chacune de nous a différentes sensibilités. Moi-même, par exemple, je n’ai pas vécu cette grève comme épouse, mais aussi comme femme et comme porte-parole [du Parti Communiste, section tessinoise du Parti du Travail/Parti Ouvrier Populaire].   Dans le film de Danilo Catti, la femme est aussi représentée de manière incomplète et mauvaise. Seul l’aspect féminin est mis en avant, alors que, dans la lutte, il y a une dimension cachée, moins visible, que ne réduit pas à prendre le microphone pour parler. Cette dimension n’apparaît pas dans le film ou dans le livre.

Hanspeter Gschwend: Regarde: j’ai écrit aussi que les femmes «se soutiennent les unes avec les autres et reviennent pour encourager leurs maris». Il s’agit de femmes qui luttent comme les hommes, mais avec une façon qui est la leur. C’est le cas de l’épouse d’Ivan Cozzaglio, par exemple. Je ne sais pas qu’est-ce qui vous manque…

Giuliana Grassa: «Reviennent pour encourager [leurs maris]»: c’est comme si à des moments nous encouragions, tandis qu’à d’autres pas.

Stefano Guerra: Vous n’avez pas eu ces moments de doute et de «faiblesse» ?

Giuliana Grassa et Augusta Bellini: Non. Absolument pas. Jamais

Giuliana Grassa: Je ne dis pas que ce qui écrit Hanspeter Gschwend ne soit pas une partie de la réalité, mais ce n’est [justement] qu’une partie de la réalité. Le fait que les 420 travailleurs soient pratiquement tous considérés des héros… ce n’est pas la réalité. Et que les femmes soient toutes jugées comme des personnes… qui préféraient le Noa [programme de placement des CFF] lors de la grève, ce n’est pas vrai. Chez moi, à la maison, on en n’a jamais parlé. Vous pouvez nous reprocher d’assumer une position minoritaire. Certes, mais nous sommes 26 dans le groupe «Officina donna», et personne de nous n’a jamais pensé à cette solution.

Hanspeter Gschwend: Nous avons des divergences sur la manière de voir les choses. Selon moi, il est plus difficile et plus humain de voir les choses de manière différente. Ce que j’ai essayé de dire, c’est que les femmes avaient une autre vision des événements. Je n’ai pas écrit que les femmes disaient aux hommes d’accepter le Noa. Selon moi, qui, comme elles, pensait à deux issues possibles de la grève (un succès ou une défaite), certains manifestaient une tendance à réfléchir plus, par rapport à ceux qui se mettaient sur une estrade pour crier: «Résister, résister, résister !».

Giuliana Grassa: Bien au contraire, vous savez ce que nous pensions ? Que s’il fallait «tomber» [être battus], on serait «tombés» tous et toutes, mais débout.

Augusta Bellini: Oui, ceci est la réalité.

Hanspeter Gschwend: C’est aussi ce qu’on peut lire dans le livre, notamment par la citation de Gianni Frizzo…

Giuliana Grassa: Mais ce n’est pas la même chose que nous le disions nous-mêmes !

Saida Cozzaglio: Je ne veux pas être portée au compromis, mais chacun voit les choses d’après sa propre sensibilité. Il est donc logique et humain que chacun veuille écrire l’histoire comme il l’a vécue. Chacun de nous en assume la responsabilité. Il y a une autre chose que je souhaite dire: les femmes sont plus facilement prises comme bouc émissaire.

Hanspeter Gschwend: Dans ce chapitre, j’ai voulu mettre en relief le rôle difficile des femmes pendant la grève, en montrant les aspects positifs et cachés auxquels les médias ne faisaient pas allusion

Giuliana Grassa: Si vous aviez placé «certaines» devant le terme«épouses», cela aurait été différent. Parce qu’on aurait compris que [dans le chapitre] on parle d’une partie des femmes [seulement]. Il est possible que cette partie ait existé: moi je n’ai pas connu toutes les femmes, mais surtout celles du groupe [«Officina Donna»], une trentaine donc…

Stefano Guerra: Dans le chapitre en question, les femmes sont presque toujours des «épouses», tandis que les hommes sont presque des hommes et rien d’autre, rarement des maris. En le lisant, on en déduit que restent dans la pénombre non seulement la «force» de la femme (qui n’était pas résignée et qui s’exprimait également dans la lutte en dehors de la famille, comme vous écrivez d’ailleurs), mais aussi la souffrance de l’homme (lequel n’était pas seulement celui qui montrait sa force dans les ateliers, mais aussi une personne touchée par les doutes et les tourments, dont l’origine n’est pas forcément liée à l’épouse).

Hanspeter Gschwend: De la souffrance de l’homme, j’en parle dans une autre partie du livre. Et puis, j’ai répété à plusieurs reprises: ce n’était pas de mon intention de sous-estimer le rôle des femmes dans la grève, bien au contraire. Selon moi, une femme qui a vécu et souffert, qui a été traversé par des doutes (je n’ai jamais écrit «qu’elle s’était résignée»), cela est bien plus «héroïque» que ce qui transparaîtrait en mettant en évidence une seule facette. Dans le livre on trouve la différence. Et de mon point de vue, la femme telle que je l’ai décrite dans la première partie du chapitre, représentait la majorité: j’en suis convaincu.

Augusta Bellini: À moi, il me semble que vous n’avez pas vu les femmes. Probablement, vous ne les avez pas cherchées.

Hanspeter Gschwend: Je l’avoue. J’ai parlé avec des femmes, mais ne suis pas allé les chercher. Mais il faut bien constater que les personnes qu’on rencontrait lors la grève, c’étaient des hommes.

Giuliana Grassa: Je ne le mets pas en doute. Je me limite à faire le point sur ce que vous avez écrit de nous-mêmes. Je m’étais réjouie de la sortie de ce livre et l’avais même commandé avant sa parution. Et puis je l’ai lu avec une grande déception.

Saida Cozzaglio: Moi-même non. Je ne me suis pas étonnée du contenu du livre et pas non plus du film [«Giù le mani !» de Danilo Catti]

Giuliana Grassa: Les deux femmes qui pleurent dans le film ne m’ont pas dérangé outre mesure. Ce n’est qu’après la lecture du livre que cette question m’a beaucoup gêné. Une femme qui pleurait était toujours venue aux réunions, avait toujours pris la parole sans pleurer. Mais le réalisateur a choisi de montrer ce moment-là.

Stefano Guerra: Cette souffrance existait aussi. Comment on pouvait ne pas la montrer ou ne pas l’écrire ?

Augusta Bellini: Il y a les deux côtés [la souffrance et la force]. Moi-même aussi j’ai pleuré et me suis émue. Mais ce n’était pas une raison pour ne pas lutter. Les femmes qui pleurent ne me dérangent pas, mais nous ne sommes pas seulement des femmes qui pleurent.

Hanspeter Gschwend: Selon moi, ceci est le chapitre le plus humain sur le fond, celui qui se distingue le plus des autres. Ce que j’ai décrit ce n’est pas le portait d’une femme faible: ici on ne parle pas de faiblesse mais de force. Après avoir lu vos lettres, je me suis demandé si vous aviez raison. J’en ai parlé aussi avec d’autres femmes qui ont lu le livre, et elles n’ont pas eu la même réaction. J’avoue toutefois que si ces réactions m’étaient parvenues à temps, j’aurai rédigé autrement ce chapitre: non pas sur le fonds, mais plutôt en mettant en exergue certaines différences. (Traduction A l’Encontre)

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Ont participé à la discussion:

Hanspeter Gschwend: 63 ans, journaliste et écrivain, vit à Roveredo (Grisons italien). Auteur du livre «Sciopero a Bellinzona. Il cantone si rivolta» (Grève à Bellinzone. Le canton se révolte).

Saida Cozzaglio: 38 ans, assistante en gériatrie, vit à Biasca. Son mari Ivan, membre du comité de grève, travaille dans les Ateliers CFF de Bellinzone depuis 1989.

Giuliana Grassa: 45 ans, auxiliaire dans un pressing, vit à Muralto. Son mari Franco travaille dans les Ateliers CFF de Bellinzone depuis plus de quinze ans.

Augusta Bellini: 46 ans, auxiliaire postale, vit à San Vittore. Son mari Marco travaille dans les Ateliers CFF de Bellinzone depuis 1979.

Cet article a été publié dans le bimensuel Solidariéta du MPS-Tessin et mis en en forme par Stefano Guerra.

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