L’opium du sport: le dopage

Fotolia_dopagePar Marc Perelman

Alors que le Sénat poursuit ses auditions dans le cadre d’une commission d’enquête sur l’efficacité de la lutte antidopage, la liste des sportifs dopés s’allonge de jour en jour. Elle concerne toutes les disciplines : de l’athlétisme au football en passant par le cyclisme, le tennis, le base-ball, la natation, le golf… et le rugby, trop longtemps préservé par omission mais qui est le sport le plus touché en proportion du nombre de ses pratiquants. En France, bien sûr, et dans tous les pays où le sport est devenu une immense organisation plus ou moins contrôlée par l’Etat, on assiste à un véritable flot d’aveux, non pas extorqués à de pauvres victimes mais librement exprimés par les sportifs eux-mêmes.

L’époque est bien lointaine lorsque certains sportifs, entraîneurs ou dirigeants politiques niaient en bloc la réalité du dopage, en particulier lorsqu’il s’agissait des pays de l’Est où le muscle socialiste, sans doute plus rouge, était censé dominer le muscle occidental. Ce n’était pas le marxisme qui dopait les athlètes mais des substances autrement plus dangereuses pour le corps, si ce n’est pour l’âme. L’Allemagne de l’Est, véritable petit camp sportif retranché, concentrait alors les formes les plus barbares de dopage, provoquant aménorrhées, cancers, voire la mort prématurée de nombreux athlètes (nageuses pour la plupart). Un peu plus tard, le dopage s’exportera vers l’Occident déjà demandeur : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Grèce, l’Espagne, puis la Jamaïque, la Russie, la Chine enfin prirent le relais des pays de l’ancien glacis soviétique et eurent eux aussi leur lot de dopés au plus haut niveau (champions olympiques et du monde).

Aujourd’hui, plus personne ne semble dupe : des médecins (Jean-Pierre de Mondenard parle de «dopage intégral» dans le football et affirme que la triche est «dans la nature humaine») ; des écrivains (Bégaudeau qui milite «pour une corruption transparente» jubile sur «la fatale extension du dopage» et estime que «sa légalisation serait un moindre mal») ; des sportifs (Noah, qui n’est pas «dupe» de l’utilisation du dopage par les sportifs espagnols qui gagnent partout, recommande «la meilleure attitude à adopter [qui] est d’accepter le dopage»). Dès lors que l’emprise de la compétition est totale sur la moindre activité physique, courir, nager, sauter, lancer nécessitent un dopage approprié qu’on le déplore ou l’approuve.

Qu’en est-il d’ailleurs du dopage lui-même ? On assiste à l’émergence d’une véritable économie du dopage liée en amont à la recherche scientifique et à la médecine et inoculé en aval aux sportifs cobayes. Le docteur Fuentes, dans les appartements duquel la police a retrouvé 211 poches de sang, a été la pièce maîtresse d’un vaste dispositif de dopage, non seulement dans le cyclisme, mais aussi dans le foot, l’athlétisme et le tennis. Il a été condamné à un an de prison, mais qu’il n’effectuera pas. Reste que chaque jour qui se fait est propice à l’invention de nouveaux produits magiques. Après l’EPO, voici l’Aicar qui, combiné au GW1516, permet sans entraînement de nouveaux exploits pour les sportifs les plus riches. Le milieu médical évalue le nombre de substances indécelables à une vingtaine circulant déjà parmi l’ensemble des sportifs les mieux «préparés». Autrement dit, la lutte contre la tricherie par le dopage est une pure fiction, parce que perdue d’avance, car les sportifs dopés ont toujours, précisément eux, une longueur d’avance. Cette lutte prend l’allure d’une farce dans le cas d’une Jeannie Longo quinquagénaire, alors que certains scientifiques parlent de mutation génétique et que nombre de sportifs l’estiment même désormais nécessaire.

Dopage-2Quinze ans après les faits, Marie-George Buffet a reconnu avoir subi des «pressions de toute sorte» pour lui interdire de procéder à un contrôle inopiné sur les membres de l’équipe de France de foot au moment du stage de Tignes préparatoire à la Coupe du monde de 1998. L’ancienne ministre réactivait les doutes et les zones d’ombre planant autour d’une victoire devenue une merveilleuse légende. A la sortie de sa convocation à huis clos et au Sénat, Deschamps, l’actuel entraîneur de l’équipe de France de foot, est resté très discret ; il avait cependant reconnu avoir déjà pris de la créatine en Italie, ce qui jette un doute supplémentaire sur la victoire de 1998. On nous affirme pourtant que les institutions comme l’Agence mondiale antidopage liée au CIO et l’Agence française de lutte contre le dopage, autorité publique indépendante, agiraient avec détermination pour combattre ce fléau. Les contrôles, bien que de plus en plus fréquents, sont inefficaces eu égard à la «qualité» du dopage. En athlétisme, et de façon moindre en natation, certains records mondiaux datent de la fin des années 80 et du début des années 90. La limite physique des possibilités de records semblant atteinte, nombreux sont ceux à espérer un dopage scientifique et démocratique, génétique, qui permettrait de relancer la machine à records et redéployer le spectacle sportif en panne, alors que d’autres estiment à tort que le dopage serait la fin du sport.

Que peut-on conclure à partir de ces analyses?

• Sans dopage, la compétition dans son ensemble et quel que soit le sport n’existerait plus. Si le dopage a toujours été présent, dès les Jeux olympiques grecs, ses caractéristiques actuelles sont d’un tout autre ordre : mode industriel de production, mondialisation (toutes les nations, tous les sports), massification au sens où le plus large public en accepte la fatalité et les risques majeurs. Le dopage est le moteur du sport.

• Le dopage est consubstantiel au sport. Il est l’assise sur laquelle la compétition peut se déployer et prendre un nouvel élan. Mieux que cela, le dopage constitue le cœur de la compétition de telle sorte que le record, la victoire ou la performance, au fondement de toute compétition, ne sont possibles et réalisés que par le truchement du dopage lui-même. Au même titre que la raquette pour le tennisman, le ballon pour le footballeur ou le vélo pour le cycliste, le dopage est devenu un instrument indispensable, le complément naturel dans la compétition acharnée entre les sportifs et leurs équipes. Le dopage n’est donc plus marginal, ni un élément extérieur à la compétition sportive, et son recours est de moins en moins dissimulé. Il est le pivot de toutes les compétitions et le Tour de France en est le laboratoire vivant et sa plus belle vitrine.

• C’est à un dopage pour tous auquel aspirent la plupart des protagonistes du sport. Car tout pousse au dopage – compétition de tous contre tous, culte de la performance, soif permanente et jamais étanchée de gagner à tout prix – qui est désiré, voire revendiqué par des spectateurs hallucinés par les prouesses sportives, hystérisés par les exploits inouïs des champions, en phase d’addiction sportive aiguë. Le dopage est dorénavant le seul moyen qui permet d’assurer un spectacle sportif total en tant qu’il est lui-même la seule organisation sociale canalisant l’immense détresse sociale et politique qui taraude nombre d’individus face à un sombre avenir. En ce sens, le dopage n’est plus un tabou.

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Marc Perelman est professeur à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense. Le site Alencontre, conjointement à Marc Perelman, mènera une campagne d’information sur le contenu économique, social et politique de l’organisation de la Coupe du monde de football. Une première information a été publiée sur ce site en date du 15 mai 2013 sous le titre: «Brésil. Les grands événements sportifs et la destruction de la vie». Cet article a été publié dans le quotidien français Libération le 16 mai 2013.

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