Par Aníbal Corti
Avant son élection, il y a un peu plus de deux semaines, comme évêque de Rome et souverain pontife, le cardinal Jorge Mario Bergoglio était largement considéré par les fidèles catholiques de gauche comme un curé conservateur.
En 2005, par exemple, alors que son nom circulait pour succéder à Jean Paul II, l’ancien moine franciscain Leonardo Boff [1], l’un des fondateurs de la théologie de la libération latino-américaine, avait dit au journaliste Dario Pignotti, pour le quotidien argentin Página 12, que sa candidature ne devrait même pas être prise en compte. «Je crois que Bergoglio a beaucoup de choses à expliquer, il y a une tache sur sa biographie et cela n’est pas bon pour la figure d’un pape. Et ce passé gris ne le concerne pas seulement lui, mais tout l’Episcopat argentin, à l’exception de certains évêques prophétiques qui ont été écartés».
Le journaliste lui avait alors demandé s’il accusait spécifiquement Bergoglio ou si c’était une accusation générique, ce à quoi Boff avait répondu: «C’est que Bergoglio a suivi la tendance dominante dans l’Eglise argentine durant la dictature. On ne peut séparer sa personne de la Conférence des Evêques qui fut complice des militaires.»
Le journaliste avait insisté et la personne interviewée a répété ses paroles: «Vous êtes en train de dire que l’élection de Bergoglio serait un scandale?»
«Je ne dirais pas un scandale, je dirais plutôt que cet homme arriverait en étant marqué par un grand point d’interrogation. Comment se fait-il que l’on mette au sommet de l’Eglise quelqu’un qui a appuyé un régime ayant commis des crimes de lèse-humanité? Comment cet homme va-t-il parler de droit ou de dignité, si lui-même a été complice?»
A cette époque également, Adolfo Pérez Esquivel, prix Nobel de la paix et un des fondateurs du Service Paix et Justice (Serpaj), avait dit publiquement que l’attitude de Bergoglio durant la dictature n’avait pas été une exception par rapport au comportement général des hautes autorités ecclésiastiques argentines durant la période. «L’attitude de Bergoglio s’inscrit dans toutes ces politiques consistant à penser que tous ceux qui travaillaient socialement avec les secteurs les plus pauvres, les plus nécessiteux, étaient des communistes, des subversifs, des terroristes», a-t-il dit dans un programme spécial de télévision (que l’on peut voir sur YouTube). Il a ajouté qu’un pape devait avoir des positions très claires et que Bergoglio ne remplissait pas cette exigence parce qu’il était «une personne ambiguë».
Celui qui finalement accéda cette année-là au trône de Pierre fut le cardinal allemand Joseph Ratzinger. Presque sept ans plus tard, avec la renonciation de Ratzinger, l’Argentin a eu alors une seconde chance. Et ce fut cette fois la bonne.
Autant Pérez Esquivel que Boff ont salué avec enthousiasme la transformation de Bergoglio en François. A quelques heures de l’élection, Adolfo Pérez Esquivel a dit à la chaîne BBC Monde qu’il était sûr que Bergoglio n’avait pas collaboré avec la dictature. Il a redit cela quelques jours plus tard dans un article paru dans le quotidien argentin Clarín et une autre fois encore après s’être entretenu avec François à Rome. Boff de son côté a déclaré à l’agence DPA (Deutsche Presse Agentur) qu’il ne savait rien de tout cela: «Je ne sais rien sur ce thème. Je me base sur Pérez Esquivel, qui a été durement torturé et connaît bien Bergoglio.» Quelques jours plus tard, l’éminent théologien brésilien a déclaré à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel (déclarations dont l’agence de presse EFE – espagnole – est en possession): «J’ai connu Orlando Yorio, l’un des jésuites que l’on pense avoir été trahis par Bergoglio et jamais celui-ci n’a formulé devant moi de telles accusations.» Yorio est mort à Montevideo en 2000, ainsi Boff doit forcément l’avoir connu bien avant 2005. Ce que Yorio lui aurait dit alors, ou ne lui aurait pas dit, ne peut donc avoir changé son opinion sur Bergoglio durant ces sept ans. Boff a également dit à Der Spiegel (toujours selon l’agence EFE) que le pape François en surprendrait plus d’un en opérant dans l’Eglise un tournant radical. «Beaucoup de gens seront surpris par ce que François va faire. Pour que cela puisse se faire, il faudra rompre avec les traditions et laisser derrière la Curie corrompue du Vatican, ce qui ouvrira le chemin à une Eglise universelle», a-t-il affirmé. Sur son blog (leonardoboff.wordpress.com), il a également écrit que le pape François était appelé à restaurer l’Eglise originelle du Christ, comme saint François d’Assise avait été appelé à le faire à son époque.
Si ce n’est pas un mal en soi que de changer d’opinion, le changement a été dans ce cas un peu trop abrupt: une espèce de révélation. La question n’est pas de savoir si Bergoglio a collaboré ou n’a pas collaboré avec la dernière dictature militaire argentine. La question est que les secteurs de gauche à l’intérieur de l’Eglise catholique, qui auparavant (à raison ou à tort) le voyaient comme un conservateur, après avoir pris un étrange virage, semblent maintenant le considérer comme une espèce de révolutionnaire.
Le dimanche 24 mars 2013, Horacio Verbitsky [écrivain et journaliste argentin du quotidien Pagina 12] a attribué le changement dans le discours de Pérez Esquivel et d’autres Argentins à une sorte d’euphorie nationaliste qui rassemble et réclame l’unanimité des adhésions (comme cela s’était déjà produit lors du Mundial de Foot en 1978 ou de l’invasion des Malouines en 1982). Mais cette hypothèse présente un problème: le virage semble ne pas être le fait des Argentins seulement. Le phénomène n’étant pas purement local, l’hypothèse nationaliste de Verbitsky ne l’explique donc pas complètement.
Il y a une autre hypothèse, assez évidente. La Curie romaine corrompue nécessitait un lifting. La crise du catholicisme est grave et notoire et elle menace sévèrement l’hégémonie religieuse de celui-ci sur une bonne partie du monde. Les cardinaux électeurs (lesquels sont dans leur immense majorité conservateurs ou carrément réactionnaires) ne pouvant en aucun cas désigner un homme qui défierait vraiment le statu quo de l’Eglise, ils ont mis un conservateur au poste. Mais ils ne pouvaient pas non plus laisser les choses exactement comment elles l’étaient. Ainsi, il fallait faire ce que la chrétienté a toujours fait lorsqu’elle s’est trouvée en situation de crise: elle est allée chercher inspiration dans le mandat évangélique originel et dans la pratique (humble et «missionnaire») des communautés chrétiennes des Ier, IIe et IIIe siècles.
Le retour au christianisme originel, le retour aux fondements mêmes de la foi fut la réponse de François d’Assise [1181 ou 1182–1226] lorsqu’il reçut de Dieu le mandat de reconstruire son Eglise. Cela fut aussi le slogan central et le motif récurrent de la réforme protestante et cela a été, au cours de toute son histoire, la réponse que la chrétienté a donnée à chaque fois qu’elle s’est retrouvée dans une impasse.
Il est très probable que ce changement ait été dans l’air. Il est très probable que les hommes de l’Eglise l’aient vu venir, indépendamment de la personne qui serait désignée spécifiquement pour en prendre la direction. L’enthousiasme qu’a provoqué la transformation de Bergoglio en François peut paraître quelque chose d’étrange chez des personnes de gauche, mais il est probable que Boff et Pérez Esquivel aient entrevu (ou cru entrevoir) à l’avance que le prochain pape allait être un révolutionnaire, même malgré lui.
Mais il se peut qu’il ne s’agisse dans tout cela que d’un lifting. Un de plus parmi tous ceux qu’accumule une institution corrompue qui a toujours été, invariablement, au moins depuis que l’empereur Constantin s’est converti au christianisme, aux côtés des forts et des puissants. Boff et Pérez sont catholiques et sont obligés d’avoir de l’espérance. L’espérance est une vertu théologique. Pour tous les autres, dont nous faisons partie, le scepticisme est en revanche permis. (Traduction par A l’Encontre; publié initialement, en date du 27 mars 2013, dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, Uruguay)
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[1] Leonardo Boff est né en 1938 à Concordia dans l’Etat de Santa Catarina (Brésil). Il devient en 1959 membre de l’ordre des frères mineurs franciscain. Il obtiendra sa thèse de doctorat en philosophie et en théologie à l’Université de Munich (alors Allemagne fédérale). Son directeur de thèse – que Boff écrit en allemand – est un jésuite: Karl Rahner. Ce dernier est marqué par la pensée d’Heidegger. De 1970 à 1992, L. Boff enseigne la théologie systématique – une tentative de jonction entre les sciences sociales et les «textes sacrés» – dans diverses universités du Brésil et dans l’Institut de théologie franciscain de Petrópolis (Etat de Rio de Janeiro). Suite aux attaques répétées du pape Jean Paul II – en 1984, le cardinal Ratzinger le réprimande pour ses thèses liées à la théologie de la libération; en 1985, on lui intime une «année de silence obséquieux»; face à cela il manifesta une hésitation respectueuse – il quitte en 1992 le sacerdoce (après interdiction d’exercer la prêtrise) et va vivre maritalement. Il se déclarera partisan de l’hypothèse de Gaïa de James Lovelock; elle a été le sujet de nombreux débats scientifiques, en partie liés à sa dimension téléologique et à la confusion qu’elle pouvait introduire entre hypothèse et théorie. (Rédaction A l’Encontre)
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