Histoire. La Révolution russe (II). De mai à juillet 1917


Alexander Federovitch Kerenski, sur le «front»…

Par Nicolas Werth

Le second gouvernement provisoire

La question de la paix ou de la guerre reste au centre des préoccupations du gouvernement de coalition. Principal théoricien du défensisme révolutionnaire, le menchevik Irakli Tseretelli [né en 1981 en Gorgie, et décédé aux Etats-Unis en 1959; membre du POSDR – Parti ouvrier social-démocrate russe,tendance menchevik dès 1903 – député à la IIe Douma en 1907 vite dissoute par Nicolas; il s’opposera aux bolcheviks et s’appuiera pour cela sur sa base en Géorgie] élabore un plan de paix en deux volets: 1° intervention auprès des gouvernements des pays belligérants pour les rallier à la formule d’une paix sans annexions; 2° organisation, à Stockholm, d’une conférence de tous les partis socialistes européens pour les convaincre d’imposer un plan de paix générale à leurs gouvernements respectifs. Cet ambitieux et utopique projet avorte dès le mois de juin 1917.

Irakli Tseretelli

• Après avoir échoué sur le front de la paix, le gouvernement de coalition n’a guère plus de succès sur celui de la guerre. Malgré l’éloquence légendaire du nouveau ministre de la Guerre, Alexandre Kerenski, qui effectue une mémorable tournée sur le front dans l’espoir de remonter le moral des troupes, la grande offensive russe du 18 juin 1917, attendue avec impatience par les Alliés depuis le début de l’année, s’enlise, après d’éphémères succès initiaux, au bout d’une semaine, faute de matériel et de munitions. Le 2 juillet, les Empires centraux lancent une contre-offensive victorieuse, qui fait reculer le front russe de cent à deux cents kilomètres.

• A l’arrière, les tensions sociales se font plus vives. Dans les villes, les patrons refusent aux comités ouvriers, de plus en plus décidés, le contrôle ouvrier qu’ils exigent, et répondent aux grèves par des lock-out. Dans les campagnes, les comités agraires durcissent leur attitude, saisissent matériel agricole et cheptel des propriétaires fonciers, s’approprient les terres inexploitées, réévaluent d’autorité les baux à la baisse. Parallèlement à ces actions concertées se multiplient les actes individuels de «violation de la légalité». Pour éviter l’anarchie, le gouvernement est contraint d’envoyer des troupes pour rétablir l’ordre. Pour accélérer le règlement de la question de la terre, il convoque la première session du Comité agraire national.

• Dans le même temps, les mouvements des populations allogènes se développent. Les musulmans tiennent leur premier congrès «panmusulman» à Kazan (1er mai 1917); les Ukrainiens se dotent d’un «secrétariat général», forment des régiments nationaux et évoluent vers le séparatisme. Dans cette effervescence, ce foisonnement de pouvoirs autoproclamés ou démocratiquement élus, les bolcheviks, en marge de tous les partis de gouvernement, attisent toutes les formes de contestation de l’ordre établi. Toujours minoritaires dans les syndicats et les soviets, largement dominés par les socialistes modérés, les bolcheviks acquièrent, pour la première fois, à la fin de mai 1917, la majorité à la conférence des comités d’usine de Petrograd, où ils défendent l’idée du contrôle ouvrier.

La manifestation du 18 juin 1917, organisée par le soviet de Petrograd pour soutenir sa politique, révèle la montée en puissance des bolcheviks dans la capitale. Emaillée de violents incidents entre socialistes modérés et bolcheviks, elle consomme la scission des révolutionnaires russes.

Répression, lors des journées de juillet (3-7 juillet 1917)

• Le problème de la poursuite de la guerre constitue, comme en avril, le catalyseur des journées des 3 et 4 juillet. Le 3 juillet, plusieurs régiments de la garnison, gagnés par la propagande bolchevique et craignant d’être envoyés sur le front, décident de passer à l’action et de «donner tout le pouvoir au soviet». Tandis que les leaders socialistes modérés du soviet de Petrograd tentent de calmer les ardeurs de la foule qui entoure le palais de Tauride, les dirigeants bolcheviques sont eux aussi débordés, divisés (Kamenev et Zinoviev prônent la modération, Lénine est hésitant, Staline et Chliapnikov sont tentés de forcer le destin).

Durant toute la journée du 4 juillet, les manifestants, que personne n’encadre, demandent en vain au soviet de prendre le pouvoir. Dans la soirée, le gouvernement provisoire fait appel à des troupes sûres pour disperser, par la force, les manifestants. Accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat, le parti bolchevique est interdit, ses dirigeants sont arrêtés. Lénine, qualifié d’«agent du Kaiser», parvient à s’enfuir en Finlande. Cette fuite accrédite sa culpabilité. Le parti bolchevique semble décapité.

• A l’issue de cet épisode, le prince Lvov charge Kerenski de remanier le gouvernement. Après une longue crise ministérielle (6-23 juillet), Kerenski (qui garde le portefeuille de la Guerre) forme un gouvernement de salut révolutionnaire, où constitutionnels-démocrates, revenus en force, et socialistes modérés cohabitent tant bien que mal.

La crise de l’été de 1917

Durant l’été de 1917, le «pays réel» sombre peu à peu dans l’anarchie: l’économie, à bout de souffle après trois années de guerre, est quasi arrêtée; les conséquences de cette faillite économique – chômage, inflation, problèmes de ravitaillement – pèsent sur un climat social de plus en plus tendu dans les villes. Dans les campagnes, les jacqueries se multiplient. Quant à l’armée, elle se délite rapidement, sous l’effet de mutineries et de désertions.

• Face à cette situation, la tentation est grande, dans les milieux du patronat et dans l’état-major, de trouver un homme fort qui remettrait de l’ordre dans le pays. Depuis les journées de juillet, le climat politique a considérablement évolué. Désormais, les groupes de pression conservateurs – la Société pour la renaissance économique de la Russie, l’Union des grands propriétaires, l’Union des officiers de l’armée et de la flotte – occupent le premier rang dans les allées du pouvoir. Un pouvoir divisé, où de profondes rivalités mettent aux prises civils et militaires aspirant à la dictature, alors même que les piliers sur lesquels repose l’Etat – la justice, l’armée, l’administration – sont ébranlés sous les coups d’une révolution multiforme en marche.

Résolu à être le Bonaparte de la révolution russe et à éradiquer le «jacobinisme bolchevique», Alexandre Kerenski prend une série de mesures autoritaires: restauration de la peine de mort sur le front, limitation des droits des comités de soldats, envoi de troupes pour réprimer les révoltes agraires. Face à Kerenski, compromis aux yeux des conservateurs par ses liens avec le soviet de Petrograd et par son passé de révolutionnaire, même modéré, le haut commandement, les milieux patronaux et les Alliés, de plus en plus inquiets de voir la Russie sombrer dans l’anarchie, misent sur le général Lavr Kornilov, commandant en chef des armées.

Kornilov

• La rivalité entre Kerenski et Kornilov, tous deux prétendants au rôle de restaurateur de l’ordre, éclate en plein jour lors de la conférence d’Etat consultative qui réunit à Moscou, du 12 au 20 août 1917, représentants du patronat, des syndicats, des groupes professionnels, des officiers, des Eglises et des partis politiques (bolcheviks exceptés). Lors de cette conférence qui prétend restaurer l’autorité de l’Etat et des groupes constitués face aux soviets et autres innombrables comités (d’usine, de quartier, de femmes, de salut public, etc.) surgis de la base au cours des événements révolutionnaires, Kornilov prend l’avantage sur Kerenski en présentant un programme radical: dissolution de tous les comités révolutionnaires, fin de toute intervention de l’Etat dans les domaines économique et social, militarisation des chemins de fer et des usines d’armement, rétablissement de la peine de mort à l’arrière…

• Appuyé par le corps des officiers et par les conservateurs, Kornilov exige, le 26 août, un remaniement ministériel. Tandis que les ministres constitutionnels-démocrates démissionnent, Kerenski démet le généralissime Kornilov de ses fonctions. Mais celui-ci, qui avait déjà fixé au 27 août la date de son putsch, fait avancer ses troupes sur Petrograd. Dans l’épreuve de force qui s’engage, les bolcheviks manifestent leur «solidarité révolutionnaire» envers le gouvernement. Dénonçant le putsch, mettant à profit leur expérience de la clandestinité, ils contribuent, grâce à leurs relais parmi les cheminots et les comités de soldats, à enrayer l’avancée du généralissime. Ses dirigeants libérés, le parti bolchevique fait une rentrée spectaculaire sur la scène politique. Le soulèvement armé dans Petrograd, sur lequel comptait Kornilov, n’a pas lieu. En quarante-huit heures, le putsch est annihilé et le général Kornilov est arrêté.

• Sur le plan politique, l’échec du putsch renverse radicalement la situation. Les constitutionnels-démocrates («les Cadets», le KD), qui ont ouvertement soutenu Kornilov, sont discrédités. Les bolcheviks apparaissent comme ceux qui ont sauvé la révolution. Quant à Kerenski, en apparence vainqueur de l’affrontement entre civils et militaires, il est en réalité déstabilisé. Il ne peut plus, en effet, compter ni sur le haut commandement, ni sur les relais traditionnels d’un pouvoir d’Etat en déliquescence.

• Tandis que militaires et civils s’affrontent pour le contrôle du sommet de l’Etat, le pays s’enfonce dans le chaos. L’armée se décompose. Alors que les Allemands accentuent leur pression (Riga tombe le 21 août), mutineries et désertions s’étendent. Des centaines d’officiers, soupçonnés d’être des contre-révolutionnaires, sont arrêtés par leurs soldats. En septembre, le nombre de déserteurs atteint plusieurs milliers, voire dizaines de milliers par jour. Les rumeurs de partage des terres accélèrent la débandade des paysans-soldats.

• A l’approche des semailles d’automne, les troubles dans les campagnes, attisés par le retour au village de déserteurs armés, deviennent de plus en plus violents. Les comités agraires, dominés par les notables et l’intelligentsia rurale, sont débordés par une base de plus en plus impatiente de procéder au «partage noir». A partir de la fin août, les paysans partent à l’assaut de milliers de domaines seigneuriaux, systématiquement mis à sac et brûlés, pour en chasser «une fois pour toutes» le propriétaire foncier honni. En priorité dirigée contre les grands propriétaires, massacrés quand ils se trouvent sur les lieux, la violence paysanne se déchaîne aussi contre les koulaks (paysans aisés) qui avaient quitté la commune paysanne à la faveur des réformes de Stolypine [1862-1911, ministre de Nicolas II de 1906 à 1911] pour s’installer sur un lot remembré, en pleine et entière propriété. Les koulaks doivent rétrocéder au pot commun les terres que l’assemblée paysanne juge en surplus par rapport à la norme égalitaire, calculée en fonction des bouches à nourrir. L’immense jacquerie paysanne qui embrase à l’automne 1917 l’Ukraine et les provinces de Tambov, Voronej, Saratov, Toula, Orel, Riazan, provinces où la «faim de terre» est la plus forte, apparaît comme l’aboutissement d’un grand cycle de révoltes commencé au début du siècle.

Cette révolution paysanne, qui suit, dans sa temporalité comme dans son déroulement, sa propre voie, autonome, plus proche du populisme que du bolchévisme, déstabilise profondément un pouvoir politique déjà affaibli, qui n’a plus d’armée ni de police pour assurer la protection des biens et des personnes.

• Dans les villes, le climat social se durcit. L’économie sombre, les prix flambent, le chômage touche près d’un ouvrier sur deux. Pour le monde du travail, le salut ne peut venir que du contrôle ouvrier, de la nationalisation des entreprises, du passage du pouvoir aux soviets. L’indéniable radicalisation des masses populaires, urbaines et rurales signifie-t-elle leur bolchevisation? Pas nécessairement. Tous les mécontents n’adhèrent pas au parti bolchevique, qui, bien qu’en forte croissance, ne compte guère plus de 150’000 membres en octobre 1917 (24’000 en février). Néanmoins, dans le vide institutionnel de l’automne de 1917, où toute autorité étatique a disparu, ayant cédé la place à une multitude de comités et de soviets, il suffit qu’un noyau bien organisé agisse avec détermination pour exercer aussitôt une autorité disproportionnée à sa force réelle. (A suivre, voir la première partie publiée sur le site en date du 27 février 2017; Universalis, consulté le 9 mai 2017)

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