Par Didier Epsztajn (présentation)
Dans son introduction publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse et Page 2, et contre les réécritures diverses, David Mandel souligne le caractère prolétarien de la révolution, «Mais la présente étude du mouvement des ouvriers de Petrograd, qui ont constitué la force à la base de cette révolution, conclut que la révolution russe a bel et bien été, dans les faits, une révolution ouvrière.»
Il indique aussi que les révolutions (le pluriel se justifie par les séquences révolutionnaires qui seront détaillées dans le livre) de 1917 ont aussi été «une mutinerie de soldats, une révolte paysanne, un mouvement de libération des minorités nationales». L’auteur parle, entre autres, du renversement de la monarchie, du mécontentement des classes possédantes, des ouvriers «les ouvriers ont constitué la force principale, le moteur de l’action dans la lutte politique pour le pouvoir ; lutte qui a culminé en octobre 1917 avec la prise du pouvoir par les soviets».
David Mandel précise: «L’objectif de ce livre est d’offrir un compte rendu cohérent ainsi qu’une analyse de l’évolution des attitudes, opinions et actions des ouvriers industriels de Petrograd, en 1917 et dans la première moitié de 1918, par rapport aux enjeux principaux de la révolution: la guerre, l’organisation de l’économie, et la question qui englobait toutes les autres – celle du pouvoir politique».
Il analyse les phénomènes de radicalisation et leur non-linéarité, les effets des réactions défensives, la notion de double pouvoir, les choix «rationnels», les raisons de la revendication «de transfert du pouvoir aux soviets», le contrôle ouvrier, la volonté de régulation de l’économie, les attitudes prudentes de la majorité des ouvriers, l’aspiration à l’indépendance par rapport aux autres classes sociales, l’évolution des relations entre les groupes sociaux et les principales classes sociales, le sentiment d’«unité national», les effets de la volonté du gouvernement de poursuivre la guerre, la conquête de la majorité dans les structures représentatives «dans les principaux centres urbains et des principales garnisons» par les bolcheviks, les débats autour du gouvernement de coalition de tous les partis socialistes, la dissolution de l’Assemblée constituante, les sévères difficultés économiques, la phraséologie des partis politiques, la grande liberté politique, les différentes structures d’auto-organisation ou institutionnelles (comité d’usine, soviets d’arrondissements, doumas municipales, soviet central, assemblée constituante), les révocations des délégué-e-s par les ouvrier-e-s…
L’auteur explique son choix des termes «prolétaire» ou «capitaliste».
«En écrivant ce livre, j’ai cherché autant que possible à m’appuyer sur des sources émanant des ouvriers, afin de les laisser s’exprimer par eux-mêmes. J’espère, de cette façon, avoir donné plus de force à ma thèse selon laquelle les ouvriers étaient des acteurs politiques «conscients», et que la classe ouvrière dans son ensemble a été la force centrale de la révolution, qui lui a donné son impulsion. De ce point de vue, mes sources les plus riches sont évidemment les déclarations d’ouvriers qui figurent dans les comptes rendus et procès-verbaux d’assemblées, de réunions et de conférences, les courriers des lecteurs publiés dans la presse, les reportages et les mémoires personnels.»
Les apports de ce livre sont précieux. D’abord parce que l’auteur souligne les évolutions et leurs raisons, les contradictions à l’œuvre et leurs impacts, les débats et leurs contextes. Les nombreuses citations permettent de rendre compte de choix politiques et des contraintes (perçues ou réelles), des formulations et des reformulations de certains débats, des positions des différents «partis socialistes», de la volonté de contrôle des ouvrier-e-s sur les moyens de production et plus généralement sur les grandes orientations économico-sociales.
Loin des thèses complotistes, des linéarités inventées par les soutiens ou les critiques de la révolution, il s’agit bien ici de comprendre pourquoi et comment cet «impossible» est devenu possible, dans quelles conditions, dans quelles limites et à quel prix…
Je ne vais pas détailler les différents chapitres ou les différentes analyses. Je vais essayer plutôt de souligner quelques-unes des questions (qui apparaissent ou non dans les présentations de l’auteur) avec le vocabulaire actuel, qui se posent et se poseront, dans tous les processus de révolution, sans extrapoler des formes concrètes qui dépendront des contextes précis.
Des questions à aborder, à reformuler pour élaborer des hypothèses stratégiques… mais en gardant à l’esprit que les solutions ne pourront être qu’inscrites dans les temporalités et les rapports de force réels. Car si nous pouvons approfondir les questionnements – pour ne pas reproduire des débats et des choix partiellement ou non contradictoires à l’émancipation de toutes et tous – il faut néanmoins souligner que les processus révolutionnaires ne peuvent être écrits préalablement et abstraitement… Justes quelques pistes pour ne pas s’égarer en chemin. Nous n’avons que de rares réponses. Mais nous n’en aurons d’autant moins si nous ne sommes pas capables de poser des «bonnes» questions…
Comment se forment et évoluent les perceptions des réalités sociales? Comment s’articulent, par exemple, des éléments comme la qualification, l’alphabétisation ou aujourd’hui le niveau de scolarisation, les formes d’organisation du travail, l’impact du hors travail (par exemple le fait d’être propriétaire de son logement)? Quelles structurations dominent dans le «mouvement ouvrier» et quelles modifications se produisent ou sont souhaitables lors des périodes de bouleversement social?
Comment penser l’unification sans une homogénéisation autour d’un groupe soi-disant dominant ou référentiel (la communauté majoritaire) au mépris des droits des minorités?
Comment prendre en compte les effets des temporalités discordances des rapports sociaux (en particulier de classe, de genre, de racisation ou de génération) qui ne sont pas annulées par les ruptures révolutionnaires? Il s’agit bien de favoriser les auto-organisations de chacun-e-s dans leurs tensions ou leurs conflictualités. Le refus de prendre en compte l’ensemble des dominations et leur imbrication constitue plus qu’un frein aux mobilisations majoritaires, il rend souvent impossible la possibilité même de ruptures significatives pérennes dans les organisations du monde.
David Mandel parle d’«interaction entre ces caractéristiques culturelles et l’évolution des conditions sociopolitiques de 1917».
Comment donc favoriser les expressions et les organisations des personnes les plus exploitées et dominées? Comment rompre avec l’invisibilisation des femmes ou des personnes racisé-e-s? Comment prendre en compte les intérêts partiellement divergents liés à l’âge et aux temporalités propres des différentes générations?
Qu’en est-il des moments de bascule, de choix nécessaires (et quelques fois brutaux) dans le plus lent chemin d’un approfondissement – fait de ruptures, de pauses, de reculs – compte tenu des rapports de force – nationaux et internationaux? Quels sont les organismes pouvant décider légitimement?
Les classes sociales ne sont pas homogènes. Outre les éléments déjà cités, des intérêts particuliers peuvent s’être cristallisés au sein même du prolétariat élargi. Comment donc, dans l’action, dépasser des intérêts «locaux» ou «partiels» en construisant des passerelles ou des convergences, sans nier les droits des un-e-s et des autres?
David Mandel analyse les composantes «économiques» et «politiques» des grèves et revendications. Il y a ici aussi des problèmes (trop souvent niés) d’articulation entre revendications et temporalités. Cela freine voire empêche le dégagement d’axes communs répondant aux différentes préoccupations. Il semble important de conjuguer réformes sociales et libertés démocratiques – sans oublier la réduction massive du temps de travail qui permet à la fois l’amélioration des conditions de travail et de vie, des modifications dans les charges dites domestiques, la participation aux instances d’auto-organisations et de décisions démocratiques. Sans oublier le côté de la «dignité» – voir le passage sur la revendication d’«adressage poli».
L’auteur présente et détaille les situations de «double pouvoir», de friction ou de conflit entre pouvoirs dont la légitimité reste toujours partielle. Ce qui pose des problèmes d’architecture institutionnelle. Comment donc construire des institutions qui permettent à la fois les représentations les plus démocratiques à chaque niveau territorial – sans oublier des chambres de représentation transversales ou particulières, le respect des minorités, la prise en compte de tous les rapports sociaux de domination (rapport de classe, de sexe et racisation en particulier), les autonomies culturelles/religieuses/territoriales/linguistiques…
Il convient aussi de discuter des formes de contrôle sur le travail, sur la gestion, des élections de responsables dans les entreprises, des réponses à la menace de fermeture des entreprises, du passage du contrôle des décisions à l’intervention dans la gestion, de la coordination entre structures productives, de la régulation de l’économie…
Entre la coordination d’institutions basées sur les entreprises et les quartiers et une chambre comme l’Assemblée constituante, au-delà des champs de compétence de chaque assemblée, qui pourrait avoir le dernier mot en cas de conflit non réductible? Il y a là une contradiction entre la représentation de l’auto-organisation nécessaire et indispensable et une représentation au suffrage universel capable d’élaborer les grandes règles de droit applicable comme cadre général. Il me semble qu’en «dernière instance» cela devrait être la représentation au caractère le plus «universel» (un homme, une femme, une voix) – dans les limites des droits particuliers des femmes, des nations dominés ou des «minorités» sociales, etc. – qui puisse permettre de résoudre les conflits entre représentations démocratiques partielles.
Le degré d’implication, de mobilisation ou de lassitude, de participation aux différentes luttes et instances élues est susceptible de grandes variations dans le temps. Les exemples donnés par David Mandel dans la courte période décrite (Février 1917 – Juin 1918) le montrent nettement. Comment faire face aux répressions lors des phases de recul? Comment penser la construction d’obstacles à la substitution soit par des organismes de type «parti», soit par des instances de l’Etat? Comment éviter l’isolement? Comment réduire ou circonscrire le coût de la guerre civile initiée par les classes dominantes (voir d’autres pays). Les dominants utiliseront tous les moyens pour maintenir leur domination, ils n’accepteront pas facilement de renoncer à leurs privilèges ni à se plier à la dé-privatisation des procès économiques…
Ceci implique de penser la collaboration internationale, des revendications susceptibles d’être reprises dans d’autres pays, de tisser des liens pour que les populations neutralisent les actions de leurs gouvernements, etc. Et de ne pas oublier les dimensions sociales et internationales de tout processus révolutionnaire, «rejetez toutes les chaînes !». Les révolutions sont toujours à la fois en retard et en avance sur les conditions permettant de trouver des solutions émancipatrices…
Enfin, et sans que cette liste soit exhaustive, comment penser les relations entre syndicats, organes d’auto-organisation, organes d’auto-administration, chambres de représentation?
L’étude des processus réels, des difficultés, des contradictions, des choix et des impasses dans les actions et les structurations des «travailleurs de Petrograd» participent bien d’une actualité des possibles. Il nous faut donc prêter une attention particulière aux développements de David Mandel, faire le lien entre les études politiques des mouvements sociaux et des ruptures révolutionnaires et le présent-futur. Par la qualité des exposés, ce livre nous ouvre des opportunités des débats approfondis, loin des théorisations sclérosantes du siècle dernier…
Hier et aujourd’hui pour demain. Car il s’agit bien toujours de participer à la création des conditions qui permettent à chaque fois d’ouvrir d’autres possibles et la liberté de choisir, de favoriser des options pour le développement futur, de privilégier les auto-organisations et les représentations les plus démocratiques, d’opter pour le pluriversalisme et l’égaliberté…
David Mandel: Les travailleurs de Petrograd dans la Révolution russe (1917-1918)
Une coédition M éditeur (Québec), Page2 (Suisse), Syllepse (Paris) 2017, 568 pages, 25 euros
Soyez le premier à commenter