Par Maria E. Rodríguez Palop
Mariano Rajoy, le vendredi soir, a exposé les mesures immédiates prises suite au vote de l’article 155 (voir article ci-dessous) au Sénat et au vote «initiant un processus constituant de la république catalane» au Parlement de Catalogne: destitution du gouvernement catalan, dissolution du parlement catalan et convocation à de nouvelles élections le 21 décembre, fermeture des représentations catalanes à l’étranger, la destitution du major des Mossos d’Esquadra (la police autonome).
Des mesures supplémentaires seront précisées: le contrôle de l’administration catalane et des chaînes publiques (dont TV3). Les finances sont déjà contrôlées depuis plusieurs semaines. A noter: aucune de ces mesures n’est permise par la Constitution. Il s’agit de mesures d’exception qui ne sont pas même prévues par l’article 116 (qui prévoit le contrôle parlementaire et suspend uniquement les institutions de la communauté autonome, voir l’article ci-dessous). Face à cette situation de début «révolution démocratique» – dans une situation durant laquelle Rajoy a été maître du timing politique, ce qui est décisif – quelles seront les réactions du «camp catalan» dont les plans, dans une telle conjoncture, sont peu repérables, pour l’heure. Les traits de régime autoritaire s’affirment dans l’Etat espagnol, mais, dans un autre contre contexte, aussi en France où l’état d’urgence a été transmué en loi par le gouvernement Macron. Un mouvement de solidarité en Europe devrait se manifester en syntonie avec les exigences du mouvement en Catalogne. (Rédaction A l’Encontre)
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Si vous souhaitez un recueil d’anticonstitutionnalité, un exemple sur la manière par laquelle la Constitution peut être utilisée contre elle-même, observez attentivement l’application de l’article 155 de la Constitution espagnole [1]. Ci-dessous, vous trouverez dix raisons qui exposent pourquoi nous devrions résister à la dernière démonstration autoritaire du gouvernement et de ses acolytes.
1° Destituer le président d’une Communauté autonome ainsi que l’ensemble de son gouvernement ne revient pas seulement à suspendre mais bien à supprimer l’autonomie, chose qui est prohibée par l’article 2 de la Constitution, lequel garantit le droit à l’autonomie [2].
2° Le gouvernement peut uniquement donner des instructions aux autorités des Communautés autonomes. Il ne peut pas les destituer ou les remplacer. Dans le cas catalan, ces instructions ne peuvent renverser ce dont dispose l’article 66 du Statut d’autonomie: seule le président peut dissoudre le Parlament [catalan] et ce n’est que lui qui peut convoquer à des élections. Selon le document du Conseil des ministres [du 21 octobre], il est interdit au Parlament d’exercer la surveillance et le contrôle de la nouvelle autorité catalane qui remplace le Govern [gouvernement catalan], ses compétences étant transmises à un organe désigné par le Sénat. De telle sorte que le Parlament sera en bonne partie à la disposition du nouvel «exécutif catalan».
3° Dès lors que le président du gouvernement de la nation [Mariano Rajoy] assume le pouvoir de convoquer des élections autonomiques depuis Madrid [prévues pour le 21 décembre 2017], dissolvant le Parlament, représente une interruption manu militari du fonctionnement d’un pouvoir constitutionnel de l’Etat (car les Communautés autonomes sont un Etat et le Parlament un organe législatif). Il s’agit là d’une chose interdite même par l’article 116 [3], lequel, en termes d’exceptionnalité, est celui qui recouvre les mesures les plus extrêmes qui peuvent être adoptées constitutionnellement. En outre, recourir à l’article 155 pour que le gouvernement central orchestre des élections anticipées aurait pour résultat que l’actuel Govern ne serait pas suspendu provisoirement, mais démis d’une manière définitive, ce qui reviendrait à usurper le résultat légitime du droit de vote des Catalans lors des dernières élections de la Communauté autonome [le 27 septembre 2015].
4° A cela s’ajoute la méfiance institutionnelle à laquelle obéit cette application de l’article 155. Une méfiance qui s’installera de manière peut-être irréversible et qui pourra s’étendre à toutes les Communautés autonomes [l’Etat espagnol en compte 17, plus les deux villes autonomes de Ceuta et Mellila], sans exception. Ce n’est pas pour rien qu’Albert Rivera [dirigeant de Ciudadanos] a signalé qu’une réforme constitutionnelle éventuelle ne doit pas se traduire nécessairement par un plus grand degré de décentralisation. Lorsque l’on connaît ses inerties ultranationalistes et à la lumière de la réforme constitutionnelle que son parti a proposée lors des dernières élections, il s’agit là d’une menace que nous devrions prendre très au sérieux [soit celui d’une centralisation accrue – existant de fait au moins depuis l’instauration de la priorité du remboursement de la dette et le fort contrôle exercé par le ministère des finances].
5° N’oublions pas que, afin d’éviter le contrôle du Congrès des députés [à la différence de l’article 116, l’application de l’article 155 ne nécessite que la majorité absolue du Sénat – où le groupe populaire compte 149 sénateurs sur 266 – alors que le Congrès des députés est bien plus fragmenté], l’idée du gouvernement revient à appliquer son plan par le biais de décrets non législatifs, de façon à ce que, ainsi que le signalait Xavier Arbós [professeur de droit constitutionnel à l’Université de Barcelone, voir cet article], s’établirait une faillite scandaleuse du principe de la hiérarchie des normes dès lors qu’une Loi organique (le Statut) serait modifiée par décret, faisant fi, bien entendu, de tous les mécanismes de réforme statutaire.
6° Lorsque l’on recourt au Sénat pour demander son autorisation, comme c’est le cas, on ne peut alléguer la carte blanche qu’exige aujourd’hui le gouvernement pour «faire ce qu’il faut faire» (Rajoy dixit), soit l’autre face de sa formule bien connue: «la loi, c’est la loi».
Accorder à Rajoy le pouvoir de convoquer des élections anticipées en Catalogne dépasse de loin la marge de compétences du Sénat. En revanche, et d’un autre côté, «le gouvernement de la nation rendra compte au Sénat de l’état de l’application et de l’exécution des mesures […] à une périodicité de deux mois», mesures qui «permettent leur adaptation aux circonstances changeantes», et si tel devait être le cas, «est prévue la possibilité que le Sénat puisse connaître les modifications et les actualisations».
Ce qui signifie, purement et simplement, que l’on instrumentalise le Sénat en lui attribuant des pouvoirs extraordinaires en ce qui concerne le gouvernement, mais qu’on le prive de la capacité d’exercer un contrôle continu sur ce que décide l’exécutif.
7° L’article 155 prévoit l’adoption de «mesures nécessaires» pour réaliser une fin, mais quelle relation existe-t-il entre la fin poursuivie (éviter le projet sécessionniste) et la convocation aux élections? Quelle est, concrètement, la fin poursuivie lorsque l’on parle «d’ordre constitutionnel» et «d’intérêt général»?
8° Les «mesures nécessaires» ont toujours une limite et elles ne peuvent se traduire en une suspension de fait du texte constitutionnel que l’on évoque pour les appliquer. Pour cette raison, entre autres, de telles mesures devraient être soumises à un contrôle judiciaire. Un contrôle auquel doit se soumettre toute puissance réglementaire, la légalité de l’action administrative et les fins visées par l’une et l’autre (article 106 de la Constitution). Il n’y a pas trace d’un tel contrôle, ainsi que nous l’avons dit plus haut.
9° Une telle application de l’article 155 se traduit non seulement par la suspension d’aspects substantiels du droit à la participation politique, mais aussi par une intervention douteuse dans la liberté d’expression et de communication. Une suspension de droits fondamentaux que seul l’article 116 autorise – sous un contrôle strict – de façon à ce que si avant le 1er octobre fatidique nous avions un article 155 sans contrôle du Sénat [«de fait»], nous avons désormais un article 116 sans contrôle du Congrès. C’est-à-dire, un exécutif omnipotent fonctionnant par tics autoritaires et à la marge des Chambres.
10° Si une interprétation systématique de la Constitution nous conduit à qualifier d’anticonstitutionnelle cette utilisation de l’article 155, du fait qu’elle excède en plusieurs points ce que dispose l’article 116 pour les états d’exception, une interprétation historique nous mènerait à une conclusion similaire. En effet, lors du processus constituant [en 1977-78, suite aux premières élections postfranquistes] la possibilité de dissolution des parlements autonomiques avait déjà été écartée pour de tels cas. A cette époque, autant Manuel Fraga [ancien ministre de Franco de 1962 à 1969, à cette époque leader d’Alianza Popular; il confia la direction de l’AP à José Manuel Aznar qui l’a transformée en PP] que l’UCD [Union de centre démocratique, l’éphémère parti hétéroclite – composé largement de notables locaux et de membres d’une administration qui n’a jamais été «purgée» – du président du gouvernement d’alors, Adolfo Suárez] proposèrent un article 155 (qui portait à cette époque le numéro 144) dont le contenu était beaucoup plus interventionniste et autoritaire que celui d’aujourd’hui.
Ce projet fut rejeté et remplacé par la rédaction «soft» de l’actuel article 155. Ce qui fut rejeté était précisément ce qu’il a été convenu d’appliquer maintenant: la suspension du président et du vice-président de la Generalitat, supprimer le Govern et dissoudre le Parlament afin de convoquer des élections.
En définitive, ce à quoi nous assistons ces jours-ci n’est rien d’autre qu’un défoulement cathartique auquel se sont joints sans hésitation quelques roitelets de province, rêvant déjà de jouir de larges pouvoirs plénipotentiaires. Il y a donc un danger que nous passions du «café pour tous» [formule utilisée pour «vendre» l’Etat des autonomies] à une répression sans merci.
Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas eu de parti plus «destituant» et anticonstitutionnaliste dans ce pays que le Parti populaire, qui bombarde depuis plusieurs années de tirs «amis» la ligne de flottaison du système constitutionnel de 1978 (un système qu’ils ont eux-mêmes combattu).
De fait, c’est le PP qui a étouffé de succès [matar de éxito] le Tribunal constitutionnel, le dotant de compétences exécutives anormales, qu’aucune Constitution ne pourrait lui reconnaître; c’est ce parti qui a maintenu un procureur général de l’Etat, qui a clairement outrepassé ses attributions, et qui a été réprouvé par le Congrès; c’est lui qui a détruit le pouvoir judiciaire avec la réforme du Conseil général du pouvoir judiciaire; c’est lui qui a mis à l’écart les chambres législatives, en Espagne d’abord, en Catalogne ensuite; et c’est lui qui a forcé à l’apparition ubuesque du roi soleil [le 3 octobre, n’oublions pas que le roi est commandant suprême des forces armées…] qui a fait la démonstration de la décadence irréversible ainsi que de l’inutilité de la Couronne espagnole.
Enfin, à ce stade, il est clair que le régime de 1978 finira par mourir sur la même voie constitutionnelle sur laquelle marche fermement le Parti populaire. (Article publié le 25 octobre 2017 sur le quotidien en ligne ElDiario.es; traduction A l’Encontre)
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[1] En voici le texte: Article 155
1. Si une Communauté autonome ne remplit pas les obligations que la Constitution ou d’autres lois lui imposent ou si elle agit de façon à porter gravement atteinte à l’intérêt général de l’Espagne, le Gouvernement, après avoir préalablement mis en demeure le président de la Communauté autonome et si cette mise en demeure n’aboutit pas, pourra, avec l’approbation de la majorité absolue du Sénat, prendre les mesures nécessaires pour la contraindre à respecter ces obligations ou pour protéger l’intérêt général mentionné.
2. Les Communautés autonomes pourront agir comme délégués ou collaborateurs de l’Etat pour le recouvrement, la gestion et la liquidation de ses ressources fiscales, conformément aux lois et aux statuts.
[2] En voici le texte: Article 2
La Constitution a pour fondement l’unité indissoluble de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols. Elle reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la solidarité entre elles.
[3] En voici le texte: Article 116
1. Une loi organique réglementera l’état d’alerte, l’état d’exception et l’état de siège, ainsi que les compétences et les limitations correspondantes.
L’état d’alerte. 2. L’état d’alerte sera déclaré par le Gouvernement par un décret pris en Conseil des Ministres pour une période maximum de quinze jours. Il en sera rendu compte au Congrès des députés qui se réunira immédiatement à cet effet et sans l’autorisation duquel ce délai ne pourra être prorogé. Le décret déterminera le territoire auquel s’appliquent les effets de la déclaration.
L’état d’exception 3. L’état d’exception sera déclaré par le Gouvernement par un décret pris en Conseil des Ministres, après autorisation du Congrès des députés. L’autorisation et la proclamation de l’état d’exception devront déterminer expressément les effets de celui-ci, le territoire auquel il s’applique et sa durée, qui ne pourra pas excéder une période de trente jours, renouvelable pour la même durée et dans les mêmes conditions.
L’état de siège. 4. L’état de siège sera déclaré à la majorité absolue du Congrès des députés sur la proposition exclusive du Gouvernement. Le Congrès déterminera le territoire auquel il s’applique, sa durée et ses conditions.
5. On ne pourra procéder à la dissolution du Congrès aussi longtemps que sera en vigueur l’état d’alerte, l’état d’exception ou l’état de siège. Les Chambres seront automatiquement convoquées au cas où elles ne seraient pas en session. Leur fonctionnement, ainsi que celui des autres pouvoirs constitutionnels de l’Etat, ne pourra pas être interrompu tant que seront en vigueur les états mentionnés.
Lorsque le Congrès aura été dissous ou que son mandat aura expiré et que se produit l’une ou l’autre des situations donnant lieu à l’un des états indiqués, les compétences du Congrès seront assumées par sa Députation permanente.
6. La déclaration de l’état d’alerte, de l’état d’exception et de l’état de siège ne modifiera pas le principe de la responsabilité du Gouvernement et de ses agents reconnus dans la Constitution et dans les lois. (A l’Encontre)
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