Par Richard Horton (éditeur de The Lancet)
Le 15 janvier 1919, dans le sillage du commencement d’une révolution dans l’Allemagne de l’après Première Guerre mondiale, Rosa Luxemburg, une économiste polonaise et dirigeante de la gauche radicale allemande, fut exécutée par une milice agissant au nom du Parti social-démocrate alors au gouvernement. Elle était âgée de 47 ans. Son cadavre, lesté de poids, fut plongé dans un canal non loin de l’endroit où elle fut assassinée. Luxemburg est devenue une figure légendaire, bien qu’elle soit plus admirée parce que martyre qu’étudiée en sa qualité d’intellectuelle.
Elle s’engagea contre la guerre, fit campagne pour l’émancipation des femmes et s’opposa à la répression violente des libertés et de la démocratie en Russie. Luxemburg n’écrivit jamais directement sur la santé ou les sciences.
Mais elle éprouvait une préoccupation pressante pour tout ce qui touchait aux souffrances humaines et elle saisissait l’importance du savoir comme bras de levier du changement social. Le centenaire de la mort de Rosa Luxemburg est une occasion pour repenser son héritage dans le domaine de la santé.
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L’œuvre la plus importante de Rosa Luxemburg est L’accumulation du capital (1913). L’objectif qu’elle poursuit dans cet ouvrage était d’étudier comment les pays se développent. Elle affirmait que la viabilité des sociétés (capitalistes) dépendait de la croissance économique au-delà des frontières des États-nations.
Les économies nécessitaient un accès continu aux ressources naturelles ainsi que de la main-d’œuvre à bon marché. Le moyen privilégié permettant d’acquérir ces marchandises reposait sur l’expansion impériale. Elle exprimait sa colère contre cela: «pour cultiver les régions où la race blanche est incapable de travailler, le capital doit recourir aux autres races. Il a besoin en tout cas de pouvoir mobiliser sans restriction toutes les forces de travail du globe pour exploiter avec leur aide toutes les forces productives du sol, dans les limites imposées par la production pour la plus-value» [Partie III: «Les conditions historiques de l’accumulation, chapitre 26, la reproduction du capital et son milieu»]; «L’impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d’y mettre objectivement un terme» [même partie, chapitre 31, «Le protectionnisme et l’accumulation»]. Ailleurs, elle écrit [la nation] «ne sert plus qu’à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes» [La crise de la social-démocratie, plus connu sous le nom de «Brochure de Junius», section «Invasion et lutte des classes» (1915)].
Et, «le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation» [«Brochure de Junius», première section, «socialisme ou barbarie?»].
En quoi de telles formulations sont-elles pertinentes aujourd’hui dans le domaine de la santé? La Rosa Luxemburg Stiftung, fondée en 1990, est une fondation dont le siège est à Berlin dont l’objectif est de diffuser ses idées et valeurs afin d’éclairer les enjeux de notre époque.
La fondation a publié en 2018 une analyse, rédigée par Amit Sengupta, Chiara Bodini et Sebastian Franco, qui se veut un manifeste luxemburgiste pour la santé. Sous le titre The Struggle for Health [La lutte pour la santé], cette brochure affirme que l’organisation de la société moderne «est en contradiction avec les droits des populations à la santé et aux soins».
Au cœur de cette contradiction se trouvent les effets négatifs de la mondialisation – la réincarnation moderne de l’impérialisme – y compris les conflits, les inégalités ainsi que la montée des gouvernements autoritaires. Il en résulte une «crise sanitaire mondiale». Un bon état de santé dépend des forces politiques, économiques et sociales qui façonnent les conditions de vie (portant sur le chômage, l’insécurité et la précarité). Cette crise mondiale a affaibli les solidarités qui contribuèrent à la mise en place de solides systèmes de protection sociale après 1945. L’influence croissante de la Banque mondiale (BM), de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ainsi que de diverses fondations privées ont sapé l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et affaibli le multilatéralisme.
Une conséquence de cela réside dans le déficit démocratique qui s’approfondit en matière de santé mondiale. L’affaiblissement des modalités de contrôle sous l’effet des mécanismes de marché est devenu l’option favorite pour la prestation de soins conjointement au déclin des structures de contrôle. La santé est devenue un rapport commercial entre un fournisseur et un acheteur.
La propagation des assurances privées, de la sous-traitance et des partenariats public-privé, accompagnée par le sous-financement délibéré des systèmes publics de soins, ont fragmenté et segmenté les systèmes nationaux de soins. A un moment où le discours officiel a conflué vers une conception portant sur la santé mondiale sur la base d’une couverture sanitaire universelle, la possibilité de créer et de gérer des systèmes de soins d’ensemble et intégrés devient toujours plus difficile.
Quel devrait être la réponse? «La santé publique doit être fondée sur des principes de solidarité et séparée des rapports fondés sur le marché». La santé a une puissance sociale particulière. La santé est un objectif qui est «revendication partagée, une bannière commune qui nous réunit dans la lutte». «La santé est un appel puissant à la mobilisation».
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Dans une brochure intitulée La révolution russe [ouvrage qui rassemble des notes, déjà fort bien rédigées, dès l’automne 2018], Luxemburg note que «la liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement». Elle soulignait que l’on pouvait mesurer uniquement le degré de justice d’une société par l’étendue de protection des droits des exclus et des marginalisés.
Un siècle après son assassinat sauvage, Luxemburg nous invite à mesurer la santé de nos sociétés par la façon dont nous répondons aux besoins des personnes les plus défavorisées et dépourvues de droits. Au regard d’une telle exigence, nous ne pouvons que dissimuler nos visages, de honte. Mais les paroles de Luxemburg sont une motivation à nous réengager en faveur de cette lutte pour la santé. (Article publié dans le numéro du 12 janvier 2019, vol. 393, de la prestigieuse revue médicale britannique The Lancet, dont Richard Horton est l’éditeur depuis 2011; traduction A l’Encontre)
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