Par Robert Lochhead
A l’ouest, sur le front décisif, pendant quatre ans, les deux armées vont s’user face à face, sur un front quasiment immobile de Ostende à Bâle, dans la boue et la pestilence des tranchées. De vaines offensives massives pour gagner quelques mètres aussitôt reperdus tuent des dizaines de milliers de soldats en un seul jour, fauchés par les mitrailleuses, écrasés par les obus, suffoqués par les gaz de combat.
C’est « l’horrible boucherie » que tarde à reconnaître l’opinion nationaliste encore aujourd’hui, cent ans après.
Rosa Luxemburg, dans sa Brochure de Junius de 1916, a trouvé les mots pour crier l’indignation de l’esprit civilisé devant l’horreur du massacre: « Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment. (p. 55)
Jamais une guerre n’avait exterminé dans ces proportions des couches entières de population ; jamais, depuis un siècle, elle n’avait frappé de cette façon tous les peuples civilisés d’Europe. Dans les Vosges, dans les Ardennes, en Belgique, en Pologne, dans les Carpates, sur la Save, des millions de vies humaines sont anéanties, des milliers d’hommes sont réduits à l’état d’infirmes. Or, c’est la population ouvrière des villes et des campagnes qui constitue les neuf dixièmes de ces millions de victimes, C’est notre force, c’est notre espoir qui est fauché quotidiennement sur ces champs de bataille par rangs entiers, comme des épis tombent sous la faucille ; ce sont les forces les meilleures, les plus intelligentes, les mieux éduquées du socialisme international, les porteurs des traditions les plus sacrées, les représentants les plus audacieux, les plus héroïques du mouvement ouvrier moderne, les troupes d’avant-garde de l’ensemble du prolétariat mondial : les ouvriers d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Allemagne, de Russie qui sont maintenant massacrés après avoir été bâillonnés. » (p.213) [1]
La mobilisation, la Loi martiale, la Justice militaire, la censure, la frénésie nationaliste cravachée à l’incandescence par tous les moyens de propagande des gouvernements et des médias, enchaînent des millions de jeunes hommes dans un sort sans échappatoire, dans une impuissance totale, vers la mort et les mutilations. Des décennies de conquête démocratiques sont annihilées du jour au lendemain. Les soldats sont plongés, durant des mois avant toute permission, dans la boue sanglante et la pourriture des tranchées, avec la mort toute proche comme unique perspective.
En décembre 1914, sur le front en Flandres immobilisé dans les tranchées, la fête de la nuit de Noël est l’occasion d’une trêve entre Allemands, Français et Ecossais qui fraternisent, se réunissent pour échanger des cadeaux, et jouer ensemble une partie de football. Ces fraternisations furent sévèrement réprimées. C’est le sujet du film de 2005 Joyeux Noël de Christian Carion.
En juin 1917 eurent lieu les grandes mutineries dans l’armée française. Les soldats étaient dégoûtés de l’offensive vaine mais sanglante d’avril du général Robert Nivelle, impressionnés par la Révolution russe de février et la mutinerie des soldats russes en France, et en colère contre l’espacement de plus en plus long entre les permissions.
L’offensive Nivelle– ou bataille du Chemin des Dames – entre Roye et Reims, sur l’Aisne, par les cinquième, sixième et dixième armées françaises, et les première, troisième et cinquième armées britanniques, débuta le 13 avril 1917. Au total, 1,2 million de soldats furent engagés. L’offensive réussit la plus profonde percée depuis le début de la guerre des tranchées : 5 km !
Mais les Allemands avaient découvert le plan et repoussèrent l’attaque. Après une semaine, il était clair que c’était un échec. Les combats cessèrent dans l’ensemble le 25 avril. Le 9 mai, l’offensive fut suspendue. Elle avait fait 29’000 morts chez les Alliés, en une dizaine de jours de combats sur environ 50 km de front et 5 km de profondeur, et 150’000 blessés.
Le 3 mai, la 2e division française refusait d’attaquer et arriva sur le front sans armes. Les mutineries s’étendirent à la 127e, la 18e, puis à une vingtaine d’autres divisions.
Sur les 112 divisions qu’avait l’armée française, 68 furent touchées par les mutineries de mai-juin 1917. Les historiens estiment à 35’000 le nombre de mutins. Le général Duchenne, commandant de la 10e armée, voulut punir les mutins des 32e et 66e régiments par la décimation. Il semble que les historiens doutent que cela ait eu lieu. Les historiens comptent 57 fusillés et 1350 mutins condamnés à des lourdes peines de prison. Dans l’ensemble, la hiérarchie réagit en faisant des concessions : arrêt des offensives, permissions plus fréquentes. Nivelle limogé, le nouveau commandant en chef, Philippe Pétain, s’est acquis une réputation en renonçant aux offensives en attendant l’armée américaine, en commandant des meilleurs repas et des baraques avec des lits immédiatement derrière les tranchées. Puis un secret absolu fut maintenu durant des décennies sur toute l’affaire.
En 1917, 27’000 soldats français désertèrent, le record de la guerre.
Un secret encore plus épais recouvre toujours encore les mutineries dans l’armée britannique. Un millier de soldats se mutinèrent en 1917 dans le camp d’Etaples près de Calais. Il eut plusieurs fusillés.
La population civile souffrait du rationnement. En Allemagne, la ration de pain hebdomadaire par personne passe en 1917 de 1,3 kg à 450 grammes.
Tandis que les commerçants du marché noir et les fournisseurs aux armées firent des fortunes. La fortune des industriels de la métallurgie Thyssen et Krupp a quintuplé pendant la guerre tandis que celle de Stinnes, le géant des transports et du commerce, est passée de trente millions de marks à un milliard. [2]
Les premières manifestations contre la guerre des marins allemands, sévèrement réprimées, eurent lieu en août 1917. En janvier 1918 eurent lieu les grandes grèves des villes allemandes, de soutien à la Révolution russe, contre la guerre, et contre les bas salaires, les prix et le rationnement.
La Russie malgré ses armées gigantesques fut rapidement battue par l’Allemagne. Elle eut des pertes tout aussi gigantesques environ 2, 5 millions d’hommes tués, soit 40% des pertes de toutes les armées de l’Entente. En 1916 il y avait déjà un million de grévistes en Russie. Le 8 mars 1917, la Révolution de Février commença par une grande manifestation de femmes à Petrograd (Saint-Pétersbourg) pour du pain, contre la guerre et pour la République. Les troupes refusèrent de tirer sur elles et dès le 27 février (12 mars) deux régiments se mutinent, arrêtent leurs officiers et passent du côté des insurgés.
En Autriche, dès janvier 1918 il y eut une grève générale, contre la guerre et pour la Révolution russe. Les dirigeants sociaux-démocrates réussirent à ramener les grévistes à l’ordre. [3]
Mais la défaite et les manifestations populaires ébranlaient le régime. Le 21 octobre, le Parti socialiste était appelé au gouvernement de l’Autriche de langue allemande tandis qu’à Prague les Tchèques proclamaient leur indépendance le 28 octobre, et les Croates et slovènes se joignaient à la Serbie pour fonder la Yougoslavie. L’armistice avec les Alliés était signé le 3 novembre, l’empereur Charles abdiquait le 11, et la République fut proclamée le 12 novembre.
Le 1er octobre, le Haut commandement allemand fait savoir que la guerre est perdue et qu’il faut faire la paix.
Le 3 novembre, la mutinerie des marins de la Kriegsmarine, arborant le drapeau rouge sur les navires de guerre, à Wilhelmshaven, Kiel et Cuxhaven, déclenchait l’insurrection des ouvriers allemands qui forçait l’Allemagne à signer l’armistice le 11 novembre.
Une guerre courte assurée de la victoire
Tant l’Etat-Major allemand que l’Etat-Major français prévoyaient une guerre courte, de quelques mois tout au plus, comme la guerre franco-allemande de 1870. Ils n’avaient fait aucun préparatif pour une guerre longue. L’Allemagne, particulièrement, pariait sur une guerre courte car elle ne pourrait pas se ravitailler longtemps face au blocus maritime que ne manquerait pas de lui imposer le Royaume-Uni, s’il entrait en guerre contre elle. En quatre ans, la population allemande subit donc un rationnement sévère qui réduisit les rations à un niveau de famine qui causa les soulèvements populaires de 1917-1918.
L’Etat-Major allemand était sûr de sa supériorité. L’Etat-Major français se préparait à cette guerre depuis vingt ans et se pensait supérieur si seulement l’armée britannique concrétisait son alliance par un corps expéditionnaire en Flandre et si l’allié russe fixait un maximum de divisions allemandes en Prusse orientale.
Tant l’Etat-Major allemand que l’Etat-Major français prévoyaient d’appliquer une stratégie offensive, une guerre de mouvement ; des offensives massives de grandes armées transportées par chemin de fer et lancées à l’assaut par des charges de cavalerie et des marches rapides d’infanterie. Ni les uns ni les autres n’avaient prévu que la puissance de feu des mitrailleuses allait faucher toutes ces attaques et condamner les adversaires à s’enterrer.
Friedrich Engels, dans un article de 1887 souvent cité, avait mieux vu que tout le monde que la grande guerre européenne serait horriblement nouvelle :
« …Et enfin, il n’y a plus pour la Prusse-Allemagne d’autre guerre possible qu’une guerre mondiale, et, à la vérité, une guerre mondiale d’une ampleur et d’une violence jamais imaginées jusqu’ici. 8 à 10 millions de soldats s’entr’égorgeront ; ce faisant, ils dévoreront et tondront toute l’Europe comme jamais ne le fit encore une nuée de sauterelles. Les dévastations de la guerre de Trente ans, condensées en 3 ou 4 années et répandues sur tout le continent ; la famine, les épidémies, la sauvagerie générale des armées ainsi que des masses populaires provoquées par l’âpreté du besoin, le gâchis sans nom de notre mécanisme artificiel du commerce, de l’industrie et du crédit finissant dans la banqueroute générale. L’effondrement des vieux États et de leur sagesse politique traditionnelle, et tel que les couronnes rouleront par dizaines sur le pavé et qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser ; l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de la lutte ; un seul résultat est absolument certain : l’épuisement général et la création des conditions nécessaires à la victoire finale de la classe ouvrière. Telle est la perspective si le système du surenchérissement mutuel en fait d’armements militaires, poussé à l’extrême, porte enfin ses fruits inévitables. Voilà, Messieurs les monarques et les hommes d’État, où votre sagesse a amené la vieille Europe. Et s’il ne vous reste rien d’autre qu’à ouvrir la dernière grande danse guerrière, de cela nous pouvons nous accommoder. La guerre va peut-être nous rejeter momentanément à l’arrière-plan, elle pourra nous enlever maintes positions déjà conquises. Mais, si vous déchaînez des forces que vous ne pourrez plus maîtriser ensuite, quelque tour que prennent les choses, à la fin de la tragédie, vous ne serez plus qu’une ruine et la victoire du prolétariat sera déjà conquise, ou, malgré tout, inévitable.» [4]
La guerre de 1914-1918 fit 9,7 millions de morts chez les soldats, et 8,9 millions chez les civils, et 21 millions de blessés, donc beaucoup de mutilés à vie. Beaucoup de survivants souffraient de terribles troubles mentaux qu’on n’appelait pas encore stress post-traumatique. La vie sociale européenne fut durablement marquée par tant d’invalides et tant de veuves de jeunes soldats, ne trouvant plus à se marier dans une population dont une génération de jeunes hommes avait été fauchée.
La dite « grippe espagnole » de l’hiver 1918-1919 fit, en outre, 30 millions de morts, mais des estimations plus récentes qui intègrent l’Asie, l’Afrique et l’Amérique du Sud vont jusqu’à 100 millions de morts. Elle fut en réalité une grippe aviaire due à une souche particulièrement virulente du virus H1N1. Elle frappa d’abord les Etats-Unis et fut amenée en France par les transports de troupes de la US Army qui atteignirent leur maximum en été 1918. Ses ravages furent une conséquence directe de la guerre, de par les déplacements massifs de jeunes adultes mobilisés sur de grandes distances et les populations affaiblies par les privations du rationnement. Les statistiques montrent que les riches en moururent moins que les pauvres.
Furent entraînés dans la guerre, tour à tour, l’Italie, la Grèce, le Japon et la Roumanie, du côté des Alliés; la Turquie et la Bulgarie du côté de l’Allemagne ; puis en avril 1917 les Etats-Unis au secours des Alliés en mauvaise posture après la défaite de la Russie.
Tombèrent en 1918 les couronnes de l’empereur Allemagne, des rois allemands de Bavière, Saxe et Wurtemberg, de l’empereur d’Autriche-roi de Hongrie, du Sultan ottoman. La révolution vainquit en Russie et faillit bien vaincre en Allemagne et en Hongrie.
Une guerre impérialiste, qu’est-ce que c’est?
Aujourd’hui, en 2014, il reste bien des nationalistes britanniques, français, et russes, pour vouloir croire que la guerre fut imposée par la volonté de puissance de l’Allemagne impériale, et même quelques nationalistes allemands pour croire que la guerre fut imposée à l’Allemagne par l’encerclement sournoisement tissé par le Royaume-Uni effrayé par la concurrence de la grande puissance allemande nouvelle venue.
Les rivalités nationalistes devenues caduques après la Deuxième Guerre mondiale, la meilleure recherche historique, la chronologie de la marche à la guerre, ont permis de comprendre que la Première Guerre mondiale a été une guerre entre grandes puissances, toutes capitalistes et relativement démocratiques, mais rivales pour le contrôle des marchés sur les continents. L’impérialisme, le développement sauvage de l’impérialisme en tant que projection planétaire des investissements, des trusts et des grandes banques dès les années 1880-1890, conduisait à la guerre : exploiter la planète, la partager, la repartager… Pour les sociaux-démocrates révolutionnaires de la IIème Internationale, cela fut évident dès le début du XXe siècle, et c’est ce qui motiva leur lutte contre la guerre.
Mais dans les interprétations dominantes de la guerre de 14-18 règne aujourd’hui une frivolité à l’égard de ses causes. La guerre est attribuée à des affrontements de politiques et de volontés, des erreurs et des égarements des uns et des autres, des enchaînements de causes diverses, « l’échec de la diplomatie », le manque de prévision( ?).
Alors que les causes profondes sont consubstantielles au capitalisme et donc toujours présentes avec nous au XXIe siècle.
En 1914, Rosa Luxemburg, Lénine, Pannekoek, placent ces causes profondes dans l’impérialisme, c’est-à-dire dans l’amplification du capitalisme jusqu’à l’échelle mondiale par des entreprises transnationales, les investissements de capitaux à travers les continents, vers les sources de matières premières et les cibles de placements de capitaux au loin à travers toute la planète. Cette forme du capitalisme succéda à celui de la libre concurrence à l’échelle nationale et régionale dans le boom économique déchaîné des années 1890.
Afin de piller les richesses de la planète et d’engranger surprofits sur le marché mondial, les bourgeoisies capitalistes sont toujours prêtes à faire mourir des millions de personnes. Cela est toujours avec nous en 2014. L’impérialisme, loin de généraliser la paix qui serait favorable aux affaires, divise le monde en blocs rivaux à la recherche de monopoles, de surprofits, de zones réservées, appuyés sur la force de l’Etat. Donc la lutte entre des grandes puissances capitalistes rivales pour le partage et le repartage du monde. Et donc le militarisme et toutes les bonnes affaires des fournitures aux armées.
Dans son introduction de juillet 1920 à son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine écrit :
« Ce livre montre que la guerre de 1914-1918 a été de part et d’autre une guerre impérialiste (c’est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la redistribution des colonies, des « zones d’influence » du capital financier, etc. »
Anton Pannekoek (1873-1960) était un célèbre astronome néerlandais, et social-démocrate révolutionnaire contemporain de Lénine et Rosa Luxemburg. Il est dès avant 1914 le mentor des sociaux-démocrates de gauche de Brême, et sera un des fondateurs de la IIIème Internationale. Il explique très simplement dans trois articles d’octobre 1914 de la Berner Tagwacht, le quotidien socialiste de Berne, dirigé par Robert Grimm, devenu l’organe de la gauche allemande du fait de la censure en Allemagne :
« (…) La pulsion du capitalisme de s’étendre sur des parties du monde, lointaines et non-développées, pour y chercher des plus grands profits, conduit à la nécessité de mettre ces pays politiquement sous le joug. Chaque pays veut donc gagner les plus gros morceaux possibles de parties lointaines du monde et cherche au moyen d’un puissant réarmement militaire à agrandir son pouvoir sur le monde et contraindre ses concurrents à prendre en considération ses prétentions.
Cette politique de l’impérialisme domine de plus en plus la vie et la pensée de la bourgeoisie et a ainsi donné au capitalisme une nouvelle force. La classe possédante y trouve un nouvel idéal : rendre son propre pays grand et fort – un renforcement et une nouvelle vie donnée à l’ancien patriotisme. Ce but excite aussi l’intelligentsia qui auparavant flirtait avec le socialisme ; au lieu des vieux idéaux de la paix dans le monde, du progrès et de la démocratie, s’avancent l’idéalisation de la puissance mondiale, le chauvinisme, la morgue raciste, le culte de la force et de la brutalité. Le socialisme, ils le regardent de haut comme une étourderie humanitariste démodée, et ils le haïssent surtout parce qu’il détourne les ouvriers de la politique nationaliste-militariste.(…) »
Et Pannekoek d’expliquer le ralliement des partis sociaux-démocrates à la guerre :
« Avec la croissance du mouvement, a augmenté aussi le nombre des parlementaires, permanents, employés, qui comme une espèce de spécialistes des vieilles formes de lutte, auxquelles sont liées leurs vies et leurs traditions, rendent plus difficile le passage à des formes nouvelles. Le renforcement de la force parlementaire éveille la tendance aux compromis avec une partie du monde bourgeois, qui leur lance comme appât les petites réformes. En lieu et place de la conquête du pouvoir d’Etat, apparaît l’idée petite-bourgeoise de rendre supportable le capitalisme par des réformes. Dans tous les pays d’Europe occidentale, le réformisme repousse la lutte de classes. En Allemagne la tactique radicale s’est imposée surtout à cause de la lourde oppression d’en-haut ; mais là aussi la croissance de l’organisation a fait apparaître des symptômes analogues. Les puissantes organisations d’outils sont devenues une fin en soi ; de peur de les mettre en danger, le combat fut souvent esquivé. Les porteurs de cette tactique étaient les chefs et les comités, qui sont devenus de plus en plus des bureaucrates. (…)
Et quand deux ans plus tard (que le Congrès de Bâle), les gouvernements ont voulu la guerre, n’existaient ni le courage ni la force pour la lutte ; l’internationalisme s’est alors dissous en fumée et l’Internationale est tombée en ruines. (…)
L’inconscience du caractère impérialiste des guerres modernes et la peur d’une lutte à mort contre le puissant état militaire se sont combinées pour atteler le prolétariat allemand au char de l’impérialisme. Les crédits de guerre ont été approuvés par la fraction parlementaire ; la vieille politique d’opposition contre le militarisme avait plié le genou et c’est ainsi que la guerre fut décidée. En Russie, les sociaux-démocrates ont refusé de voter les crédits de guerre et en Angleterre aussi le parti du travail – de par sa tradition libérale-pacifiste – s’est opposé au gouvernement. Mais en Belgique, Vandervelde est devenu ministre, en France Jules Guesde, qui avait toujours critiqué la politique parlementaire radicale du parti allemand. Des deux côtés les sociaux-démocrates apparaissent comme des avocats de leurs gouvernements, nulle part on ne parle plus de socialisme. Tandis que les ouvriers européens, divisés en armées nationales, se massacrent les uns les autres, la social-démocratie s’est décomposée en groupes de politiciens chauvins qui se combattent.» [5] (A suivre: «La rapine impérialiste»; «Les buts de guerre»; «Les acteurs de l’impérialisme» ; «L’impérialisme français»; «L’espoir renaît: vers une nouvelle Internationale»)
[1] Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie (Brochure de Junius) (1916).
Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie suivie de sa critique par Lénine, avec une introduction d’Ernest Mandel et la préface de Klara Zetkin à l’édition de 1919, traduction de Jacques Dewitte, éditions la taupe, Bruxelles, 1970. Il n’y a jamais eu de réédition française depuis.
Le texte français de la Brochure de Junius peut être téléchargé sous La crise de la social-démocratie – Marxists Internet Archive www.marxists.org/francais/luxembur/junius/
La brochure a été rééditée en allemand récemment. Mais en fac-similé de l’édition originale en caractères gothiques (sic). Gageons d’un grand succès auprès des jeunes lecteurs de langue allemande.
Le texte allemand en caractères latins peut être téléchargé sous http://marxists.catbull.com/deutsch/archiv/luxemburg/1916/junius/index.htm
[2] Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923, Les Editions de Minuit, Paris, 1971
Aujourd’hui, en 2014, ThyssenKrupp AG est la plus grande entreprise de l’acier et de la technologie en Allemagne.
Hugo Stinnes (1870-1924) était en 1924 le plus grand employeur du monde avec 600’000 salariés. Le conglomérat Stinnes était, et reste, actif dans les transports internationaux. Il est aujourd’hui intégré à la Deutsche Bahn, elle-même privatisée.
[3] Roman Rosdolsky, «La situation révolutionnaire en Autriche en 1918 et la politique des sociaux-démocrates» (1967), Critique Communiste, sept-oct 1977
[4] Dans l’introduction par F.Engels de la brochure de Sigismund Borkheim, Zur Erinnerung für die deutschen Mordspatrioten 1806-1807, No. XXIV der Sozialdemokratischen Bibliothek, Göttingen-Zürich,1888, cité par Lénine dans un article de la Pravda du 2 juillet 1918.
[5] Anton Pannekoek, «Der Zusammenbruch der Internationale» (L’effondrement de l’Internationake), Berner Tagwacht, 20, 21, et 22 octobre 1914.
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