«La police de Ferguson vient juste d’exécuter mon fils désarmé!!!»
C’est le message déchirant que Louis Head a écrit sur un carton avant de se déplacer pour le faire voir dans le quartier en le portant à bout de bras après que son petit-fils, Michael Brown, fut abattu lundi dernier, 9 août, dans les rues de Ferguson, dans la banlieue de Saint-Louis au Missouri.
La mort du jeune homme de 18 ans déclencha une vive indignation dans ce quartier à majorité afro-américaine, situé à l’extérieur de Saint-Louis, qui affirme que la brutalité policière contre les hommes noirs y est monnaie courante. Cet assassinat conduisit à des protestations de colère deux nuits de suite.
Les médias dominants se centrèrent sur les dommages à la propriété lors des manifestations [la police a arrêté, selon sa tradition, des dizaines de «coupables»]. Pour des millions de personnes dans tout le pays (Etats-Unis), toutefois, l’horreur face à l’exécution par la police d’un «nouveau» jeune Noir – et la conviction qu’il était temps que quelque chose soit fait contre la violence policière – était le sentiment prédominant.
Selon la version policière des événements, un propriétaire de magasin rapporta qu’une personne, dont l’apparence correspondait prétendument à celle de Brown, venait de réaliser un vol à l’étalage. Plus tard, un agent – dont le nom, à l’heure où cet article est écrit, n’a toujours pas été prononcé – arrêta Brown et l’un de ses amis alors qu’ils descendaient le long de la rue. Puis, toujours selon les flics, Brown tenta de pousser l’agent dans sa voiture et tenta d’atteindre l’arme de ce dernier.
La police affirme que, lors de la lutte, un coup parti de l’arme de l’agent. Ensuite, alors que Brown, sans arme, parvint à s’enfuir, le flic tira plusieurs coups en direction de l’adolescent, le blessant mortellement.
La version décrite par les témoins est complètement différente. Dorian Johnson, qui accompagnait Michael Brown, et Piaget Crenshaw, un passant qui assista aux coups de feu, déclarèrent à Fox 2 News [1] qu’après avoir fait face à Brown et Johnson parce qu’ils marchaient dans la rue, l’agent commença à agresser Brown en le saisissant à la gorge [prise pour étrangler, formellement interdite] et en tentant de le faire entrer dans sa voiture de patrouille. A ce moment l’arme de l’agent fit feu au moins une fois.
Lorsque les deux ados se mirent à courir, l’agent tira alors une seconde fois. Johnson déclara aux journalistes venus sur les lieux [2]: «[l’agent] tira encore et une fois que mon ami sentit ce coup, il se retourna et leva les mains et commença à se baisser. L’agent continua à s’approcher l’arme dégainée et il fit feu plusieurs fois.»
Johnson ajoute: «Nous ne faisions de mal à personne. Nous n’avions aucune arme avec nous.»
Les amis et la famille de Brown apprirent sa mort parce que son corps sans vie reposa dans la rue durant quatre heures alors que la police «enquêtait» – ou tentait de se mettre d’accord sur le récit à rendre public, si l’on se fonde sur les descriptions des témoins.
Ainsi que le rapporte le St. Louis Post-Dispatch [3], les amis de Brown «virent des photos de lui allongé sur la rue, à Canfield Dive, où son corps resta pendant des heures. Plusieurs se joignirent à la foule des personnes en deuil et des manifestants qui s’étaient rassemblés là depuis l’homicide en protestation contre la manière dont Brown était mort: un Noir, désarmé et abattu de plusieurs coups de feu.»
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La mort, aux mains de la police, d’un autre jeune Noir fit déborder la colère de la communauté au cours des jours qui suivirent l’assassinat – bien que cela arrivât seulement après ce que beaucoup appelèrent une provocation policière délibérée.
Les habitant·e·s noirs qui s’étaient rassemblés devant le poste de police le soir de la mort de Brown (le 9 août) pour une veillée furent accueillis de manière autoritaire. Des dizaines de policiers furent appelés des localités environnantes. Ils portaient des vêtements anti-émeute, beaucoup tenaient des fusils. La foule scandait: «Le peuple uni jamais ne sera vaincu» et certains habitant·e·s levèrent leurs mains pour montrer à la police qu’ils étaient désarmés, criant aux flics: «ne me tire pas dessus».
La colère de la communauté est basée non seulement sur la mise en cause du récit policier au sujet de la mort de Brown, mais aussi sur la manière dont les médias font le portrait de l’adolescent, lequel avait terminé son lycée et devait commencer son université le lundi 11 août.
Comme le note TheRoot.com [4], de nombreux médias choisirent d’utiliser une image d’un Brown qui ne souriait pas, exhibant un signe de paix, que certains définirent comme étant le «signe d’un gang». Ainsi que l’indique Yesha Callahan: «Vous aurez bien de la peine à trouver les médias dominants montrant Brown lors des promotions de son lycée ou avec les membres de sa famille. Il est ironique que toutes ces photos existent grâce à la page Facebook de Brown. Malheureusement, à cause de la police de Ferguson, vous ne pourrez jamais voir une photo de Brown lors de son premier jour d’université, aujourd’hui.»
La nuit qui suivit l’assassinat, le 10 août, des centaines de manifestant·e·s se réunirent pour une autre veillée aux chandelles. Lorsque certains défilèrent dans les rues, scandant: «Pas de justice, pas de paix», ils durent faire face à des centaines de policier en tenue antiémeute, accompagnés de chiens policiers.
Il a largement été fait état que des habitant·e·s noirs commencèrent à scander «tuons la police!» avant de débuter. Ce que les médias ont défini d’une manière générale comme étant une «émeute», y compris le pillage de magasins locaux. Mais de nombreuses personnes qui ont affirmé avoir participé à la manifestation insistèrent sur les réseaux sociaux que les manifestant·e·s ne scandaient pas «tuons la police!» mais «pas de justice, pas de paix!» Beaucoup déclarèrent également qu’ils furent délibérément provoqués par la lourde présence policière.
C’est alors que l’on rapporta que certains manifestant·e·s commencèrent à piller et à sprayer plusieurs magasins, dont un dépanneur incendié. La police utilisa finalement des gaz lacrymogènes pour les disperser.
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Cette émeute fut une explosion compréhensible de colère face au racisme latent auquel les habitant·e·s noirs de Ferguson sont confrontés tous les jours, en particulier celui de la police.
DeAndre Smith déclara de manière défiante à Kim Bell, du St. Louis Post-Dispatch qu’il avait participé à la manifestation de la nuit précédente [5]: «C’est précisément ce qui est supposé se passer lorsqu’une injustice se déroule dans votre quartier – lorsqu’il y a des enfants qui sont tués pour rien […]. Vous ne devez pas le tuer. Il n’avait pas d’arme avec lui. Pourquoi l’avez-vous tué? Vous avez dit que Trayvon [Martin, assassiné par un «vigile de quartier» en Floride en mars 2012, voir les articles sur ce site] portait une cagoule, vous ne saviez pas ce qui se passait avec lui. [Michael Brown] ne portait pas une cagoule, et il avait les mains en l’air lorsque vous l’avez tué. Quelle est donc votre excuse?»
Smith poursuit en expliquant pourquoi il est descendu dans la rue lors de la prétendue «émeute» – donnant un aperçu de la colère que ressentait beaucoup: «J’étais là, dehors, coude à coude avec la communauté. Honnêtement, je ne pense pas que ce soit terminé. Je pense que nous avons seulement la saveur de ce que signifie riposter. “Mal-sain(t)” Louis, dans le dernier Etat qui a aboli l’esclavage. Pensent-ils toujours qu’ils ont le pouvoir sur certaines choses? Je le pense, parce qu’ils font des choses comme celle-ci et qu’ils s’en tirent… Honnêtement, je ne pense pas que ce soit terminé, je pense qu’ils ont seulement le goût de ce que riposter veut dire.»
Deux jeunes hommes, qui se trouvaient dans la foule que la police empêcha d’atteindre la scène du crime, expriment des sentiments semblables à Brenda Washington, journaliste de KMBC.
Le premier déclara: «Je pense que cela devait arriver. Je pense qu’ils se préoccupent bien trop de ce qui arrive à leurs magasins et commerces et tout le reste; mais qu’ils ne s’inquiètent pas au sujet du meurtre. Ils ne sont pas dérangés par cette mort sans signification. C’est ce qui me préoccupe, moi.»
Ce à quoi ajoute le second: «Je pense juste que ce qui s’est passé était nécessaire pour montrer à la police qu’ils ne contrôlent pas tout.»
Les histoires de meurtres comme l’assassinat de Michael Brown sont, pour les Afro-Américains, terriblement «banals». Selon un rapport du Malcolm X Grassroots Movment, réalisé après la mort de Trayvon Martin en 2012, il s’en déroule un toutes les 36 heures.
Peu après la mort de Brown se déroula une autre histoire horrifiante. Elle a eu lieu dans une banlieue de Dayton dans l’Ohio. John Crawford a été abattu et tué dans les allées d’un magasin Walmart par la police alors qu’il parlait au téléphone à sa petite amie enceinte. Parce qu’il transportait une arme jouet et que cela alarma deux autres acheteurs.
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Les manifestations à Ferguson sont une expression de la profonde frustration face à des années de racisme institutionnel et de violence policière qui ne semblent jamais s’atténuer – ou même dont on ne s’y intéresse pas. Dans un éditorial, le St. Louis Post-Dispatch cite des statistiques montrant que les disparités raciales se détériorent au Missouri, à un rythme quasiment annuel [6]: «L’année dernière, pour la onzième fois sur les 14 années que ces données ont été réunies, l’index qui mesure le “profilage” racial de la part des forces de l’ordre dans l’Etat a empiré. En 2013, les habitant·e·s noirs du Missouri avaient 66% plus de probabilité d’être arrêtés par la police. Les Noirs et les Latinos avaient tous deux plus de probabilité d’être fouillés quand bien même la probabilité de trouver de la contrebande était plus élevée parmi les Blancs […]»
Bien qu’il ne conduisît pas une automobile lorsqu’il fut contraint de s’arrêter et abattu, l’idée est la même: presque chaque Noir en Amérique a vécu une situation au cours de laquelle il a été contraint de s’arrêter ou harcelé en tant que jeune pour avoir fait quelque chose qu’un adolescent blanc n’imaginerait jamais que cela puisse aboutir à se trouver du mauvais côté de l’arme d’un agent de police. Conduire bien que Noir. Marcher bien que Noir. Porter une cagoule bien que Noir.
En 2013, à Ferguson, la ville où Michael a été tué, la police contraint à s’arrêter les Noirs à un taux de 37% plus élevé que les Blancs rapporté à leurs parts relatives dans la population. Les conducteurs noirs ont deux fois plus de probabilité d’être fouillés et deux fois plus d’être arrêtés en comparaison avec les conducteurs blancs.
Selon Reuters, seulement trois des 53 membres de la police de Ferguson sont Noirs – cela alors même que deux tiers des quelque 21’000 habitant·e·s de la ville sont Noirs [7].
Antonio French, un membre du conseil municipal de Saint-Louis, déclara au New York Times qu’il trouvait «difficile de croire» la version officielle de la police [8]. Il ajouta que c’est la réponse massive des responsables locaux qui était responsable de la colère exprimée dans la nuit de dimanche.
Il ajouta: «C’est un exemple digne d’un manuel sur ce qu’il ne faut pas faire pour faire face à la situation. Ferguson a une municipalité blanche et un maire blanc mais une population noire importante. Cette situation a mis en relief toutes les dissensions existant entre cette communauté noire et la municipalité de Ferguson.»
En réalité, la section du Missouri du NAACP [la plus ancienne organisation de défense des Noirs, National Association for the Advancement of Colored People] porta, en novembre 2013, une plainte auprès des autorités fédérales compétentes sur les questions de droits civils [9]. Celle-ci était adressée contre la police du comté de Saint-Louis en raison du «profilage» racial qu’elle pratique contre les citoyens noirs ainsi que du racisme qui prévaut dans les pratiques d’engagement.
Quelle fut donc la réponse de Tim Fitch, qui était alors chef de la police du comté? Il se plaignait au Post-Dispatch qu’une accusation de «profilage» racial signifiait la «fin de la carrière» d’un agent de police.
Il est difficile de croire que quiconque, peu importe à quel point il baigne dans la propagande sécuritaire, puisse croire cette plainte étant donné les statistiques de «profilage» racial actuelles, par exemple, dans le programme «stop-and-frisk» [qui consiste à arrêter des personnes et à les fouiller] de la police de New York. Mais Fith continua en dénonçant le président local de la NAACP pour ne pas «prendre en considération les faits et sur la manière dont ils affectent leurs vies et leurs carrières».
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Lundi, lors d’une manifestation, des centaines de personnes se rassemblèrent devant le poste de police de Ferguson afin d’exiger que l’agent de police inconnu qui a tué Michael Brown soit inculpé de meurtre. La police arrêta au moins 15 personnes alors que les manifestant·e·s levaient les mains en l’air comme s’ils se rendaient et scandaient: «arrêtez les flics assassins».
Pendant ce temps, une campagne sur Twitter utilisant le hashtag #NMOS14 encourage à des rassemblements locaux dans tout le pays pour un Moment de silence national afin d’honorer la mémoire de Michael Brown. Il ne fait aucun doute qu’il y aura d’autres manifestations dans la mesure où la lutte continue pour que justice soit faite pour la famille Brown – ainsi que d’autres campagnes puissantes sur les médias sociaux, telle celle intitulée #IfTheyGunnedMeDown qui voit des jeunes Afro-Américains poster deux images très différentes afin d’attirer l’attention sur le fait que les médias ont utilisé une photo de Michael Brown, celui qui devait devenir un étudiant, dans le but de le faire apparaître comme le membre d’un gang.
Cet assassinat dans une localité peu connue du Missouri s’est répercuté à travers tout le pays précisément parce que c’est un crime qui est tellement familier pour les Afro-Américains: de New York où, il y a à peine un mois, Eric Garner fut étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive par un policier; à Sanford, Floride, où Trayvon Martin fut assassiné par le vigile raciste George Zimmerman en 2012 en passant par tant d’autres villes et localités entre ces deux points.
Ainsi que l’écrit Keeanga-Yamahtta Taylor, contributrice du site SocialistWorker.org: «De nombreux anniversaires de l’époque de la lutte pour les droits civils ont été célébrés cette année, y compris le Freedom Summer [au cours de l’été de 1964 de nombreux jeunes gens, Noirs et Blancs, participèrent à un programme de soutien à l’enregistrement de Noirs sur les listes électorales dans les Etats du Sud; leurs autobus furent incendiés] et le Civil Rights Act [voir l’article sur site «The color of the law»] qui mit un terme aux lois Jim Crow [ensemble de lois de discrimination raciale dans les anciens Etats esclavagistes] dans le Sud. Mais cette année marque aussi le 50e anniversaire de la première vague de rébellions urbaines qui servirent d’avertissement pour les Etats-Unis qu’une citoyenneté sans justice et sans égalité n’était pas une liberté réelle.
De Rochester à Harlem en passant par Philadelphie, les Afro-Américains se soulevèrent contre le racisme, l’injustice et l’inégalité. Ils mirent à découvert le mensonge fondamental selon lequel “l’Amérique, c’est la démocratie” – une opération importante eu égard au fait que les Etats-Unis tapissaient de bombes le Vietnam au même moment au nom de la “démocratie”.
Aujourd’hui, 50 ans plus tard, le gouvernement des Etats-Unis bombarde l’Irak au nom de la liberté et finance le massacre israélien de Gaza au nom de la liberté – cela alors même qu’à domicile, la police chasse et assassine des hommes boirs dans les rues pour le seul crime qu’ils sont Noirs. Mike Brown devait commencer l’université cette semaine. Au lieu de cela, sa famille prépare ses funérailles.
Cinquante ans après le Freedom Summer et après Jim Crow, la masse des Noirs américains ne sont pas libres. Cinquante ans plus tard, les émeutes et la rébellion demeurent la voix des sans voix qui désirent avec force et exigent d’être entendus.»
(Publié le 12 août sur le site SocialistWorker.org; traduction A l’Encontre)
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[1] http://fox2now.com/2014/08/10/ferguson-police-officer-shoots-kills-teen-community-outraged/
[2] http://www.cbsnews.com/news/thousands-march-at-vigil-for-teen-killed-in-police-shooting
[7] http://mobile.reuters.com/article/idUSKBN0GA0Q420140811?irpc=932
[8] http://www.nytimes.com/2014/08/12/us/looting-and-unrest-follows-vigil-for-st-louis-teenager.html
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