Par Benoit Blanc
Le patron de Helsana qui est le premier assureur maladie de Suisse, Roman Sonderegger, a accordé un entretien à la Neue Zürcher Zeitung (04.11.2024) au sujet du financement uniforme de l’ambulatoire et du stationnaire (EFAS), soumis au vote le 24 novembre prochain. Les journalistes lui posent la question «téléphonée»: «Les opposants disent que les caisses maladie prendraient le contrôle du système de santé avec la réforme EFAS. Est-ce qu’il s’agit pour vous uniquement de vous assurer plus de pouvoir?» Sonderegger répond: «Il n’y a qu’une chose qui change pour nous: nous paierons à l’avenir la totalité de toutes les factures et solliciterons ensuite les contributions des cantons. Est-ce que nous aurons plus à dire à cause de cela? Je ne crois pas.» Puis vient la question suivante: «Est-ce que cela serait en réalité un avantage que les caisses maladie aient plus à dire?» Réponse du patron d’Helsana: «Effectivement, nous sommes capables de mieux gérer les coûts de la santé que les cantons. On le voit pratiquement. Les hausses sont plus faibles pour tous les tarifs négociés par les caisses maladie en comparaison de ceux négociés par les cantons ou la Confédération.»
«Dédramatiser»… ou bien écouter le patron d’Helsana?
Alors, qui croire: Sonderegger le modeste, ou Sonderegger le conquérant? La Conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider n’a pas de doute: il faut «dédramatiser» l’idée qu’EFAS donnerait plus de pouvoir aux caisses maladie. Avant de menacer – comme Albert Rösti pour imposer l’élargissement des autoroutes: un non à EFAS serait «grave»(rts, La matinale, 4.11.2024). Belle paire!
La lecture complète de l’entretien accordé par le patron d’Helsana à la NZZ remet à sa place la communication fédérale.
Extraits:
Question: «Comment est-ce que Helsana s’engagerait concrètement pour que les prises en charges aient davantage lieu de manière ambulatoire?
Réponse: «[Avec EFAS], cela deviendrait plus attractif de développer de nouveaux modèles d’assurance. Actuellement, si nous réalisons des économies, par exemple parce qu’un patient ne doit pas être hospitalisé, une partie d’entre elles revient aux cantons. Avec EFAS, nous pourrons davantage faire bénéficier les assurés de ces économies, sous forme de rabais ou de primes plus avantageuses.»
Question: «Est-ce que les caisses vont à l’avenir obliger leurs clients à faire une opération de manière ambulatoire?»
Réponse: «Non, cette décision continue à être prise par le patient et le médecin. Elle est prise sur la base de critères médicaux. Mais on peut imaginer des modèles d’assurances qui récompenseraient un médecin s’il ne fait pas tout de la manière la plus coûteuse, mais de la manière la meilleure.»
Question: Les hôpitaux ne vont-ils pas se défendre? Pour eux, les hospitalisations sont financièrement plus intéressantes.
Réponse: «Les hôpitaux se sont clairement prononcés pour EFAS. Ils reconnaissent qu’ils pourraient réaliser bien plus de traitements ambulatoires qu’actuellement. Les hôpitaux ont cependant le problème que leurs tarifs ambulatoires ne couvrent souvent pas leurs coûts. EFAS ne résout pas ce problème, mais elle crée les conditions pour cela. Le défi sera d’augmenter un peu les tarifs ambulatoires et de baisser un peu ceux pour les hospitalisations.»
Question: Les assurances maladies vont-elles s’engager pour cela?
Réponse: «Globalement, les coûts ne doivent pas augmenter. Mais tout le monde sait que quelque chose doit changer dans les tarifs ambulatoires. Si l’on veut encourager le transfert vers l’ambulatoire, on a besoin de nouveaux modèles de rémunération.»
Question: Est-ce que EFAS va augmenter la pression sur les hôpitaux?
Réponse: «Les hôpitaux sont déjà sous pression financière. Ils doivent comprendre que l’avenir est au transfert vers l’ambulatoire. L’hôpital qui prévoit de nouvelles constructions ou des rénovations devrait investir dans des centres ambulatoires et pas dans de gigantesques bâtiments avec des lits.»
Mettre sous le nez des assurés, étranglés par les hausses de prime, des modèles d’assurance de soins intégrés conditionnant des rabais à l’obligation de suivre les schémas de soins définis par les assurances, verser des «récompenses» aux médecins qui se plient aux injonctions financières des assurances, «récompenser» les hôpitaux pour leur OUI à EFAS en augmentant enfin leurs tarifs ambulatoires, tout en diminuant les tarifs stationnaires pour qu’ils ferment des lits: bien sûr, tout cela, ce n’est pas du pouvoir! Ce sont juste des «incitations» … et le marché fait le reste. Vraiment, «dédramatiser» est le terme adéquat pour qui veut tromper les citoyens et citoyennes! Sans même mentionner l’ensemble de celles et ceux qui, selon la formule consacrée, «travaillent et paient des impôts», et subissent le poids des primes des caisses maladie, mais ne disposent pas de droits, dans cette «démocratie semi-directe», pour se prononcer sur de tels sujets qui les concernent tout autant.
Menace en 2012, épouvantail en 2024?
La question du pouvoir des assureurs maladie est décidément un point sensible. Nicole Lamon, qui a durant des années emballé la politique de l’ex Conseiller fédéral Alain Berset pour la vendre à la population, foudroie le référendum lancé contre EFAS par le Syndicat des services publics (SSP): celui-ci «instrumentalise la méfiance des Suisses envers les assureurs» (Le Temps, 8.11.2024). La présidente de la Fédération des médecins (FMH), Yvonne Gilli, lui fait écho dans la NZZ du même jour: «Les syndicats essaient de faire peur aux citoyens avec le cliché des méchantes caisses».
En 2012, la FMH était à la pointe du combat contre le projet de managed care, qui fut refusé par trois quarts des votants. L’argument essentiel de cette opposition était que le managed care réduisait à néant le libre choix du médecin, d’une part en autorisant les assurances à choisir les médecins dont elles rembourseraient les prestations (la «liberté de contracter») et, d’autre part, en favorisant le développement des réseaux de soins où les assurés troqueraient leur liberté de choix contre des rabais sur leurs primes.
Douze ans plus tard, un des principaux objectifs d’EFAS, selon ses promoteurs eux-mêmes, est de donner un coup de fouet au développement des soins intégrés. Qui reposent sur les deux mêmes piliers que le managed care: des rabais sur les primes pour les assurés contre un renoncement à leur liberté de choix, la sélection par les assureurs des réseaux de médecins qui sont «récompensés», comme le dit le patron d’Helsana, pour leur respect des consignes financières des assureurs.
Depuis 2012, les autorités, le conseiller fédéral Berset en tête, ont multiplié les attaques publiques contre les médecins qui «gagnent trop» et les mesures autoritaires pour réduire leurs «coûts». Parallèlement, curafutura, la faitière des caisses maladie initiatrice d’EFAS et dont Helsana est un pilier, a développé avec la FMH un nouveau tarif pour les prestations médicales, tardoc, censé mettre un terme à l’interventionnisme fédéral. Douze années de règne Berset ont réussi à faire des assureurs un «moindre mal» aux yeux des associations professionnelles médicales: une vraie réussite!
Pour une caisse unique, publique et solidaire
«Les caisses maladie font partie intégrante du système et sont là pour rester», assène Nicole Lamon, dans son éditorial du 8 novembre dans Le Temps. La LAMal place effectivement ces entreprises privées au cœur du pilotage du système de santé et elle leur donne de plus en plus de moyens de contraindre – pardon: «d’inciter» – les assurés comme les fournisseurs de soins à se plier à leurs objectifs. EFAS est un pas de plus dans cette direction.
Mais que dirait-on si le pilotage du système de formation était confié, plutôt qu’aux cantons et à la Confédération à la tête d’un système d’éducation public, à une douzaine d’assurances formation privées, «incitant» une nébuleuse d’écoles privées à proposer «la meilleure formation au meilleur prix»?
Cette hypothèse – qui n’est pas farfelue, puisque c’est l’horizon de certains milieux bourgeois – montre que les caisses maladie ne sont pas nécessairement «là pour rester». Leur rôle voulu par la LAMal et le renforcement de leur pouvoir avec EFAS correspondent à un choix: celui de faire de la santé un terrain d’affaires pour des intérêts privés mus par le profit: assureurs, cliniques, réseaux médicaux comme celui de la Migros (Medbase)… Cela fait trente ans que les assurés comme le personnel soignant en subissent les conséquences.
Une caisse unique publique, alimentée par un financement solidaire, et un système de santé construit dans l’esprit d’un service public sont les institutions nécessaires et possibles – l’exemple de l’éducation le montre – pour que la santé soit considérée comme un bien commun, et pas comme un marché lucratif pour certains. Un NON à EFAS le 24 novembre créera de meilleures conditions pour cette bataille de longue haleine. Une bataille qui devrait conduire à la constitution d’un large front non seulement apte à réunir des forces sociales et politiques, des secteurs divers de soignants, mais aussi à développer une pédagogie explicative sur un bien commun que devrait constituer une politique de santé publique. (Reçu le 11 novembre 2024)
Soyez le premier à commenter