Par Benjamin Barthe
Depuis Gaziantep, Alep n’est qu’à 100 kilomètres. Rakka à 200. Mais pour le gouvernement rebelle syrien en exil, installé dans cette métropole du sud-est de la Turquie, les deux villes du nord de la Syrie pourraient aussi bien être sur un autre continent. Un an après son entrée en fonction, l’équipe du premier ministre Ahmed Tomeh [ le 14 septembre 2013, ce dentiste, originaire de Deir ez-Zor, a été nommé, premier ministre par intérim, pour remplacer Ghassan Hitto] peine à prendre pied dans les territoires raflés aux forces loyalistes.
Elle n’est pas même présente sur les deux postes frontière avec la Turquie contrôlés par les insurgés, Bab Al-Hawa et Bab Al-Salam. «Nous avons élaboré un plan pour déployer des douaniers, mais les chefs de groupes armés s’opposent à sa mise en œuvre, confesse sur un ton dépité Mohamed Sarmini, conseiller du chef du gouvernement. Ceux qui devraient être nos partenaires se comportent trop souvent en seigneurs de guerre.»
Aux bombardements incessants du régime de Bachar Al-Assad et à l’hostilité des groupes armés, notamment les djihadistes de l’Etat islamique, qui contrôlent une part croissante des zones dites «libérées», s’ajoutent un budget étriqué, un manque criant d’expertise et des bisbilles avec la Coalition nationale syrienne, la vitrine politique de l’opposition installée, elle, à Istanbul. «Dans le meilleur des cas, quand il dispose de relais sur le terrain, le gouvernement œuvre comme une super ONG, diagnostique un consultant occidental. Le plus souvent, c’est une grosse machine bureaucratique aux compétences quasi nulles.»
Le «gouvernement intérimaire syrien», selon l’appellation officielle, est logé dans un immeuble blanc de trois étages, dans un quartier résidentiel de Gaziantep. Détail révélateur, c’est le drapeau turc, et non syrien, qui flotte à l’entrée du bâtiment, dans la mesure où ce gouvernement en exil ne dispose d’aucune reconnaissance officielle. Passé le portillon électronique, l’intérieur ressemble à une administration arabe classique, l’odeur de la peinture fraîche et le mobilier neuf en plus. Dans les bureaux, beaucoup de drapeaux aux couleurs de la révolution, des écrans plasma et d’immenses cartes sous verre de la Syrie, mais assez peu de dossiers et d’ordinateurs. «C’est un grand classique des pays qui sortent d’années de dictature. Ils ont un mal fou à s’organiser», relativise un diplomate étranger.
Négligence tragique
Sur les 2 milliards de dollars (1,6 milliard d’euros) réclamés aux Amis de la Syrie [Tunisie, Maroc, Canada, Etats-Unis, France,Qatar, Conseil national Syrien, Turquie, Arabie Saoudite, UE], les parrains occidentaux et arabes de l’opposition, le gouvernement n’a reçu que 65 millions, en provenance d’une seule source, le Qatar. Beaucoup de pays répugnent à le financer, de peur qu’il ne constitue un obstacle supplémentaire à la création d’un gouvernement d’union, composé d’opposants et de personnalités du régime, la sortie de crise prônée par la communauté internationale, dans l’hypothèse – hautement improbable – où Bachar Al-Assad consentirait à s’effacer [1].
Au deuxième étage, le ministre des télécommunications et des transports, Yassin Najjar, énumère les réussites de ses services: réparation d’une cinquantaine de centraux téléphoniques à travers le pays, construction d’un pont flottant dans le gouvernorat de Hama, percée de routes dans la région d’Alep… Son principal motif de fierté est la remise en service du réseau Internet dans les quartiers de cette ville aux mains des révolutionnaires. « J’ai 150 employés sous mes ordres, dont 80 % vivent à l’intérieur de la Syrie, dit-il. La plupart sont d’anciens fonctionnaires, qui ont été limogés en raison de leur opposition au régime Assad. Ils prennent des risques énormes pour travailler sur le terrain. »
Une négligence tragique a entamé la crédibilité du gouvernement en exil. Mi-septembre, lors d’une campagne de traitement contre la rougeole, 34 enfants de la région d’Idlib ont péri empoisonnés. Le personnel soignant avait mélangé les vaccins à un narcotique à base de curare, mortel pour les personnes en bas âge. Le gouvernement et la Coalition nationale syrienne se sont renvoyé la responsabilité de cette bavure, l’un des multiples points d’accroc entre les deux entités. «L’Etat islamique en a aussitôt profité, avec un sens politique redoutable, raconte un consultant qui travaille à Gaziantep. Ses militants ont circulé avec des haut-parleurs dans les zones sous leur contrôle, en affirmant que, chez eux, les vaccins étaient sûrs.»
« Agents de l’étranger »
Conscient de la nécessité de redresser son image, le gouvernement s’est imposé une cure d’austérité. Les salaires ont été réduits. Jusque-là, la maison était généreuse avec ses employés, une réaction aux salaires de misères versés par le régime Assad, qui facilitaient la corruption. Désormais, les ministres se contentent de 3 300 dollars (2 760 euros) par mois, une somme toujours confortable à Gaziantep, au lieu des 5000 qu’ils touchaient jusque-là.
Dans son bureau vierge de tous documents, Ahmed Berri, le chef du Conseil militaire, ne cache pas son impuissance. «Je n’ai aucun moyen de donner des ordres. Et je n’ai quasiment pas d’argent à distribuer, soupire cet ancien général de l’armée régulière. Les bailleurs des groupes armés passent directement par eux, sans nous consulter.» La récente avancée dans la région d’Idlib de Jabhat Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida, a réduit encore un peu plus le terrain d’action du «gouvernement». S’ils approuvent à demi-mot les bombardements américains sur ces radicaux, les ministres en exil déplorent que les forces pro-Assad soient épargnées. «On nous voit de plus en plus comme des agents de l’étranger», regrette Ahmed Berri.
Faute d’appui militaire, Mohamed Sarmini plaide pour un soutien financier accru. «Si le gouvernement intérimaire avait les moyens d’aider les populations, l’opposition modérée pourrait vite devenir populaire», assure-t-il. Les pays occidentaux se tâtent. La volatilité de la situation leur a enseigné la prudence. Début 2014, le gouvernement rebelle avait financé la réhabilitation du réseau téléphonique de Boukamal, une ville à la frontière avec l’Irak. Quelques mois plus tard, celle-ci tombait sous le contrôle des guerriers de l’Etat islamique. (11 novembre 2014, publié dans Le Monde daté du 12 novembre 2014, page 2)
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[1] Selon un communiqué de l’ONU datant du 10 novembre 2014, Staffan de Mistura a rencontré Bachar al-Assad. Le but des «trêves locales». Une possible concrétisation de ce plan sera de congeler la situation à Alep ; ce qui doit entrer dans les plan militaires du régime. Mistura a rencontré des membres de l’opposition. Cette opposition «tolérée» par Assad, autrement dit contrôlée par le clan au pouvoir. Tout indique, depuis des mois, que les options de la «communauté internationale» visent à tenter de mettre en place un gouvernement où la position de Bachar el-Assad sera, formellement, moins visible. (Rédaction A l’Encontre)
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