Par Ignace Leverrier
A quelques jours de l’échéance du 31 mai et de l’expiration automatique des différentes sanctions adoptées depuis deux ans contre le régime syrien, les ministres des Affaires étrangères de l’Union Européenne, réunis à Bruxelles lundi 27 mai, sont finalement parvenus à s’entendre a minima. Leur accord comprend deux volets: il entérine, d’une part, la reconduction de la totalité des mesures prises à l’encontre de Bachar al-Assad, des membres de sa famille, de son entourage affairiste, des chefs de ses forces armées et des dirigeants de ses services de sécurité, impliqués à un titre ou un autre dans le contournement de l’embargo et dans la répression contre la population syrienne; il autorise, d’autre part, les gouvernements qui en prendront la responsabilité à fournir à l’opposition syrienne les armes que les révolutionnaires réclament depuis le 2 mars 2012, «Vendredi de l’armement de l’Armée Syrienne Libre»…
Il va sans dire que les Etats concernés s’engageront à respecter le code de bonne conduite sur les exportations d’armes et prendront les mesures nécessaires pour que les matériels fournis à l’ASL n’aboutissent pas entre les mains de ceux auxquels ils ne sont pas destinés. Toutefois, pour «donner une chance à la paix» et favoriser le succès de la Conférence pour la Syrie dite «Genève 2», qui devrait se tenir au cours du mois de juin prochain, les Etats qui songeraient à livrer des armes ajourneront toute livraison au 1er août.
Cette mesure, pour ne pas dire cette demi-mesure, montre que, soucieux en premier lieu de leur sécurité, ce qui est compréhensible, les Européens perçoivent mal, ce qui l’est moins, l’urgence dans laquelle vivent les Syriens révoltés contre le régime autoritaire de Bachar al-Assad. D’ici au 1er août, si elles ne sont pas approvisionnées, les brigades de l’Armée Syrienne Libre auront encore une fois épuisé leurs munitions. Elles auront vu périr des centaines de combattants et de simples citoyens, les uns atteints par des balles, d’autres écrasés par les bombes, certains asphyxiés par des gaz toxiques. Elles auront vu des dizaines d’hommes avides de contribuer efficacement à la chute du régime déserter leurs rangs pour rejoindre des unités islamistes, mieux équipées et mieux financées. Elles auront sans doute été contraintes de céder ici et là aux coups de boutoir des forces accourues d’Iran, d’Irak et du Liban pour suppléer aux carences de l’armée régulière, ménagée pour protéger en dernier recours le chef sacralisé dont le maintien au pouvoir justifie les crimes commis contre les populations.
Personne ne le nie: armer les révolutionnaires syriens n’est pas la bonne solution. Mais certains le reconnaissent: elle est la moins mauvaise, pour leur permettre de résister à la stratégie mise en œuvre par Bachar al-Assad. Il enverra sans doute bientôt à Genève des «représentants», ce qui ne veut pas dire des «négociateurs», mais il ne cherche nullement à ramener la paix. Si l’on en croit un certain Mihraç Ural, dont les propos concernaient Banias mais correspondent aussi à ce qui a déjà été vu ailleurs, son programme se résume en deux mots: encerclement (tatwîq) et purification (tathîr), des villes et des populations. Or c’est précisément pour faire face à ces deux menaces et pour se protéger contre les intentions meurtrières de leurs dirigeants, dont les mois écoulés ont montré qu’elles n’étaient pas que verbales, que les Syriens réclament «des armes pour l’ASL» depuis deux ans. Certaines parviennent en Syrie. Mais elles ne sont ni suffisamment nombreuses ni suffisamment régulières pour leur permettre de sécuriser les régions sur lesquelles le régime n’est plus en mesure d’exercer son autorité. Échappant aux circuits étatiques contrôlés, ces armes n’aboutissent pas entre les mains des révolutionnaires mais entre celles des jihadistes. Car c’est à eux que, jusqu’à ce jour, l’indécision des Occidentaux bénéficie.
Plus de deux ans après le début du soulèvement populaire en Syrie, une majorité de gouvernements européens ne savent toujours pas où se trouve leur intérêt
Ils sont incapables de décider s’il leur faut pencher du côté de la démocratie, qu’ils prétendent promouvoir et que les insurgés affirment vouloir instaurer en Syrie, ou s’il leur faut se ranger du côté de «l’ordre», que le régime syrien garantissait à sa manière à l’intérieur de ses frontières et dans son environnement régional. L’indécision se justifie, d’un pays à l’autre, par des arguments différents. Il n’est pas excessivement difficile de rattacher chacun d’eux à un ou plusieurs des pays qui, à Bruxelles, lundi, se sont encore montrés réticents: l’Allemagne, la Roumanie, la Suède, l’Irlande…
– Certains doutent que les insurgés parviennent à faire fléchir un régime qui a montré en d’autre temps qu’il ne reculait devant rien. Certes, Bachar n’est pas Hafez. Mais il a dit et montré qu’il était prêt à faire comme son père et à supprimer autant de Syriens qu’il le faudrait pour rester au pouvoir.
– D’autres se demandent s’il faut aider à renverser un régime que peu apprécient, mais qui est capable de leur faire du tort parce qu’il ne recule devant aucun moyen d’intimidation, y compris les assassinats et les attentats.
– D’autres estiment qu’il faut aider Bachar al-Assad à rester en place pour qu’il poursuive avec eux une coopération sécuritaire qui a vu la Syrie, depuis septembre 2001, contribuer à déjouer des attentats, apporter son «expertise» à l’interrogatoire de suspects islamistes et en livrer des dizaines, plus ou moins authentiques, plus ou moins fabriqués par ses soins, aux pays dont ils étaient originaires.
– D’autres, dans le monde arabe en particulier mais pas uniquement, considèrent qu’il ne faut pas laisser la vague des révolutions se poursuivre, au risque de la voir bientôt emporter d’autres populations, et pourquoi pas la leur.
– D’autres, reprenant à leur compte la rhétorique du régime syrien, soutiennent que, malgré ses défauts et son mépris pour les droits de l’homme, celui-ci est «le seul régime laïc de la région» et qu’il «assure aux minorités une protection» qu’elles ne trouvent nulle part ailleurs dans les pays voisins.
– D’autres encore hésitent à prendre parti faute de distinguer ce que pourrait être l’alternative à l’actuel détenteur de l’autorité, d’autant que la victoire des islamistes, Frères Musulmans ou autres, en Tunisie, en Egypte et en Libye, fait craindre une poussée du courant conservateur en Syrie également.
– D’autres entretiennent avec ce pays des relations économiques que l’embargo et les autres sanctions ont affectées, sans parvenir toujours à les stopper, les voies de contournement étant comme celles du Seigneur: impénétrables.
– D’autres enfin – pour ne pas rallonger inutilement une liste déjà bien longue qui mêle raisons et prétextes – hébergent dans leurs institutions bancaires les comptes de riches Syriens, derrière lesquels se dissimulent en réalité les plus hauts dirigeants du régime, ou ferment les yeux sur les activités économiques et financières d’ambassadeurs de Syrie transformés en gestionnaires des ressources de la famille présidentielle.
Si l’indécision vis-à-vis de la Syrie continue d’être la règle en Europe jusqu’à aujourd’hui, il en va tout à fait différemment de la Russie et de l’Iran. Leur volonté est aussi forte que la perception de leur intérêt est claire.
Pour la Russie, la question est d’abord une affaire de crédibilité et de réputation
Quelques mois avant que débute la révolution contre Bachar al-Assad, elle a été roulée dans la farine par les Américains et les Européens qui ont profité d’une résolution du Conseil de Sécurité pour se lancer dans une opération qu’elle n’autorisait pas: le renversement par la force des armes de l’un des alliés de Moscou, Moammar Qaddafi. Les Russes étaient d’autant moins décidés à se laisser humilier à nouveau que, sous l’impulsion de Vladimir Poutine, ils aspirent à retrouver l’influence dans le monde qui était jadis celle de l’URSS. Or il y avait pour eux une opportunité. Les Occidentaux, qui traversent une grave crise économique, avaient épuisé une partie de leurs ressources et de leur arsenal militaire dans l’affaire libyenne. Surtout, ils allaient entrer, durant l’été 2011, dans des campagnes électorales qui les empêcheraient de consacrer du temps et de l’énergie à la situation en Syrie. Poutine aussi allait entrer en campagne. Mais, à la différence de ses homologues américains et français, cette perspective ne le préoccupait beaucoup… Bref, pour les Russes, la Syrie a d’abord été une occasion, un prétexte.
D’aucuns diront qu’il y a la base navale de Tartous. Il y a les achats d’armes et de matériels militaires par la Syrie. Il y a l’exploitation du pétrole et du gaz syrien. Il y a les relations en voie de renforcement entre les patriarcats orthodoxes d’Antioche et de Moscou. Il y a la porte d’accès au Moyen Orient que la Syrie est la seule à pouvoir encore leur offrir. Il y a les quelques milliards de dollars déposés à la Banque Centrale de Syrie, lors du rééchelonnement de la dette syrienne vis-à-vis de l’ex-URSS, pour financer des achats russes de produits syriens… Tout cela est exact. Mais, si les Russes sont prêts à tout faire pour que Bachar ne tombe pas, c’est surtout pour affirmer qu’ils sont de retour sur la scène internationale au-delà des frontières de l’ex-Communauté des Etats Indépendants. Quand ils parlent, il faut les prendre au sérieux. Et le temps est fini où ils étaient prêts, comme à l’ouverture de la conférence de paix de Madrid à l’automne 1991, à se contenter d’un strapontin et d’un rôle de potiche.
La Syrie pourra donc compter, dès le premier instant, sur un soutien indéfectible de Moscou. Ce soutien prendra différentes formes avec le temps, incluant des livraisons d’armes, des conseils pour la répression et la manipulation, une contribution à la propagande médiatique du régime, et, au Conseil de Sécurité, le blocage constant des résolutions sanctionnant la Syrie. La Russie n’a rien à dire sur les méthodes de contre-insurrection mises en œuvre par Bachar al-Assad: les massacres de population, la destruction systématique des villes, la manipulation des groupes islamistes radicaux… tout cela, ils connaissent. C’est directement inspiré de ce qu’ils ont fait eux-mêmes en Tchétchénie de 1994 à 1996.
Pour l’Iran, le renversement du régime en place en Syrie serait une catastrophe
Une partie de la légitimité du régime des mollahs dans le monde musulman tient à la menace que Téhéran fait peser sur Israël. L’instrument le plus efficace de cette menace, en attendant que leurs recherches nucléaires aient abouti à les doter de la bombe, c’est évidemment le Hizbollah. La Syrie joue un rôle charnière dans l’acheminent jusqu’au Parti de Dieu des armes sans lesquelles il ne serait, pour les Israéliens, qu’un tigre de papier. Si le régime de Bachar al-Assad laisse la place à un autre, qui ne sera pas sunnite mais dans lequel les sunnites, communauté majoritaire, auront retrouvé une place plus conforme à leur poids dans la société, c’en sera fini de la coopération de Damas. Et comme l’approvisionnement en armes du Hizbollah ne pourra se faire ni par la mer, ni par l’aéroport de Beyrouth, les menaces des dirigeants iraniens ne seront plus que des vitupérations.
L’Iran sera renvoyé à ses frontières et ses rêves d’influence régionale devront être oubliés. L’axe chiite Téhéran, Bagdad, Damas, Sud Liban, mis en place au cours des dernières années, aura vécu. Or, pour l’établir, les Iraniens ont beaucoup investi en Syrie. Profitant des difficultés dans lesquelles Bachar al-Assad se débattait, du fait de certaines erreurs stratégiques – opposition au projet américain en Irak, assassinat de Rafiq al-Hariri à Beyrouth, refus de retirer les troupes syriennes du Liban, blocage des élections et de la vie politique dans ce même pays… – les Iraniens se sont imposés comme des partenaires incontournables dans de nombreux domaines: l’économie, l’industrie, les grands projets, l’enseignement, l’armée, la sécurité… Et pour donner une assise à leur présence multiforme, ils ont tenté d’amener au chiisme des membres de plusieurs communautés, y compris chrétiennes, en y mettant les moyens: financement de projets personnels, invitations en Iran, séjours et bourses d’étude, enseignement du farsi… Pour quadriller la Syrie et l’insérer dans un réseau dont l’apparence était religieuse mais dont la réalité ou la substance était évidemment politique, ils ont procédé à la reconstruction ou à l’embellissement de mausolées de grandes figures de l’histoire musulmane dans plusieurs villes du pays, qui ont justifié l’arrivée en Syrie de vagues ininterrompues de pèlerins. Ils envisageaient d’édifier des sanctuaires associés à des hôtels et des centres commerciaux à chaque endroit où la tête de l’imam Huseïn avait fait halte, lors de son transport de Karbala à Damas…
Mais l’Iran a d’autres raisons de soutenir le régime syrien. Aussi longtemps que les regards resteront tournés vers la Syrie, les Iraniens peuvent espérer poursuivre dans une relative tranquillité leurs recherches dans les domaines dits sensibles, principalement le nucléaire. Par ailleurs, perdre Damas serait pour eux perdre l’un des seuls points d’entrée en direction du monde arabe, si on excepte l’Irak, lui aussi en situation incertaine. Finalement, la chute de Bachar al-Assad serait perçue comme un échec pour les chiites, face aux sunnites, et l’Iran devrait renoncer à son espoir de réunir autour de lui un pôle chiite aussi important, politiquement si ce n’est numériquement, que le pôle sunnite. Téhéran aurait perdu la compétition qui l’oppose à Riyad, autour de la question toujours débattue en Iran de la légitimité ou de l’illégitimité des Saoudiens à gérer seuls les lieux saints de La Mecque et Médine qui appartiennent à tous les musulmans, aux chiites comme aux sunnites.
Informés du résultat des délibérations des ministres européens, révolutionnaires et opposants syriens l’ont jugé «tardif et insuffisant»
Ils ont été surpris de la liaison établie entre les livraisons et «Genève 2». Alors qu’ils voient les Russes livrer sans vergogne tout ce qu’ils estiment nécessaires à la survie de Bachar al-Assad et qu’ils constatent la place prépondérante prise par les combattants du Hizbollah dans l’attaque contre Qouseir, ils s’étonnent des arguments que certains avancent pour justifier leur frilosité. A la différence des Européens, ils ne croient pas que cette Conférence permettra d’avancer dans la voie d’une solution négociée, puisque Bachar al-Assad n’est pas disposé à faire le moindre geste de bonne volonté – arrêter la violence, cesser les bombardements, libérer les détenus politiques et les activistes, ouvrir le pays aux journalistes, aux observateurs et aux inspecteurs internationaux… y compris aux spécialistes des armes chimiques – et que les Russes, qui se disent incontournables, ne veulent ni ne peuvent exercer sur lui la moindre pression. Ils ne croient pas que Bachar al-Assad soit le moins du monde enclin à renoncer à la voie des armes, surtout au moment où l’engagement des amis du régime syrien, russes, iraniens, irakiens et libanais, d’une part, et les réticences des Amis du Peuple syrien qui ne veulent «pas ajouter des armes aux armes», d’autre part, laissent à ses troupes le champ libre et lui offrent l’occasion de reprendre en quelques endroits la main. Ils ne croient pas qu’il soit judicieux de lier le déblocage des armes et des munitions à la participation de la Coalition à la Conférence de paix, puisque la pénurie des moyens la contraindra précisément à y siéger en position de faiblesse, face à un pouvoir maintenu à flot par des soutiens résolus, et au côté d’autres opposants ayant renoncé, les uns par tactique, les autres par stratégie, à faire un préalable de l’abandon du pouvoir par Bachar al-Assad et du démantèlement de son système militaro-sécuritaire.
Les circonstances actuelles rappellent aux révolutionnaires syriens les tractations et les accords signés naguère entre Palestiniens et Israéliens, sous les auspices de «l’honnête courtier» que prétendaient être les Etats-Unis. Ils savent que, après avoir été soumis à des pressions et contraints de multiplier les concessions, leurs frères palestiniens, qui avaient pour eux le droit et les résolutions des Nations Unies, n’ont pas eu d’autre solution que de se contenter, jusqu’à aujourd’hui, des morceaux de territoire et des lambeaux de pouvoir que les Israéliens, reniant leurs engagements, ont bien voulu leur abandonner. Ils se souviennent que, lorsqu’un processus démocratique a amené à la tête du gouvernement palestinien le Mouvement de la Résistance Islamique, autrement dit le Hamas, les démocraties occidentales se sont empressées de suspendre l’aide qu’elles destinaient aux populations. Il était «normal» que les Palestiniens supportent les conséquences de leur choix, puisque celui-ci ne correspondait pas à ce qu’elles attendaient d’eux. (29 mai 2013)
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