Iran. Les grèves dans le secteur pétrolier et leur place dans les protestations sociales. Le pouvoir de la mollahcratie s’effiloche-t-il?

Par Mohammad Ali Kadivar, Peyman Jafari, Mehdi Hosseini, Saber Khani

Le 19 juin 2021, un jour après l’élection présidentielle au sein de la République islamique d’Iran, une vague de grèves exigeant des salaires plus élevés, la sécurité de l’emploi et de meilleures conditions de sécurité et de santé a commencé dans l’industrie pétrolière, gazière et pétrochimique.

L’actualité électorale a détourné l’attention des grèves au cours de leurs premiers jours, mais à mesure que la vague de grève s’étendait à de nouvelles raffineries et régions pétrolières et pétrochimiques, toute une série de groupes sociaux et politiques en ont pris conscience. En raison de leur ampleur, de leur répartition géographique et de leur force organisationnelle relative, les grèves ont acquis une dimension politique. De plus, leurs griefs et leurs revendications trouvent un écho auprès de larges secteurs de la population active et ravivent les souvenirs politiques du rôle particulier des travailleurs du pétrole dans les événements historiques entourant la révolution iranienne de 1978-1979. Plus crucial encore, bien que plus petite que les manifestations de janvier 2018 et de novembre 2019 qui résultaient d’une mobilisation spontanée autour d’une question nationale, la portée des récentes grèves du pétrole a été facilitée par une coordination nationale.

La dynamique des grèves pétrolières de cet été est remarquable pour au moins quatre raisons.

Cette vague de protestation des travailleurs contractuels et temporaires montre comment ils ont tiré les leçons de leurs luttes précédentes et accumulé de l’expérience dans la conduite de leurs revendications. Selon une estimation datant de 2011, le nombre de travailleurs officiels dans l’industrie pétrolière s’élève à 90 000 et [étant donné le processus de sous-traitance] celui des travailleurs contractuels et temporaires s’élève à 160 000 (soit 64% du total), tandis qu’une autre estimation indique qu’ils représentent 75% de la main-d’œuvre [1]. Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre de grévistes, on estime que 10 000 travailleurs ont, initialement, adhéré aux grèves, ce qui est sans précédent depuis les grèves pétrolières massives de la fin 1978. Un nombre important de travailleurs contractuels ont accumulé des expériences qui leur permettent de tirer des leçons des luttes précédentes, d’organiser des grèves plus efficacement et de les prolonger sur une plus longue période. Cet avantage est en partie le résultat de la relative continuité du militantisme syndical dans l’industrie pétrolière. L’année dernière, par exemple, une grève similaire a vu le jour parmi les travailleurs contractuels, et des protestations ont eu lieu dans le secteur pétrolier presque chaque année au cours des dernières années. La nature de l’industrie pétrolière a également facilité le processus d’apprentissage parmi les travailleurs du pétrole, puisque, pour construire de nouvelles installations, ont été établies des concentrations relativement importantes de travailleurs dans des régions éloignées comme le comté d’Asaluyeh, dans la province de Bushehr.

Comme l’année dernière, les travailleurs temporaires ont formé un comité pour coordonner cette vague de grèves sur différents sites de l’industrie pétrolière. [Voir à ce propos les articles publiés sur ce site en date du 25 juin et du 17 juillet 2021]. Comme l’illustre la carte ci-dessous, l’étendue géographique de la vague de grève actuelle est impressionnante, puisqu’elle concerne 102 usines et raffineries et 39 comtés du 19 juin au 11 juillet. Cette vague s’est déjà plus étendue que celle d’août 2020, qui a touché 42 sites dans 17 comtés pendant environ deux mois.

Les sources des données de ces cartes sont les articles de presse publiés
dans Hrana, Akhbar-e Rooz et Radio Zamaneh.
La carte de 2020 couvre les grèves signalées du 1er août au 6 septembre 2020,
et la carte de 2021 couvre les grèves du 19 juin au 2 août 2021.

Le comité de coordination est particulièrement important car l’industrie pétrolière est un secteur hautement sécurisé et surveillé, et l’Etat réprime les organisations syndicales indépendantes. Néanmoins, les travailleurs contractuels de l’industrie pétrolière ont formé des organisations syndicales autonomes par des moyens inventifs tels que la création d’une organisation «faîtière» de coordination et l’organisation de rassemblements locaux. Dans certains cas, les travailleurs invitent, lors de leurs réunions, les autorités afin de présenter des revendications plutôt que d’envoyer des représentants syndicaux auprès des autorités. Ces réunions sont importantes pour soutenir les mobilisations mais aussi pour favoriser une culture démocratique radicale à partir de la base.

Grâce à cette force organisationnelle, les grèves sont coordonnées entre les différentes localités. Au cours des dernières années, de nombreuses manifestations ont eu lieu chaque mois. Pourtant, malgré leur grand nombre et leurs revendications similaires, ces protestations étaient souvent indépendantes les unes des autres. Parfois, des enseignants, des chauffeurs routiers ou des retraités ont coordonné des manifestations le même jour dans différentes villes, mais elles n’ont généralement pas duré longtemps. La coordination et la continuité des grèves de cet été font qu’elles peuvent être comparées aux manifestations qui ont éclaté environ trois semaines plus tôt dans la province du Khouzestan [au sud-ouest, aux confins de l’Irak et du golfe Persique], le 15 juillet, pour protester contre la mauvaise qualité de l’eau. En raison de leur intensité et de leur localisation dans des espaces urbains, les manifestations du Khouzestan ont suscité beaucoup plus d’attention dans les médias et l’opinion publique que les grèves du pétrole. Les manifestations contre la pollution de l’eau n’ont pas duré plus de dix jours car elles ont été soumises à une sévère répression gouvernementale. En revanche, les grèves du secteur pétrolier ont perduré au-delà des manifestations pour l’eau et sont entrées dans leur neuvième semaine.

Une caractéristique remarquable des grèves est le niveau élevé de solidarité exprimée. Au départ, les travailleurs officiels de l’industrie pétrolière ont déclaré leur soutien et leur solidarité avec les travailleurs temporaires. Au fur et à mesure que l’actualité leur accordait plus d’attention, d’autres groupes sociaux et politiques ont également publié des déclarations de soutien à la vague de grèves. Parmi les groupes qui ont annoncé leur soutien aux revendications des grévistes, citons les sidérurgistes d’Ahvaz [capitale de Khouzestan], le syndicat des travailleurs de la compagnie de bus de Téhéran et de sa banlieue, le Conseil des retraités, le syndicat des travailleurs de la canne à sucre de Haft-Tappeh [syndicat créé dès 1974 dans le complexe agro-industriel du sucre d’Haft-Tappeh], l’association des enseignants d’Eslam-Shahr [province de Téhéran] et de Téhéran, un groupe d’avocats et différents groupes d’opposition politique dans le pays et au sein de la diaspora en exil. Des organisations syndicales de Suède, du Canada et de France ont également déclaré leur soutien. Si les protestations des travailleurs et d’autres groupes sociaux ont été fréquentes ces dernières années, un tel niveau de soutien social et politique est sans précédent. Par exemple, lorsque les travailleurs du pétrole ont mené leur grève l’année dernière, en même temps que d’autres secteurs tels que les retraités et les enseignants organisaient leurs grèves, les différents secteurs n’étaient pas connectés. Et on était loin du niveau actuel de soutien social dont bénéficient les travailleurs du pétrole.

Les travailleurs repoussent le néolibéralisme autoritaire

En raison de leur ampleur, de leur portée et de leur dynamique, les grèves du secteur pétrolier ont suscité une grande attention politique, tant de la part de «l’élite» politique iranienne que de son opposition. Le ministère du Pétrole a déclaré que les revendications des travailleurs temporaires ne relevaient pas de sa compétence et devaient être adressées aux entreprises contractantes. Le président Hassan Rohani a également déclaré que le problème des travailleurs contractuels «n’a rien à voir avec l’industrie pétrolière».

De nombreux responsables iraniens, notamment aux niveaux régional et local, ont sympathisé avec les travailleurs contractuels en grève tout en rejetant la responsabilité de leurs mauvaises conditions sur des entrepreneurs [sous-traitants] cupides. Du côté de l’opposition, de la gauche à la droite, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, le soutien aux grèves du pétrole a été unanime. Parmi les personnalités et organisations de l’opposition de droite, les mauvaises conditions de travail sont généralement imputées à la mauvaise gestion, au copinage et à la corruption. Sans aucun doute, ces facteurs jouent un rôle. Dans l’industrie pétrolière, par exemple, les contrats sont souvent attribués à des entreprises liées aux Gardiens de la révolution ou à des organisations caritatives [du régime], bien que des centaines d’entreprises privées opèrent également dans ce secteur [2]. Le discours de l’Etat et de l’opposition ne tient pas compte de la mesure dans laquelle la situation critique des travailleurs contractuels est liée à des forces mondialisées systémiques qui ont façonné les choix politiques en Iran et ailleurs.

Après la fin de la guerre Iran-Irak en 1988, le gouvernement iranien, conformément aux tendances internationales, a de plus en plus adopté des pratiques néolibérales telles que la privatisation et l’externalisation [sous-traitance] de la main-d’œuvre. Dans le passé, les travailleurs de l’industrie pétrolière étaient employés par le ministère iranien du Pétrole. Mais avec l’expansion de l’externalisation, le ministère du Pétrole engage désormais des entrepreneurs privés qui emploient alors des travailleurs sur une base temporaire, sans les avantages et les assurances accordés aux salariés de l’Etat et sans les protections offertes par les lois du travail qui s’appliquent aux salariés permanents. Ce système permet aux entrepreneurs d’embaucher et de licencier facilement, mais n’offre pas une grande sécurité d’emploi [3].

Par conséquent, l’Iran a assisté à l’émergence d’une forme de néolibéralisme qui n’est pas unique mais qui est une manifestation de sa position au sein de l’ordre économique mondialisé. Bien que les organisations syndicales indépendantes soient interdites et que les protestations fassent l’objet de mesures répressives – des facteurs qui rendent ce néolibéralisme autoritaire, comme les relations entre l’Etat et la société en général – le néolibéralisme en Iran est marqué par l’hybridité et par des périodes d’ouverture et de fermeture [4]. Par conséquent, il existe encore des organisations qui fonctionnent, comme les conseils et les associations syndicales islamiques approuvés par l’Etat, ainsi qu’une pléthore de petits syndicats indépendants, qui, malgré toutes leurs limites, ont fait remonter les pressions de la base vers l’Etat. Cette hybridité s’étend également aux politiques néolibérales qui sont façonnées par l’intervention de l’Etat dans l’économie et un réseau de politiques sociales organisant subventions et assurances.

Les travailleurs du pétrole s’opposent au néolibéralisme autoritaire de l’Etat iranien lorsqu’ils expriment leurs revendications. Dans leur première déclaration, les travailleurs temporaires en grève ont réclamé des salaires plus élevés, un salaire mensuel minimum de 480 dollars (120 millions de rials), des salaires payés en temps voulu et des contrats permanents plutôt que temporaires. Ils ont également dénoncé les conditions de travail dangereuses, demandé des mesures de sécurité plus strictes et exigé 10 jours de congé pour 20 jours de travail. Enfin, ils ont exigé la fin des mesures répressives contre leurs activités et ont souligné leur droit de former des organisations indépendantes et de se réunir librement.

La réponse de l’Etat aux protestations croissantes

Le «contrat social» populiste post-révolutionnaire – par lequel une partie de la classe ouvrière et des pauvres des villes (mostazafin) a été intégrée au système sociopolitique de la République islamique – est en train de s’effilocher. Avec la détérioration des conditions économiques due à la corruption, aux politiques intérieures et aux sanctions des Etats-Unis, ainsi qu’avec l’affaiblissement des groupes politiques et sociaux et des institutions qui transmettaient les pressions sociales au sommet, on observe une augmentation constante du nombre de protestations avec des revendications de plus en plus radicales.

L’accumulation de crises politiques et socio-économiques en Iran, y compris les échecs dans la gestion de la pandémie de Covid-19, mine l’efficacité et la réactivité de l’establishment politique et de ses institutions, tandis que l’expansion de la privatisation et de l’externalisation du travail a entraîné des grèves et des protestations continues des travailleurs dans divers secteurs économiques. Le graphique ci-dessous montre le nombre total de protestations des cols bleus, tels que les travailleurs des secteurs de l’industrie et de la construction, et d’autres protestations organisées par des catégories sociales telles que les infirmières ou les enseignants, les retraités, les indépendants et les chômeurs, ainsi que les actions des citoyens protestant contre des problèmes hors du lieu de travail, tels que la dégradation écologique, les réductions de subventions ou la République islamique prise dans son ensemble. Les chiffres du graphique sont établis chaque mois, de mars 2015 à mars 2020. Ils sont basés sur les rapports de l’Iran’s Labor National News Agency (ILNA) dans lesquels le terme «travailleur» (worker) a été utilisé, pour qualifier pour l’essentiel des cols bleus. Comme le montre le graphique 1, les protestations des cols bleus représentent une grande partie du total des protestations en Iran. En moyenne, ILNA a rapporté environ 36 protestations de toutes sortes et 21 protestations d’ouvriers par mois. Au total, 2183 manifestations (427 par an) ont été recensées au cours de cette période. Les manifestations d’ouvriers représentent 57%. En termes de répartition géographique, en moyenne 16,5 comtés ont connu une manifestation par mois, dont 11,4 (69%) ont connu une manifestation d’ouvriers. Sur l’ensemble de la période de cinq ans, 165 comtés, sur un total de 429, ont connu au moins une manifestation déclarée. Sur ces 165 comtés, 126 (76%) ont connu au moins une manifestation d’ouvriers (graphique 2).

 

Graphique 1

Manifestations mensuelles rapportées dans ILNA.

Graphique 2

Nombre mensuel de comtés avec une protestation signalée dans ILNA.

Non seulement les protestations sont plus fréquentes, mais l’Etat a également démontré sa capacité à intervenir dans ces manifestations par le biais des institutions existantes, telles que les conseils locaux des villes et des villages et les conseils et associations islamiques du travail. Bien que l’efficacité des conseils du travail se soit affaiblie, leur nombre est passé d’environ 2000 en 1990 à plus de 5000 en 2010, pour atteindre plus de 10 000 en 2018 [5]. Les représentants de l’Etat utilisent souvent ces institutions et d’autres pour canaliser les protestations des travailleurs par des négociations encadrées, notamment lors des récentes grèves du pétrole. En outre, le gouvernement et leurs entrepreneurs ont intimidé les travailleurs par des licenciements, des listes noires et la surveillance par les forces de sécurité. Ils ont créé des divisions entre les travailleurs en engageant des négociations séparées, en encourageant la création et l’implication de conseils du travail islamiques et en faisant des concessions.

Lorsque les travailleurs contractuels ont commencé leurs grèves le 19 juin, ils espéraient que les travailleurs officiels de l’industrie pétrolière les rejoindraient. Les travailleurs officiels avaient organisé leurs propres manifestations à Téhéran, Ahwaz et Asaluyeh le 26 mai pour demander de meilleures conditions d’emploi. Ils avaient annoncé qu’ils reprendraient leurs protestations le 30 juin si le gouvernement ne répondait pas à leurs exigences. Cependant, après le début de la grève des travailleurs contractuels, les responsables gouvernementaux ont rapidement pris des mesures pour négocier avec les travailleurs officiels. La commission de l’énergie du Parlement a commencé à enquêter sur la question et le président Hassan Rohani a déclaré que le gouvernement allait fixer leurs salaires. Les conseils syndicaux islamiques des travailleurs permanents du sud de l’Iran ont également intensifié leurs activités, notamment en adressant des pétitions au Parlement et au chef du pouvoir judiciaire, Ebrahim Raïssi (qui a été élu président en juin).

Dans le même temps, les responsables au niveau local ont activement organisé des réunions avec les travailleurs contractuels en grève, promettant de résoudre leurs problèmes et de faire pression sur les autorités de Téhéran. Bien que les responsables de l’Etat aient écarté même les conseils syndicaux islamiques de l’industrie pétrolière au cours des deux dernières décennies, ils ont commencé à les réactiver en réponse aux récentes grèves du secteur. A Asaluyeh, certains fonctionnaires ont émis l’idée de transformer le bureau des relations industrielles contrôlé par les employeurs en un conseil du travail islamique afin de fournir aux travailleurs un canal officiel de négociation. Le Conseil indépendant pour l’organisation des protestations des travailleurs contractuels du pétrole (Council for Organizing Protests of Contract Oil Workers) s’oppose toutefois à ces initiatives, se présentant comme la seule véritable organisation des travailleurs contractuels. La quatrième déclaration des travailleurs en grève affirme:

«Nous déclarons que la présentation des conseils islamiques ou de toute autre organisation en tant qu’organisations de travailleurs «indépendantes» par le gouvernement est une action contre les travailleurs et n’est pas la réponse appropriée à notre égard. Le bilan des conseils islamiques et des autres organisations fantoches de ce type est clair. Ces organisations ont toujours été un outil pour contrôler les travailleurs et servir les employeurs. Les 40 000 membres du personnel de sécurité dans l’industrie pétrolière ne sont-ils pas suffisants pour que vous vouliez maintenant ajouter les conseils islamiques?» [6]

Alors que ces tentatives pour ramener les conseils islamiques dans l’industrie pétrolière démontrent l’importance des organisations intermédiaires entre l’Etat et les travailleurs, la normalisation (banalisation) des protestations est en permanence compromise par le manque de volonté et l’incapacité des représentants de l’Etat à institutionnaliser les protestations des travailleurs et à faire des concessions significatives. Cette situation crée dès lors une dynamique dans laquelle les protestations ouvrières apparaissent continuellement en dehors des canaux officiels et transgressent les limites politiques du système. Elle crée également de graves divisions entre les militants syndicaux, en raison de leurs divergences de vues sur les stratégies et les tactiques. Le Council for Organizing Protests of Contract Oil Workers, par exemple, a adopté une approche radicale qui appelle les travailleurs à poursuivre leurs grèves, à s’organiser en assemblées, à organiser des rassemblements de protestation jusqu’à ce que toutes leurs revendications soient satisfaites et à exprimer des revendications politiques. Par contre, une autre structure – le Piping and Project Group of Iran qui a organisé les grèves des travailleurs contractuels l’année dernière – a mis l’accent sur les revendications socio-économiques et a pris ses distances par rapport aux revendications plus politiques afin de réduire le risque de répression et d’accroître la volonté d’un plus grand nombre de travailleurs de se joindre au mouvement.

Mais comment interpréter tous ces développements? Les protestations sont-elles en train de devenir une routine au sein du système politique existant, ou sont-elles, comme le pensent certains médias et partis politiques d’opposition, le prélude à un soulèvement plus important? En formulant les grèves de cette manière dichotomique, on court le risque d’ignorer les revendications et les doléances des travailleurs, ainsi que la diversité des opinions parmi eux. Les protestations sont devenues une pratique courante dans la société iranienne, mais le gouvernement a repoussé et tenté de restreindre les activités de protestation en interdisant les syndicats indépendants.

Cependant, l’affirmation selon laquelle les grèves du secteur pétrolier représentent une évolution inévitable vers un mouvement révolutionnaire visant à renverser l’Etat ignore à la fois les processus à plusieurs niveaux qui servent encore de médiateur entre l’Etat et la société, et les limites réelles des grèves actuelles du secteur pétrolier. Les protestations ont ravivé le souvenir des grèves du pétrole qui ont joué un rôle important dans la chute de la monarchie en 1978-79. En raison de l’importance du pétrole dans l’économie iranienne – les revenus pétroliers représentent une part importante des revenus du gouvernement – les grèves des travailleurs de ce secteur pourraient revêtir une importance stratégique si elles aboutissaient à arrêter réellement la production de pétrole. Toutefois, pour que cela se produise, les travailleurs officiels de l’industrie pétrolière, en particulier ceux qui travaillent dans les puits de pétrole et les départements de traitement des raffineries, devraient se mettre en grève. Ce qui n’est pas facile en raison de la structure de l’industrie pétrolière et des actions des autorités. Ces obstacles peuvent être surmontés, mais seulement s’il y a un mouvement de masse qui donne à ces travailleurs officiels la confiance en soi nécessaire pour mener des actions industrielles, comme ce fut le cas pendant la révolution de 1978-79.

Le mouvement de protestation contre la monarchie a éclaté dans les zones urbaines de janvier à l’été 1978. Inspirés par les manifestations de rue, différents travailleurs et employés de l’Etat se sont également mis en grève au cours de l’automne 1978. Parmi ces grèves, les actions syndicales des ouvriers et des employés de la Compagnie nationale iranienne du pétrole (National Iranian Oil Company) ont été essentielles, car elles ont interrompu la production et la distribution du pétrole dans le pays. La participation des employés officiels du secteur a été cruciale pour ces grèves, et ce n’est que dans les dernières phases que les ouvriers des raffineries se sont joints à eux. Bien que le nombre de travailleurs contractuels ne soit pas aussi élevé qu’aujourd’hui, ces travailleurs ont alors également fait grève en exigeant d’être officiellement employés par l’industrie pétrolière. Les divisions entre les cols bleus et les cols blancs, entre les travailleurs officiels et les travailleurs contractuels constituaient un sérieux obstacle en 1978 comme aujourd’hui, mais elles ont été surmontées dans le contexte d’un mouvement révolutionnaire qui a radicalisé le mouvement sur les lieux de travail.

La situation est très différente aujourd’hui, car les travailleurs pétroliers officiels n’ont pas organisé de grèves, les travailleurs contractuels ont principalement des revendications socio-économiques et un mouvement révolutionnaire de masse organisé est absent. La crise politique et économique en Iran a évidemment influencé les présentes grèves. Les protestations pourraient impliquer les travailleurs officiels et s’étendre à d’autres secteurs à l’avenir. Il est donc important d’apprécier la nature contingente et fluide de ces grèves, plutôt que de les concevoir comme des répétitions du passé ou de projeter sur elles des objectifs politiques particuliers dans un acte de vœu pieux.

Alors que des observateurs extérieurs de différentes tendances politiques ont envisagé les conséquences possibles des grèves, la onzième déclaration du comité de coordination présente l’une des évaluations les plus importantes des résultats de leur campagne en cours. La déclaration mentionne les concessions déjà offertes par les entrepreneurs concernant l’augmentation des salaires et la sensibilisation à la mauvaise qualité de la nourriture des travailleurs contractuels. En outre, la déclaration souligne que les grèves ont quelque peu réussi à briser l’atmosphère fortement sécurisée de l’industrie pétrolière. Enfin, la déclaration mentionne l’émergence du pouvoir organisationnel des travailleurs comme leur principale réussite à ce jour: «Plus important encore, nous avons fait l’expérience de notre grand pouvoir en tant que travailleurs, ce qui nous place dans une position plus forte pour faire valoir nos revendications. En particulier, nous avons réussi à former un conseil d’organisation qui sera le véritable représentant des travailleurs.» [7]

Les grèves du pétrole sont représentatives d’une tendance importante en Iran – la croissance des protestations ouvrières. Il est trop tôt pour tirer une conclusion définitive quant à leur issue, mais comme l’indiquent les travailleurs eux-mêmes, elles pourraient contribuer à la formation de nouvelles organisations de travailleurs. Au-delà du mouvement ouvrier, la convergence de la protestation ouvrière et de la mobilisation politique plus large en 1978-1979 suggère que ces deux tendances continues de la protestation dans le pays peuvent s’informer et se construire mutuellement. (Article publié sur le site de Middle East Research and Information Project, le 25 août 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Mohammad Ali Kadivar est professeur adjoint de sociologie et d’études internationales au Boston College. Peyman Jafari est chercheur associé postdoctoral à l’Université de Princeton. Mehdi Hosseini est étudiant en sociologie au Boston College. Saber Khani est doctorat en sociologie au Boston College.

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[1] Mohammad Maljoo, “Temporalization of Labor Force Contracts in the Oil Industry After the War,” Negah-e No Quarterly 105 (2015). [Persian]

[2] Frederic M Wehrey et al., The Rise of the Pasdaran: Assessing the Domestic Roles of Iran’s Islamic Revolutionary Guards Corps (Santa Monica, CA: RAND National Defense Research Institute, 2009).

[3] Maljoo “Temporalization of Labor Force Contracts in the Oil Industry After the War.”

[4] Peyman Jafari, “Impasse in Iran: Workers versus Authoritarian Neoliberalism,” If Not Us, Who? Workers Worldwide against Authoritarianism, Fascism and Dictatorship (Hamburg: VSA, 2021).

[5] Peyman Jafari, “Impasse in Iran: Workers versus Authoritarian Neoliberalism,” p. 145.

[6] The Organizing Committee of the Protests by Oil Contract Workers, “We Don’t Want Islamic Councils; The Response of Oil Temporary Workers to Raisi’s Proposal,” Akhbar-e Rouz, July 3, 2021. [Persian]

[7] The Organizing Committee of the Protests by Oil Contract Workers, “The 11th Statement; Where Are We in Our Strikes?” The Organizing Committee for The Strike of the Oil Contract Workers Telegram, July 25, 2021. [Persian]

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