Iran. La mobilisation et la grève des travailleurs du pétrole à un tournant

Par la rédaction de A l’Encontre

Depuis, le 19 juin, les travailleurs du secteur pétrochimique ont engagé un vaste mouvement de grève. Il a commencé à Bid Khoon, dans la province de Bushehr. Dès le 22 juin, des mouvements de grève ont été signalés dans les provinces d’Ispahan, de Khuzestan et de Téhéran. Nous l’avions indiqué sur ce site, en date du 25 juin 2021. Nous y précisions le rôle déterminant de la sous-traitance dans ce secteur avec ses effets sur les salaires et l’ensemble des conditions de travail.

Le mouvement de grève se maintient depuis plus de trois semaines et touche quelque 80 centres d’activité de toute la branche. De diverses sources ressortent l’appui de larges fractions de la population à ce mouvement de grève. Ce qui renvoie à l’expérience de conditions de travail similaires pour de vastes franges de salarié·e·s et à la connaissance des méthodes de «gestion économique» du pouvoir.

Ce dernier semble avoir partiellement réussi à maintenir une séparation entre les travailleurs de la National Iranian Oil Company disposant de contrats stables et ceux du vaste réseau de sous-traitance qui s’est développé après le processus de privatisation.

Néanmoins, l’appui maintenu de la population aux grévistes doit être pris en compte pour comprendre les hésitations du régime des mollahs à exercer sa traditionnelle répression. Ce d’autant plus que le malaise social s’accentue comme l’indiquent, entre autres, les manifestations des retraité·e·s prévues pour le 19 juillet, car les pensions ne couvrent plus, et de loin, l’augmentation des prix. A Téhéran, le principal rassemblement des retraité·e·s devrait avoir lieu devant l’Organisation de la planification et du budget.

Pour appréhender au plus près la dynamique sociale et politique de ce mouvement de grève ainsi que ses modalités d’organisation, nous publions ci-dessous deux déclarations du Conseil d’organisation du mouvement. La première a été publiée peu après le déclenchement de la grève; la seconde date du 13 juillet 2021. Six ont déjà été rendues publiques depuis le début du mouvement.

Ces textes sont traduits du persan en anglais par Yassamine Mather pour le site Hands Off the People of Iran. Ce dernier s’oppose aux mesures d’étranglement économique exercées contre l’Iran – mesures qui frappent le plus brutalement la majorité de la population fragilisée – et dénonce le régime répressif de la République islamique, avec sa politique économique néolibérale, marquée, en outre, par une corruption extrême des sommets de la mollahcratie. (Réd. A l’Encontre)

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Déclaration du Conseil d’organisation des mobilisations de protestation des travailleurs contractuels du pétrole

Nous, les travailleurs contractuels du pétrole dans les raffineries, les usines pétrochimiques et les centrales électriques, avons fait grève le 20 juin, comme nous l’avions annoncé. Des dizaines de milliers de nos collègues sont actuellement en grève, et ceux qui sont des employés permanents de l’industrie pétrolière se réuniront en juillet. Entre-temps, pendant la même période, nous avons obtenu le soutien des travailleurs du port d’Assaluyeh. Jusqu’à présent, nous nous en sortons bien et nous nous félicitons de tous ces soutiens.

Chers amis! La revendication centrale des travailleurs du pétrole, tant dans le secteur formel que dans le secteur contractuel [sous-traitance et emplois temporaires], est l’augmentation des salaires. Nous, travailleurs, ne tolérerons plus la pauvreté, l’insécurité, la discrimination et l’inégalité, ainsi que la privation de nos droits humains fondamentaux. Comme nous l’avons déclaré, en raison de la hausse vertigineuse des prix, aucun salaire des travailleurs ne devrait être inférieur à 12 millions de tomans [un travailleur contractuel a un salaire mensuel de quelque 250 dollars]. En même temps, nos collègues ont le droit d’exiger des augmentations de salaire en fonction de leur niveau de qualification professionnelle. Nos collègues qui sont des employés permanents de l’industrie pétrolière protestent également contre la diminution quotidienne de leur pouvoir d’achat et l’état de leurs salaires en 1400 [années 2021-2022], qui est en fait une attaque contre leur vie et leurs moyens de subsistance.

Chers collègues! Notre unité dans la lutte et le fait que tant de travailleurs aient rejoint la grève nous rendent très fiers et nous exprimons à tous nos remerciements. Cependant, nous devons essayer de consolider cette alliance pour faire avancer nos protestations.

Nous devons empêcher toute forme de division et d’intrigue en faisant tout notre possible pour faire avancer la lutte. Nous devons continuer à prendre des décisions collectives – nous ne pouvons pas laisser la conduite de la lutte à quelques individus qui annoncent des mouvements, ici et là, pour notre défense, et leur permettre de prendre toutes les décisions. Au contraire, en étant présents et en restant dans les dortoirs des travailleurs et en planifiant des rassemblements de protestation devant les raffineries et les centres pétroliers, ou en participant activement aux groupes que nous avons constitués sur les médias sociaux, nous devrions participer activement chaque jour à la décision de faire avancer notre lutte.

C’est une leçon importante que nous avons apprise des travailleurs de la canne à sucre de l’entreprise Haft Tappeh Sugarcane Agro-industrial Complex [privatisé en 2015; les grèves s’y sont déroulées en 2017, 2018, 2019 et 2020]. Nous devons savoir que c’est seulement de cette manière et par le biais du conseil d’organisation et de la prise de décision collective que nous pouvons prévenir les éventuelles divisions et affrontements venus d’en haut. Ne les laissez pas nous tromper avec des promesses. Comme nous l’avons prévenu, si nos revendications ne sont pas satisfaites d’ici la fin du mois prochain [juillet], nous devons nous préparer à des protestations plus larges.

Chers collègues! Au cours des récents jours de grève, certains de nos collègues ont quitté leur lieu de travail et sont rentrés chez eux, mais d’autres parmi nous sont restés dans les dortoirs des travailleurs. La raison en est que nous voulons faire valoir nos revendications par une présence maximale sur le lieu de travail. Les employeurs impitoyables licencient les travailleurs journaliers et se préparent à embaucher de nouveaux travailleurs. Par conséquent, si nous restons dans les dortoirs, les employeurs n’auront pas d’endroit pour loger la nouvelle main-d’œuvre. En même temps, à cause de notre présence, ils n’oseront pas nous licencier et réaliser de telles intrigues. A partir de ce jour, notre recommandation est de rentrer après une semaine de visite à la famille et de rester ensuite sur le lieu de travail, tout en poursuivant notre grève. Notre présence quotidienne devant les usines pétrochimiques, les raffineries et les centrales électriques renforce la pression sur les employeurs et nous aide à faire aboutir nos revendications.

Un certain nombre de collègues qui travaillent sous contrat journalier dans la raffinerie de Téhéran ont été arrêtés. Nous devons demander leur libération et la réintégration des 700 travailleurs qui ont été licenciés en raison de la grève.

Notre grève est nationale et nous devons répondre à toute attaque par un front uni. (22 juin 2021)

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Déclaration n° 6 du Conseil d’organisation des grèves des travailleurs du secteur pétrolier (13 juillet 2021)

Vous trouverez ici quelques points importants. Etant donné que notre grève s’étend rapidement et que des travailleurs d’autres branches du secteur la rejoignent, et que nous avons reçu un grand soutien et une grande solidarité, nous sommes en bonne position pour obtenir des éléments importants de notre cahier de revendications. Grâce à tous ces facteurs, la pression est grande sur les entrepreneurs exploiteurs. Nous avons atteint une situation où il est dans leur intérêt de mettre fin rapidement à la grève.

Il est clair que nous devons prendre certaines décisions quant à notre objectif: comment obtenir satisfaction pour nos revendications et dans quelles conditions allons-nous négocier. Cependant, nous devons éviter de prendre des décisions hâtives et d’entamer trop tôt des négociations.

Les principaux dangers qui menacent notre grève nationale sont la possibilité que l’ennemi crée des divisions parmi les travailleurs et la confusion sur notre plan d’action. Les employeurs et les fonctionnaires du gouvernement feront tout leur possible pour créer de telles divisions, par exemple en acceptant les demandes minimales de certains travailleurs et en les incitant à reprendre le travail, puis en forçant le reste d’entre nous à faire de même. Nous devons être vigilants face à de telles machinations.

La façon dont les administrateurs réunis sur les groupes Telegram, au nom de «Kariabi Piping» et de «Arkan She», s’adressent aux travailleurs est semblable à celle dont un commandant s’adresserait à des soldats: ils donnent des ordres et nous interdisent de prendre telle ou telle mesure. Il est clair qu’ils sont heureux d’accepter des concessions minimales et la fin de la grève. C’est pourquoi ils ont fait campagne pour évacuer les lieux de travail. Ils disent: «Amusez-vous avec votre famille. Nous sommes là, faites-nous confiance». Chaque fois qu’il y a une manifestation ou un rassemblement, ils s’y opposent et créent un «incident» de sécurité.

Les travailleurs doivent savoir que le temps de faire confiance aux autres est révolu. Nous devons décider par nous-mêmes. Ces groupes veulent tout contrôler et qualifient quiconque dit quelque chose de différent de diviseur ou de pire. Nous devons affirmer clairement: nous n’avons pas besoin de représentants autoproclamés. Les représentants de chaque section locale doivent être élus et doivent être impliqués à tous les niveaux de décision.

Etant donné que les travailleurs en grève à Assaluyeh et Kangan ont quitté leurs bases, il est impossible d’élire un représentant ou un groupe de représentants chargés de négocier avec les employeurs dans ces endroits. Dans ces régions, nous devrions établir nos propres groupes Telegram dès que possible et élire nos propres représentants. C’est notre droit. Se réunir en groupe, discuter de nos revendications et choisir nos véritables représentants n’est pas sujet à controverse.

Une façon de maintenir l’unité est de déterminer un ensemble unique de revendications nationales, de sorte que, une fois qu’il y a des négociations, nous ne consentons pas à moins que ces revendications. Elles doivent servir de modèle aux autres sections. En attendant, dans un premier temps, nous devons faire pression sur les employeurs pour qu’ils se prononcent en toute transparence et sous forme écrite et publique (comme indiqué dans la 5e déclaration de notre Conseil d’organisation) sur les revendications des travailleurs. Sur cette base, nous annoncerons nous aussi nos décisions collectives.

Nous n’acceptons pas les négociations secrètes, tenues à huis clos, qui ignorent les travailleurs effectifs. Les décisions prises entre négociateurs, employeurs et entrepreneurs ne seront reconnues que si les travailleurs en sont informés et les approuvent.

Les premières négociations ou accords qui seront probablement passées entre les travailleurs et les employeurs dans plusieurs entreprises contractantes sont importantes. Elles peuvent servir de base aux négociations avec d’autres entreprises. Il faut donc faire attention à cela, car une fois que ces premiers accords seront signés et que les travailleurs de ces entreprises reprendront le travail, les objectifs de la grève auront été déterminés pour le reste des travailleurs. Il est très important que nous prenions l’initiative dans ces cas-là et que nous essayions de faire en sorte que nos revendications initiales et immédiates soient claires et constituent la base des négociations avec les entrepreneurs.

Nos revendications sont les suivantes:

  • Des augmentations de salaire basées sur les données chiffrées que nous suggérons pour différents niveaux de travailleurs qualifiés: aucun travailleur ne devrait être payé moins de 12 millions de tomans; des contrats de travail permanents et la sécurité de l’emploi doivent s’imposer; les salaires devraient être payés à temps, chaque mois.
  • Le cadre de travail doit être sûr et les lieux de travail ainsi que les dortoirs des travailleurs doivent être climatisés. Nous demandons une amélioration substantielle de l’état des dortoirs, des toilettes et des salles de bains des travailleurs, l’attribution d’une nourriture appropriée, ainsi que la mise à disposition d’installations médicales sur les lieux de travail et d’une assurance maladie gratuite pour les travailleurs.
  • Notre principale revendication est la fin du travail sous contrat temporaire et l’abolition des zones économiques spéciales, où les employeurs peuvent imposer leurs propres règles.

En luttant pour ces revendications, nous pouvons réduire le pouvoir des firmes sous-traitantes et déclarer qu’à partir d’aujourd’hui, le gouvernement doit superviser la mise en œuvre de tous les accords décidés lors des négociations avec les employeurs.

Le Conseil local d’organisation des mobilisations de protestation doit servir de canal de discussion pour les négociations avec les employeurs. Envoyez vos revendications et vos idées au conseil local, présentez-les à vos amis et encouragez-les à devenir membres des actions locales. En même temps, créez des réseaux partout où vous le pouvez, afin que nous puissions réfléchir régulièrement à la manière de faire progresser nos mobilisations.

Nous tenons à remercier toutes les organisations, les travailleurs et les autres personnes qui ont soutenu nos mouvements de protestation et nos revendications. Notre devoir urgent est de coopérer avec tout groupe et toute institution qui soutient les intérêts des travailleurs en grève. Nous mettons l’accent sur l’unité et la solidarité du monde du travail. En avant, pour la victoire! (Traduction sur la base de la version en anglais par la rédaction de A l’Encontre)

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