Par Hany Hanna
Premier épisode. Le parti salafiste bloque la nomination d’ElBaradei comme premier ministre
Le président de la république, intérimaire, otage des salafistes? En ces temps troublés, il convient de préciser qu’il s’agit d’une image. Précision faite, la question mérite d’être posée au vu de l’influence démesurée des salafistes sur les premières décisions du nouveau président Adly Mansour.
Cela a commencé l’après-midi du samedi 6 juillet 2013. Les médias diffusent la nouvelle de la nomination de Mohamed ElBaradei par le président de la république, intérimaire, Adly Mansour, comme chef du gouvernement. La nouvelle est logique dans la mesure où il est le candidat de Tamarod, la campagne qui a exigé le départ de Morsi et l’organisation d’élections présidentielles anticipées au nom de plus de 22 millions d’Egyptiens. D’autant plus logique que ces mêmes millions sont descendus dans la rue du 30 juin au 3 juillet 2013 pour confirmer cette exigence. L’assermentation d’ElBaradei est annoncée pour 20 heures A l’heure dite, pas d’assermentation. Une heure plus tard, toujours rien. Plus tard dans la soirée, ce n’est pas à la cérémonie d’assermentation à laquelle on assiste, mais à une conférence de presse d’Ahmed El Messalmani, nouveau conseiller en communication du président. Il y annonce qu’ElBaradei n’a pas été nommé, suite à l’objection du parti salafiste Al-Nour (parti des salafistes, dont le sens est La Lumière)!
Parallèlement, des messages et des vidéos anti-Baradei se répandent sur le Net comme une traînée de poudre. Certains d’entre eux dénoncent comme péché impardonnable la bise faite à Angelina Jolie [actrice] par le premier ministre pressenti il y a quelques mois au cours d’une cérémonie aux Etats-Unis! Plus grave, une vidéo extraite d’une conférence de presse en anglais d’ElBaradei, alors directeur de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), où il expliquait qu’il appliquerait la tolérance zéro à l’Irak. Ce que la vidéo ne dit pas, c’est que cette conférence de presse ne concernait que les étapes de l’inspection précédant son rapport sur la situation nucléaire de l’Irak. Elle ne dit pas qu’après avoir terminé son enquête, il a conclu à l’inexistence d’armes nucléaires en Irak. Ni que les Etats-Unis étaient furieux qu’il ait refusé de céder à leurs pressions et de donner une légitimité à leur guerre contre l’Irak. Et encore moins qu’il ait contribué à empêcher une guerre contre l’Iran en prouvant que les inspections étaient suffisantes. Ni bien entendu que c’est pour avoir essayé d’empêcher une guerre et contribué à en empêcher une autre qu’il a eu le Prix Nobel de la paix, en 2005. Toute la panoplie de la manipulation est utilisée dans cette vidéo. Sa première partie est un conditionnement du spectateur. On lui explique à l’avance ce qu’il doit voir: qu’ElBaradei serait un agent des Américains. Puis commence l’extrait de la conférence de presse. La voix d’ElBaradei est couverte par une musique de films d’horreur, ce qui rend la vérification de la traduction (sous-titres arabes) impossible. Ces extraits sont suivis par des images des bombardements américains contre l’Irak. CQFD.
Pendant que la campagne anti-Baradei fait rage sur la Toile, les porte-parole de la campagne de Tamarod (Rébellion) expliquent, furieux, sur les plateaux de télévision que le porte-parole de la présidence ment en niant que le gouvernement avait été confié par le président à Baradei. Ils affirment que ce dernier a bien été convoqué par le président et qu’il s’est vu confier la formation du gouvernement. ElBaradei lui-même leur a confirmé la nouvelle. Le représentant d’Al-Nour, présent lors des réunions – avec le président de la République – ayant trait à la formation du prochain gouvernement n’avait ni approuvé ni désapprouvé la candidature d’ElBaradei, celle-ci ayant par ailleurs obtenu l’accord de tous les autres participants. Les représentants de Tamarod font valoir leur incompréhension devant ce veto à retardement venant de la part d’un parti qui n’a participé ni au déclenchement de la révolution du 25 janvier ni à la nouvelle vague révolutionnaire du 30 juin.
Deuxième épisode: une Constitution provisoire portant l’empreinte salafiste
Lundi soir, 8 juillet 2013. Le président intérimaire Adly Mansour émet une Déclaration constitutionnelle, ayant valeur de Constitution provisoire jusqu’à l’adoption de la prochaine Constitution définitive. Cette Déclaration constitutionnelle suspend la Constitution contestée de 2012, imposée par les Frères musulmans et les salafistes. Parmi les articles les plus controversés de la Constitution suspendue, l’article limitant la liberté de culte aux musulmans, aux chrétiens et aux juifs. Autre article contesté, l’article 219 qui définit la Charia islamique (dont les principes sont la principale source du droit selon l’article 2) comme «englobant l’ensemble de ses indices ainsi que ses règles fondamentales, sa jurisprudence et ses sources reconnues par les écoles sunnites et la communauté».
Cet article avait provoqué une levée de boucliers de toutes les forces politiques non islamistes car il ouvrait la voie à l’instauration d’une dictature religieuse. La Charia n’était plus simplement considérée comme un ensemble de principes à respecter. Sa définition de manière aussi floue offrait aux pouvoirs législatif et judiciaire des possibilités immenses. Ils pouvaient piocher dans ce vaste domaine tous les éléments dont ils avaient besoin pour régimenter la société selon leur conception particulière de la religion. L’auteur de cet article n’est autre que Yasser Borhami, un des leaders salafistes les plus influents. Après l’adoption de la Constitution, ce dernier a évoqué son exploit dans une réunion publique, se vantant d’avoir berné ses collègues non islamistes de la Constituante de 2012: «Cet article leur a échappé parce qu’ils ne l’ont pas compris. Quand ils l’ont compris, ils ont dit qu’il était catastrophique.» Tout en suspendant la Constitution contestée de 2012 par sa Déclaration constitutionnelle du 8 juillet, le président intérimaire en reprend son article le plus «catastrophique» du point de vue des partis non islamistes. Ceux-ci, regroupés sous la bannière du Front de salut national (FSN), n’ont pas été consultés avant la Déclaration constitutionnelle. Pas plus que Tamarod ou d’autres révolutionnaires. Le parti salafiste Al-Nour, lui, avait envoyé au président des propositions concernant la Déclaration constitutionnelle avant sa proclamation. Quelque 60% d’entre elles ont été adoptées par le président de la République selon Achraf Sabet, l’un de ses dirigeants. Le lendemain, l’Arabie saoudite, connue entre autres pour son financement des salafistes, annonce une aide à l’Egypte de 5 milliards de dollars.
Voir le tout nouveau président de la république céder au parti Al-Nour inquiète les révolutionnaires dans un contexte où beaucoup de salafistes ont créé dernièrement de graves divisions dans le pays et la région. Le samedi 15 juin, Morsi organisait le lendemain de la décision américaine d’armer l’opposition syrienne, un meeting de «soutien à la Syrie». Dans ce meeting, la révolution syrienne était présentée en guerre de religions entre sunnites et chiites. Outre Morsi, des prédicateurs salafistes ont pris la parole devant 15’000 partisans fanatisés. Appelant au djihad contre les chiites, ils ont abreuvé ces derniers d’insultes, Mohamed Abdel Maqsoud les traitant d’«impurs» tandis qu’un autre prédicateur salafiste Mohamed Hassan les traitait de «refusants» (refusant l’islam). Moins de 10 jours plus tard, quatre chiites étaient tabassés à mort et leurs corps profanés dans un village de Giza où ce même Mohamed Hassan était venu animer une réunion anti-chiite et où des affiches du parti Al-Nour désignaient les chiites en gros caractères comme «les ennemis». Ce parti avait il y a trois mois fait une tournée diplomatique aux Etats Unis pour tenter de convaincre les Américains qu’ils étaient une alternative crédible aux Frères musulmans dont ils pressentaient la fin.
Maintenant que Morsi est tombé, les forces révolutionnaires veulent une politique véritablement alternative. Un des messages adressés à Mohamed Morsi par chacun des 22 millions d’Egyptiens dans la pétition de Tamarod était: «Parce que tu es dépendant des Américains… je ne veux pas de toi.» Cela montre qu’un des enjeux de la révolution est la sortie de la dépendance des Etats-Unis et la lutte contre son projet de grand Moyen-Orient ethniquement et religieusement divisé et donc plus facile à dominer. La formation du premier gouvernement de l’après-Morsi fait partie de cet enjeu. (Ecrit le 9 juillet 2013, par Hany Hanna, militant socialiste d’Egypte)
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