Par Jacques Chastaing
Le quotidien Libération, en date du 4 juillet 2013, à 21h06, publiait ce bref article de Marwan Chahine, correspondant au Caire: «Même si l’armée a promis d’agir dans le cadre du droit, de la démocratie et avec pacifisme, les premiers signaux envoyés par le régime de transition ne sont pas particulièrement rassurants. De nombreux cadres des Frères musulmans ont été arrêtés depuis mercredi soir. Le président déchu, Mohamed Morsi, serait toujours retenu au ministère de la Défense, «détenu de façon préventive» selon une source militaire. Mercredi 4 juillet, le chef du Parti Liberté et Justice (Frères musulmans), Saad el-Katatni, avait été interpellé et hier, c’est Mohamed Badie, le guide suprême de la confrérie, qui a été arrêté à la demande du parquet pour incitation au meurtre de manifestants. Un mandat court toujours contre Khairat el-Chatter, considéré comme la tête pensante et le financier des Frères. En tout, près de 300 mandats d’arrêt auraient été lancés contre des personnalités islamistes.
Incertitudes. Cette vague d’arrestations intervient au lendemain de l’allocution du général Al-Sissi, qui a acté la destitution de Mohamed Morsi et dessiné les grandes lignes d’une feuille de route pour la période de transition. Les principales mesures annoncées sont la suspension de la Constitution, la désignation du président de la Haute Cour constitutionnelle, Adly Mansour, comme chef de l’Etat par intérim, la formation d’un gouvernement provisoire et la tenue d’une élection présidentielle anticipée. Le cadre juridique reste cependant très flou. «On ne sait pas combien de temps exactement va durer cette période de transition, dans quel ordre vont avoir lieu les élections, qui possédera quelles prérogatives, ni quelle Constitution est aujourd’hui en vigueur», s’inquiète la juriste et chercheuse en droit international Nathalie Maugiron-Bernard, qui craint que ces incertitudes conduisent aux mêmes errements qu’en 2011. Cette année-là, après le référendum constitutionnel de mars, l’Egypte avait traversé une période de transition marquée par l’indécision et l’instabilité politique. Le pays n’en est d’ailleurs jamais vraiment sorti.
Avertissement. Les événements qui secouent l’Egypte ont été abondamment commentés à l’étranger. Barack Obama [épieur en chef des conversations et e-mails à l’échelle mondiale et qui défend cette pratique policière] a fait part de sa vive inquiétude et a enjoint les militaires à «s’assurer que les droits de tous les Egyptiens et Egyptiennes soient respectés, notamment le droit de se rassembler pacifiquement et le droit à des procès justes et indépendants devant des tribunaux civils». Ce dernier avertissement fait directement référence à la période de transition menée par le Conseil suprême des forces armées entre la chute de Hosni Moubarak, en février 2011, et l’élection de Mohamed Morsi, en juin de l’année suivante. Les associations de droits de l’homme avaient dénoncé la répression brutale des manifestations et les procès arbitraires d’activistes devant des cours martiales. Le président américain a par ailleurs dit vouloir se pencher sur l’aide militaire annuelle de coopération, de 1,3 milliard de dollars (1 milliard d’euros), qui en théorie ne peut être allouée à un pays où un coup d’Etat s’est produit. En visite officielle en Tunisi, François Hollande a pour sa part relevé que «c’est un échec quand un président élu démocratiquement est déposé».
On a là une belle illustration de cette volonté d’opposer «les élections» _ même quand elles se déroulent de manières formellement fort discutables – et «la rue» qui a mobilisé sur la durée un nombre bien supérieur de citoyennes et citoyens. Une opposition qui révèle une crainte hollandaise. Ce d’autant plus quand les mêmes dénoncent la politique anti-démocratique des Frères musulmans. Et ceci toujours dans une perspective où la référence à la «démocratie» exclu l’insistance sur les droits démocratiques et sociaux, les luttes sociales pour les obtenir, les attaques portées contre eux en Grèce, en Espagne ou au Portugal et ailleurs. Et, plus que tout, il y a dans ces références à la démocratie un «oubli» essentiel : sa limite fondamentale réside, concrètement, dans le pouvoir économique privé, de plus concentré et puissant, sur les moyens de production de distribution et d’information. Une dimension, entre autres, qui ressort de ce «récit raisonné» effectué par l’auteur, Jacques Chastaing. (Rédaction A l’Encontre)
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Égypte, 4 juillet, 18 h 00: et maintenant les grèves ouvrières?
Ça a été la fête toute la nuit du 3 juillet au 4 juillet 2013. Toute l’Égypte était dans la rue, fêtant sa deuxième révolution en deux ans dans un vacarme assourdissant. Et ceux qui n’y étaient pas, finissaient par y aller, n’arrivant pas à dormir, tellement le bruit était considérable et l’émotion intense. Car ce n’est pas seulement qu’une dictature extérieure aux corps, policière ou militaire, qui tombe, mais aussi une dictature dans les têtes, une police des mœurs et des esprits, celle des Frères Musulmans.
On ne mesure pas encore l’immense importance pour l’avenir qu’à, pour la première fois dans l’histoire, d’une part, une participation de 30 à 40% des adultes d’un pays à une révolution et, d’autre part, le renversement d’une dictature islamiste par une révolution populaire.
C’est une libération mentale qui ne peut qu’en annoncer d’autres. Le général Al-Sissi, le nouvel homme fort de l’armée et du nouveau régime, l’a bien compris en tenant, lors de sa déclaration de la chute de Morsi, à s’entourer du Sheikh d’Al Ahzar [le Dr Ahmed Ettayeb, la plus grande autorité de l’islam sunnite dans le monde] et du pape des Coptes, Tawardos II, pour tenter de faire croire, à la manière Coué [méthode devant avoir un effet de prophétie autoréalisatrice, développée par le psychologue et pharmacien français Coué de la Chataignerie – 1857-1926], à la continuité de l’alliance du sabre et du «goupillon». S’ajoutait à cette galerie, un représentant du FSN, El Baradei [ex-patron de l’AIEA], pour montrer un semblant d’unité du peuple derrière le nouveau pouvoir. Cette apparence n’était pas une démonstration de force mais un aveu de faiblesse.
Car on a vu des choses incroyables ces derniers jours.
Les dizaines de millions dans la rue, tout le monde l’a vu. Mais ce qui s’est moins vu et qui illustre cette volonté farouche à se libérer de toutes les prisons, y compris mentales, c’est la participation massive et inouïe des femmes et des enfants qui se sont investis à fond dans cette révolution, y ayant tellement plus à gagner. Ils formaient au moins la moitié des participants aux manifestations et certainement parmi les plus déterminés.
C’est en Haute Égypte, la région la plus attardée du pays, celle qui subit le plus l’oppression des préjugés religieux, là où dominaient non seulement les Frères Musulmans et les religieux coptes, mais aussi les terroristes de la Jamaa Al-Islamiya, c’est là où on a vu les plus grandes transformations, le plus grand courage. Non seulement des manifestations où il y avait 5 à 10 fois plus de participation que lors de la chute de Moubarak, mais des manifestations où – plus qu’ailleurs – on savait qu’on risquait la mort, tellement les menaces d’un bain de sang de la part du pouvoir ont été nombreuses et explicites; et où plus qu’ailleurs, il fallait un courage inimaginable pour soulever tout ce qui opprimait le peuple. C’est dans ces régions que l’on a vu des femmes en nikab ( entièrement voilées) manifester en groupe en hurlant: «A bas le guide suprême!» (des Frères Musulmans). On n’est peut-être pas loin du geste de Hoda Sharaoui, qui, lors de la révolution égyptienne de 1919, était montée sur une caisse à savon et, en pleine place publique, avait arraché démonstrativement son voile, pour faire alors du mouvement féministe arabe – avec celui d’Iran – un des premiers du monde à ce moment, pour devenir personnellement après ça, une des figures internationales du mouvement féministe arabe et mondial. Elle a d’ailleurs rédigé la part qui concerne les femmes dans la Constitution turque de Mustafa Kemal, une des plus avancées du monde, avec celle de la Russie, à cette époque. Infiniment plus en tout cas que celle de la France des ces années où on condamnait encore à mort une femme pour avortement.
Voilà ce que signifie, ce que porte pour l’avenir ce qui est en train de se faire en Égypte.
Et cela s’est vu dans tout le Moyen Orient. Qu’on imagine l’impact social et sociétal en Arabie Saoudite, au Qatar, au Yemen ou en Iran… Les réseaux sociaux de cette région, du Maroc au Barhein, vibrent de ce qui vient de se passer. Il faut faire comme les Egyptiens et les Egyptiennes…
Les Egyptiens savent l’impact de ce qu’ils viennent de faire. C’est aussi pour ça qu’ils crient leur joie et leur fierté. Ça va bien au delà de la chute d’un tyran. Ils viennent de faire tomber le gendarme qu’il y avait dans leur tête. Ils ont appris hier à ne plus avoir peur en faisant tomber Moubarak. Aujourd’hui, ils se débarrassent des autres oppressions qui les étouffaient.
Bien sûr, il y a eu les 91 agressions sexuelles sur ces derniers 4 jours, place Tahrir, dont cette presse qui hait le peuple en révolution, ne cesse de faire ses choux gras derrière les Frères Musulmans qui appelaient cette place, «place du harcèlement» pour dire aux femmes qu’elles ne devaient pas y aller, rester à la maison, pas faire de politique. Mais les femmes y sont allées, massivement. Bien sûr, c’est 91 agressions de trop, mais dans ce pays où l’intégrisme religieux transforme les hommes en obsédés sexuels, c’est partout que ces agressions font partie du quotidien, dans les bus, le métro, la rue… et en bien plus grand nombre. Les femmes ont eu mille fois raison d’y aller, pour qu’il n’y ait plus jamais ces agressions, pour libérer les Egyptiens en se libérant, en prenant leur vie en main. Et les organisations féministes égyptiennes ont eu aussi bien raison d’y appeler tout en demandant aux femmes de s’armer de ces quasi-couteaux que sont les aiguilles à matelas. Parions que demain la vie familiale, la vie sociale vont être différentes.
On a vu aussi de nombreuses pancartes «Frères tunisiens, écoutez-nous» qui, comme le disait l’écrivain Khaled Al-Khamissi à leur sujet, est un message au peuple tunisien, mais aussi à tous les peuples arabes opprimés… Et plus loin, car on a, en effet, vu une démocratie de la rue et des places supérieure à celle des bulletins de vote. Ce qui fait enrager tous les dirigeants occidentaux et les médias à leurs soldes. Et l’on peut tout à fait relancer tous les «indignés», de l’Espagne aux Etats-Unis, puisque déjà ceux de la Puerta del Sol [Madrid] s’étaient directement inspirés de Tahrir 2011. Quel effet aura Tahrir 2013, au moment ou de Taksim à Rio, d’Athènes à Sofia, de Santiago à Lisbonne, les peuples secouent ce qui les écrase et cherchent les chemins de leur émancipation?
C’est pourquoi ceux qui disaient que la révolution égyptienne était morte, étouffée par l’hiver islamiste, sont aussi ceux qui disent aujourd’hui que ce n’est qu’un coup d’État militaire (pour voir ce que je pense de cet aspect, «Un coup d’Etat dans la révolution», publié hier 3 juillet, sur le site alencontre.org), sont aussi ceux qui se se rangent maintenant aux côtés de la légitimité électorale des Frères Musulmans et des terroristes de la Jamaa Al-Islmiya, sont encore de ceux qui appuient la dénonciation de la barbarie sexuelle place Tahrir, car il n’y a rien qu’ils ne haïssent plus – ou ne craignent plus – qu’un peuple qui commence à s’émanciper. Au cas où cela servirait d’exemple.
On a vu l’incroyable, des médecins, avocats ou magistrats embrasser des hommes et femmes sortis des bidonvilles. Car, là aussi, c’est remarquable, ces manifestations populaires étaient encore plus qu’en janvier 2011, des manifestations d’en bas, des quartiers pauvres et des ouvriers. On ne peut imaginer 30 à 40 millions d’adultes dans la rue dans un pays de 85 millions d’habitants sans comprendre que c’étaient majoritairement des «prolétaires» qui prolongeaient de manière politique ce qu’ils tentaient d’obtenir de manière sociale les mois qui précédaient ce soulèvement en se faisant battre chacun dans leur coin .
Car – et c’est le plus important — il y aurait eu, selon des militants d’extrême gauche égyptiens, des appels à des grèves qui devraient être organisées dès aujourd’hui jeudi, dans les trains, les bus, les cimenteries et sur le canal de Suez, à l’appel de militants syndicalistes de ces secteurs, pour préparer une grève générale. On ne peut pas s’empêcher de penser – en changeant ce qu’il faut changer – à l’état d’esprit qui a présidé au déclenchement de juin 36. Les travailleurs français s’étaient mis en grève au lendemain de l’élection du Front Populaire [26 avril et 3 mai 1936], mais avant que celui-ci ne soit réellement mis en place, un mois après [après diverses grèves annonciatrices, le 2 juin le grève et les occupations prennent une ampleur sans précédent]. Ils étaient infiniment heureux de ce succès, ils l’ont montré, mais en même temps, ils voulaient des changements tout de suite et se méfiaient suffisamment du nouveau pouvoir pour se dire qu’il fallait qu’ils s’y mettent eux-mêmes sans attendre, s’ils ne voulaient pas qu’on les oublie, eux et leurs revendications.
On verra dans les jours ou semaines qui viennent si les appels à la grève seront suivi d’effet et s’ils iront jusqu’à la grève générale. Mais c’est une possibilité réelle. Il faut se souvenir que les grèves avaient déjà éclaté en nombre important juste après l’élection/nomination de Morsi en juin 2012 parce que les travailleurs voulaient tester sa volonté de tenir ses promesses et lui dire que ça pressait. Aujourd’hui ça presse encore plus.
La majorité des hommes et femmes qui se sont soulevés était là parce qu’elle a faim (40% des Egyptiens vivent avec moins d’un dollar par jour), parce qu’elle n’en peut plus de la misère, du chômage, des coupures d’électricité (parfois 8 heures par jour), d’eau, des hausses des prix, de la pénurie de pain, d’essence et de gaz pour circuler, cuire ses aliments, des menaces de suppression des subventions publiques aux produits de première nécessité. Et ça presse tellement depuis le début de l’année 2013 que l’Égypte a battu tous les records historiques mondiaux, en nombre de grèves et protestations, dans les usines et les quartiers, et surtout en mars, avril et mai (respectivement 1354, 1462 et 1300). La participation massive de ces 4 derniers jours traduit aussi cette participation massive aux luttes sociales ces derniers mois.
On a vu enfin des «comités populaires» spontanés prendre en main la sécurité de ces millions d’hommes en mouvement, la sonorisation, l’alimentation, la circulation, l’hygiène (le problème des toilettes n’est pas le moindre quand des millions d’hommes restent des journées entières dans la rue). Des «comités populaires» qui continuent les tentatives d’auto-organisation faites en février et mars 2013 à Port Saïd, Mahalla et Kafr el Sheikh où les habitants ont pris en main, symboliquement ou quelques jours, la police, l’éducation ou tout simplement la vie municipale. Des «comités populaires» où des dizaines de milliers d’hommes, infiniment plus qu’en 2011, et notamment des milieux populaires, font une expérience qu’ils n’oublieront pas de sitôt, surtout dans la situation sociale qui vient.
Alors la joie de la victoire, la fierté, la libération mentale, les débuts d’auto-organisation, l’avalanche de mouvements sociaux, l’urgence et la méfiance à l’égard de ceux du dessus, en particulier l’armée dont beaucoup se méfient car ils se souviennent de son passage au pouvoir de février 2011 à juin 2012, tout cela forme peu à peu une conscience collective qui devrait rapidement montrer ses exigences politiques et pratiques d’ici peu, pour passer d’une deuxième révolution politique à la construction d’une révolution sociale, la seule à être vraiment démocratique jusqu’au bout et pour tous.
La fête jusqu’au bout de la nuit
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