Egypte. Le début de la fin des Frères Musulmans et ses conséquences

Le nouveau Premier ministre Hazem el-Beblaoui
Le nouveau Premier ministre Hazem el-Beblaoui

Jacques Chastaing

Le 9 juillet à 16 heures. Les Egyptiens subissent depuis hier, le 8 juillet 2013, une véritable guerre des photos, déclarations et  vidéos, entre celles de l’armée et celles des islamistes, pour savoir qui est à l’origine des violences qui ont fait 51 morts et 455 blessés hier matin devant le bâtiment de la Garde Républicaine.

Cependant (cela reste une impression personnelle) – mis à part dans les milieux proches des Frères Musulmans et leurs alliés – l’opinion qui semble l’emporter n’est pas tant de savoir qui est à l’origine du massacre, car on ne le saura peut-être jamais. Tout le monde ment. Néanmoins se dessine une espèce d’indifférence au sort des Frères Musulmans, un lâchage populaire à leur égard du fait bien sûr de leur soutien à Morsi, mais aussi  des violences des jours précédents qui ont été clairement perçues par les gens comme étant de leur responsabilité. Ainsi 22 journalistes d’Al Jazeera viennent de démissionner accusant  la chaîne TV  qatarie de mettre de l’huile sur le feu de la «guerre civile» et de mentir systématiquement en faveur des islamistes.

Les journalistes du grand quotidien Al Ahram ont séquestré leur directeur aux sympathies islamistes en demandant qu’il soit demi… On attend encore la même chose à l’égard des dirigeants de la presse française. Il pourraient, toutefois, changer de ton dans les jours qui viennent, parce que les Etats-Unis ont effectué un tournant en déclarant qu’ils n’enlèveraient pas leurs subventions à l’armée égyptienne comme ils menaçaient de le faire et en appelant les dirigeants islamistes à la mesure.

Les appels des Frères Musulmans et leurs alliés à la révolte et à la subversion n’ont été finalement guère suivis. Il y a encore un appel pour ce soir, 9 juillet, mais il n’y a guère de raisons qu’il soit plus suivi que les autres. On a l’impression que les Frères Musulmans se sont largement déconsidérés aux yeux du peuple, ont définitivement perdu la partie et pas seulement Morsi.

Certes, les Frères Musulmans expliquent que ce n’est pas la première fois que leurs dirigeants sont en prison, leur siège fermé, leurs journaux bloqués par l’armée et qu’ils s’en sont toujours relevés. Mais ce qu’il y a de différent cette fois, c’est qu’ils ont perdu le soutien populaire. Le gouvernement de Morsi était totalement déconsidéré et même haï  à tel point qu’il a réussi à faire descendre dans la rue contre lui des millions et des millions de personnes, comme jamais l’histoire ne l’avait vu. Les résultats électoraux dans les syndicats professionnels avaient montré, auparavant, une forte érosion de leur électorat, voir carrément un effondrement comme chez les étudiants.

L’effondrement des Frères Musulmans en Égypte – provoqué par un soulèvement populaire – marque peut-être bien le début de la fin de l’islam politique, ce qui aura sûrement des répercussions ailleurs et modifiera l’équilibre géostratégique de la région.

Certains des partis salafistes, comme par exemple Al Nour [La Lumière] qui se sont placés sur des positions neutres dans les derniers événements, peuvent espérer tirer les marrons du feu. D’ailleurs l’armée, qui tient à avoir des islamistes à ses côtés, leur fait du gringue, du boniment, comme jamais. Et Al Nour en profite pour faire de la surenchère. C’est Al Nour qui par exemple a refusé la nomination de Baradei comme premier ministre [1], refusant tout laïc à la tête du gouvernement. Mais au-delà de ces effets d’aubaine, c’est tout l’islam politique qui pourrait bien s’en trouver affaibli, salafistes compris.

On entend en effet pas mal de gens dire qu’il ne faut plus mélanger religion et politique, bref séparer la religion de l’Etat. Ce n’est pas encore fait;  toutefois les laïcs pourraient bien être parmi les véritables vainqueurs de ces derniers jours. Si cette tendance se confirmait, ce serait un bouleversement très important pour l’Égypte et toute la région.

C’est une différence importante entre la révolution de janvier 2011 et celle d’aujourd’hui. Une différence qui provient aussi du fait que les groupes laïcs, qui avaient été complètement liquidés par les pouvoirs de Sadate et Moubarak ne laissant la place qu’à une opposition religieuse, se sont considérablement renforcés ces deux ans et demi passés, et surtout dans la jeunesse.

Mais il n’y a pas que ça. Les vainqueurs ne seront peut-être pas que les laïcs, mais aussi tout ce qui va dans le sens de l’auto-organisation et en particulier des classes populaires.

Dans les derniers événements, beaucoup de gens se sont sentis pris en otages entre l’armée et les islamistes – ça a été le titre d’articles de journaux égyptiens – avec un degré de méfiance élevé à l’égard des deux protagonistes. Ce qui dénote d’un esprit sain, de l’envie de penser par soi-même, d’être autonome.

Si l’islam politique semble avoir pris un sérieux coup dans l’aile, ce n’est pas mieux pour l’armée malgré les apparences du moment. On a vu en effet beaucoup de gens crier «L’armée et le peuple sont une seule main» ou porter dans les manifestations, des affiches/portraits du général Al-Sissi, généreusement distribués par l’armée.

Cependant, l’impression dominante n’est pas tant que les gens se faisaient de grosses illusions sur l’armée, mais qu’ils étaient simplement heureux de leur alliance momentanée avec elle pour faire tomber Morsi. Ils préféraient avoir l’armée avec eux plutôt que du côté de Morsi et devoir affronter sa violence. Ces portraits de Sissi et ces «Vive l’armée!» traduisaient donc un énorme «ouf» de soulagement, plus qu’une adhésion ou des illusions. Contrairement à la période d’après le 25 janvier 2011 – où les illusions sur l’armée ne s’étaient effondrées que 8 mois après, en octobre 2011, lors du massacre des Coptes à Maspéro – ,aujourd’hui, le délai va être beaucoup plus court. Et il n’y en aura probablement même pas. Seulement peut-être un moment pour souffler après de telles émotions et digérer de tels événements.

La méfiance a d’ailleurs déjà commencé à s’exprimer clairement. Le massacre des islamistes hier n’a soulevé aucune compassion à leur égard, mais à fait naître bien des méfiances à l’égard de l’armée. Méfiances confirmées par la déclaration constitutionnelle d’aujourd’hui.

Le Président nommé par l’armée vient en effet de faire une déclaration constitutionnelle provisoire censée régenter l’Égypte jusqu’à la prochaine constitution et les prochaines élections législatives et présidentielles. Il promet de commencer le processus électoral dans 3 à 4 mois, par une constitution soumise à référendum, avec des élections avant fin 2013. Il n’y a rien de bien différent dans cette déclaration constitutionnelle par rapport à tout ce qui a pu être fait auparavant. Un premier point confirmant la Sharia (comme depuis plus de 20 ans), mais plus dans le style qui peut agréer aux salafistes, un Conseil de Défense National autonome responsable du budget de l’armée, une armée qui a droit de veto sur tout ce qui la concerne du point de vue législatif, des tribunaux militaires pour civils dont on ne sait pas bien s’ils sont maintenus ou annulés. Bref, comme le disent beaucoup, une déclaration constitutionnelle pour les militaires, les salafistes et les juges.

Ne nous dites pas ce que nous devons porter comme vêtements, dites aux hommes de cesser de violer La formule du jour: «l'Egypte nous dit que l'âge n'est qu'un chiffre, ce qui compte c'est l'expérience»
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Aussitôt, Tamarod (Rébellion), qui jouit d’une écoute certaine depuis le succès de sa campagne de signatures, a rejeté la déclaration constitutionnelle et alerté le peuple sur le vol de la révolution par l’alliance des militaires et des salafistes (en oubliant le FSN – Front de salut national – ce qui n’est pas étonnant, quand on connaît les liens entre Tamarod et le FSN). Ils ont été aussitôt invités par le pouvoir à une rencontre, avec le FSN, pour ajouter leurs propres articles à la déclaration constitutionnelle. Le FSN ira. On verra pour Tamarod.

Quoi qu’il en soit, la méfiance envers l’armée est à fleur de peau et ne demande qu’un incident pour se révéler, après toutefois la fin des actions des Frères Musulmans (le ramadan commençant demain, la fin pourrait très bien commencer à ce moment) pour ne pas se confondre avec elles. Dans ceux qui ont fait corps commun avec l’armée, et qui en subiront les contre coups, il y a Hamdeen Sabbahi, le socialiste nassérien, qui avait le troisième résultat aux présidentielles et pouvait espérer engranger le plus de points dans cette situation.

Il a soutenu inconditionnellement l’armée et même dénoncé les révolutionnaires qui s’étaient opposés à elle quand elle était au pouvoir. Ce qui ne va pas l’aider. Alors que la gauche qu’il incarne le plus en Egypte, a rencontré une confiance profonde du peuple.

Ce qu’il y a d’important, c’est que l’esprit de méfiance, voire de dégoût à l’égard des Frères Musulmans comme des militaires, a trouvé une expression organisationnelle populaire non institutionnelle, dans les comités de quartier ou de rue qui ont surgi durant les nuits des 5 et 6 juillet pour se protéger des violences des Frères Musulmans, les désarmer et empêcher les affrontements. On a ainsi noté ces comités d’autodéfense à Bulaq, Manial, près de Maspéro, Sayyida Zeinab, Sidi Gaber au Caire et à Alexandrie et certainement bien ailleurs, car la presse ne s’est guère attardée sur cet aspect des choses.

Avec les affrontements violents entre militaires et Frères Musulmans, on a quasi oublié en Occident l’immense vague humaine de protestation qui est descendue dans la rue contre Morsi. C’était le but. Mais pas en Égypte, pour ceux qui y ont participé, c’est-à-dire quasi tout le monde.

Or les problèmes sociaux et économiques ont été à la base de cette manifestation massive, de cette deuxième révolution. Ils ne sont pas oubliés. Par contre, pour y trouver une solution, le peuple égyptien vient de se débarrasser sur son chemin vers l’émancipation, d’un de ses principaux adversaires, les Frères Musulmans et de fragiliser le second, l’armée.

Les comités que le peuple a créés, comme ceux qu’il avait créés pour la campagne de signatures Tamarod et l’organisation des immenses manifestations du 30 juin au 3 juillet, sont une marche de plus vers l’auto-organisation. Les révoltes sociales et économiques qui n’ont pas cessé depuis 2 ans et tout particulièrement ce printemps où elles ont atteint des sommets historiques sauront probablement utiliser cette expérience dans la période qui vient mais cette fois-ci, pour elles, pour les exploités et pas contre ou en faveur du moins pire de ses adversaires du moment. (9 juillet 2013)

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[1] «Ce mardi 9 juillet 2013, l’ancien ministre égyptien des Finances Hazem el-Beblaoui a été nommé Premier ministre par intérim, six jours après la destitution de Mohamed Morsi par l’armée. Quant au Prix Nobel de la paix 2005, Mohamed el-Baradei, il deviendrait vice-président chargé des relations internationales. Hazem el-Beblaoui n’est pas un inconnu pour les Egyptiens. En 2011, après la chute d’Hosni Moubarak, cet économiste de renom international a géré les affaires de l’Etat au plus haut niveau – en tant que vice-Premier ministre et ministre des Finances.

Mais après seulement quelques mois au gouvernement, il quitte son poste pour protester contre la mort de plusieurs Coptes, tués par les forces de l’ordre.

Agé de 76 ans, Hazem el-Beblaoui a fait une partie de ses études à Paris et à Grenoble, avant d’enseigner l’économie a l’université d’Alexandrie à partir de 1965. En 1980, il quitte son pays pour entamer une carrière internationale – d’abord dans une banque de Koweït, ensuite aux Nations unies, en tant que secrétaire exécutif de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale.

Grand connaisseur des affaires économiques du Proche-Orient, Hazem el-Beblaoui a écrit de nombreux ouvrages sur le commerce international. Il a toujours défendu l’idée du libre-échange et le respect de l’Etat de droit. Hazem el-Beblaoui a été fait chevalier de la Légion d’honneur française.» (RFI, 9 juillet, 18h12)

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La formule du jour: «l’Egypte nous dit que l’âge n’est qu’un chiffre, ce qui compte c’est l’expérience»

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