Par Thibault Le Texier
L’économiste vedette Paul Krugman ne décolère pas. Non pas tant parce que la crise était évitable, mais parce qu’on la laisse perdurer. Ses éditoriaux dans le New York Times et son dernier ouvrage (Krugman, 2012) l’affirment avec force: depuis bientôt cinq ans, les États-Unis et l’Europe sont victimes d’un désastre économique dont le remède est, d’après lui, testé, approuvé, facile à administrer et bon marché. À ses yeux, le problème est simple: la demande reste insuffisante tandis que l’offre est abondante. En d’autres termes, les pays en crise n’utilisent pas les ressources dont ils disposent. Leur main d’œuvre au chômage est généralement disposée à travailler mais les emplois manquent; la plupart des entreprises sont en état de fonctionnement mais les commandes se font attendre; les magasins sont normalement achalandés mais beaucoup restent déserts. Quand les dépenses des uns sont les revenus des autres et réciproquement, si tout le monde cesse de dépenser, c’est l’ensemble des revenus qui dégringole. Dans une telle situation, continue Krugman, l’État est le seul acteur qui puisse massivement dépenser, jusqu’à ce que le secteur privé soit en mesure de reprendre son rôle de moteur de l’économie. Or la plupart des États en crise — et les États-Unis en particulier, car c’est à eux qu’il s’intéresse principalement — ont adopté des solutions inadéquates ou insuffisantes du fait d’erreurs de diagnostic. Ces erreurs ne sont pas fortuites; elles sont tributaires de croyances aveuglantes et de puissants intérêts particuliers.
Mauvaises solutions
Suite à la chute de Lehman Brothers, comme le raconte Krugman dans son dernier ouvrage (2012a), la plupart des grands États n’ont pas suivi les enseignements de la Grande Dépression. Ils ont entrepris d’enrayer la chute brutale de la dépense privée en augmentant les dépenses publiques, mais beaucoup ont voulu compenser la chute des prélèvements obligatoires en augmentant les impôts. Les États-Unis ont globalement mieux réagi. La Réserve fédérale américaine a réduit son taux d’intérêt directeur. Pour stimuler des dépenses en berne, elle a prêté des fonds aux banques avec l’espoir qu’elles les prêteraient à leur tour aux particuliers et aux entreprises. Pour ce faire, elle est allée jusqu’à pratiquer, fin 2008, des taux proches de zéro. Seulement, ni la dépense du consommateur, ni l’investissement des entreprises, ni le secteur immobilier, ni le marché de l’emploi n’ont été stimulés. Comme le défendait Keynes, les politiques monétaires sont impuissantes face à une récession. Quand des taux directeurs de zéro ne sont pas suffisamment bas pour revigorer l’économie, on est en présence de ce que les keynésiens appellent une «trappe à liquidité» (Krugman, 1998b; 2009, pp. 173-180; 2012a, pp. 48-51; Eggertsson & Krugman, 2012a).
Les États-Unis, le Japon et la plupart des pays européens seraient depuis plusieurs années dans des trappes à liquidités. Ce terme désigne une situation où les taux d’intérêt nominaux ont atteint un minimum et où la création monétaire n’est plus en mesure de relancer l’économie en les faisant baisser. Dans cette situation où l’épargne est élevée et le futur incertain, les consommateurs s’efforcent de ne pas dépenser et n’ont dans l’ensemble pas besoin de liquidités. Les investisseurs quant à eux ne sont pas incités à convertir leurs liquidités en obligations. Tel est le scénario défendu par Krugman (2013a). Mais on peut penser au contraire, comme le font certains économistes de l’école autrichienne, que le taux d’intérêt dépend non pas de la disponibilité des liquidités mais du désir des consommateurs de dépenser maintenant et non dans le futur. Dans cette perspective, il ne peut tout simplement pas y avoir de trappe à liquidité et les politiques monétaires sont toujours effectives.
Fin 2009, alors que les États-Unis sont officiellement sortis de la récession et même si la croissance demeure faible, les débats reprennent, notamment au Congrès. Les parlementaires républicains exigent de prolonger les baisses d’impôts décidées par Georges Bush et arrivant à échéance début 2010, ainsi que de baisser drastiquement les dépenses publiques pour éviter d’atteindre le plafond de dette. En dépit d’un taux de chômage toujours très élevé, l’attention politique et médiatique s’est donc déplacée de l’emploi vers le déficit. Le creusement des déficits publics a conduit les représentants du Parti républicain à mettre l’accent sur la réduction des dépenses et l’augmentation des impôts. Krugman craint alors que la remise en cause des mesures de relance économique de 2008-2009 ne plonge les États-Unis dans une «dépression» (Krugman, 2010a). Si la croissance du PIB des États-Unis n’est toujours pas redevenue négative, et qu’il est difficile à cet égard de parler avec Krugman de nouvelle «dépression», il est indéniable que le pays n’a pas retrouvé des taux de croissance moyens similaires à ceux d’avant la crise financière.
Pour Krugman, l’austérité expansionniste est un mirage qui n’existe que dans les articles des économistes. Il est certes possible que la réduction des déficits publics n’affecte pas négativement la consommation, l’investissement et la croissance, voire même qu’elle les stimule. Dans la situation actuelle, non seulement les effets négatifs de l’austérité ne sauraient, selon Krugman, en contrebalancer les effets positifs, mais la perspective d’un moindre déficit ne peut produire son principal effet bénéfique, à savoir une baisse des taux d’intérêt, car ceux-ci sont déjà remarquablement bas. Voyez la situation de la Grande Bretagne depuis trois ans.
Au contraire, continue Krugman, les politiques d’austérité sont généralement suivies d’une contraction de la dépense et d’une augmentation du chômage. Selon lui, «dans une économie déprimée, la seule chose qui se produit quand tout le monde cherche à épargner davantage (et donc à dépenser moins), c’est que les revenus baissent et que l’économie ralentit. Et comme cette dernière se déprime encore plus, les entreprises investissent moins, pas plus: en cherchant à économiser davantage à titre individuel, les consommateurs finissent par économiser moins en tant que collectivité» (Krugman, 2012a, p. 69). Tel est selon lui le nœud de l’affaire.
Si l’on part du principe que le principal problème économique auquel font face les États-Unis est un problème de demande, alors LA solution, aujourd’hui comme hier, est de dépenser plus. La dépense, estime Krugman, crée de la demande, quelle que soit son affectation, même si elle sert des programmes militaires dont l’efficacité est discutable. Et le seul acteur qui puisse dépenser quand un grand nombre de débiteurs s’efforce d’épargner davantage et de rembourser une partie de leur dette, c’est l’État. L’administration Obama a pris des mesures en ce sens, mais pour Krugman elles ont été très insuffisantes. Les 787 milliards du plan de relance voté pour trois ans en février 2009 ne représentent ainsi que 2 % des 45000 milliards de dollars en biens et services que devait produire l’économie américaine durant cette période. Et près de 40 % de ces 787 milliards correspondent à des abattements fiscaux qui auraient été votés de toute façon.
Krugman n’est pas pour autant un irrépressible contempteur du marché. Ses travaux en macro-économie, qui lui ont valu en 2008 le prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, ont montré au contraire que le commerce international est un jeu gagnant-gagnant, et non une situation de concurrence où ce qu’un pays peut gagner doit être perdu par d’autres. Il a également prouvé que tous les pays pauvres qui ont pu améliorer nettement leur situation économique l’ont fait en s’efforçant non pas d’être autosuffisants mais de produire pour le marché mondial (Krugman, 1985 et 1998a; Helpman & Krugman, 1990; cf. Coissard, 2012, pp.11-102). Krugman n’avance donc nullement que la dépense publique est systématiquement la panacée, mais seulement qu’elle peut l’être, par exemple dans les cas où le gouvernement met au travail des ressources inemployées sans être en concurrence avec le secteur privé pour l’accès à certaines sources financières, la production de certains bien ou la fourniture de certains services. Et c’est bien dans cette situation que se trouvent les États-Unis depuis bientôt cinq ans.
Une telle politique de dépense publique ne conduit pas mécaniquement à une inflation débridée, comme l’ont martelé les partisans de l’austérité. D’après Krugman, l’émission de monnaie entraîne l’inflation quand l’économie est en surchauffe. Mais si l’économie reste déprimée et que l’on se trouve dans une trappe à liquidité, il n’y a pas à craindre les conséquences inflationnistes de la création de monnaie. Car l’inflation résulte essentiellement d’une surchauffe de l’économie; a contrario, «pas de boom, pas d’inflation», comme le résume Krugman (2012a, p.189). Ce qui est bien dommage, ajoute-t-il, car une inflation de base aux alentours de 4 % faciliterait à ses yeux la sortie de cette crise en rendant le taux d’intérêt réel négatif, en réduisant le poids de la dette et en améliorant la compétitivité.
L’augmentation de l’endettement et l’excès de confiance dû à une longue période de stabilité financière ne seraient pas les principaux responsables de la crise actuelle. Pour Krugman, elle résulte plus directement du démantèlement du système de régulation mis en place au lendemain de la crise de 1929. Initié au début années 1980, cette dérégulation a favorisé la mise en concurrence des banques, elle a rendu possible la fusion des banques commerciales et des banques d’investissement et elle a permis l’épanouissement rapide d’un système bancaire fantôme — incluant notamment les hedge funds — largement non régulé en dépit de son rôle croissant dans la finance. Les établissements bancaires continuaient de bénéficier de la garantie publique des dépôts tout en étant autorisés à spéculer en bourse. Dans une telle situation d’aléa moral, les investisseurs étaient incités à prendre de grands risques: face, ils gagnaient, et pile, le contribuable les renflouait (cf. de Larosière, 2011).
Trois erreurs de diagnostic
Pour Krugman, les solutions erronées ou insuffisantes mises en place pour faire face à la crise découlent pour une grande part de trois erreurs de jugement.
La première a été de croire que la crise résultait d’un problème d’endettement. L’Amérique a bien un problème d’endettement, reconnaît-il, mais c’est un endettement domestique, tandis que son endettement net à l’étranger est relativement faible. Si l’on incite les débiteurs à rembourser rapidement leurs dettes sans que les créanciers soient incités à dépenser les liquidités ainsi récupérées, le résultat est, nous l’avons vu, une dépression. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Pour Krugman, il fallait réduire la dette dans les années 1990, quand l’économie était en pleine croissance. Aujourd’hui, ce n’est plus le moment.
Davantage encore que les Américains, les Européens sont convaincus que la crise est essentiellement due à l’irresponsabilité budgétaire (Krugman, 2012b). Certes, c’est le cas de la Grèce et dans une moindre mesure du Portugal. Mais dans la majorité des autres pays d’Europe, qu’ils aient été très endettés comme l’Italie ou très peu comme l’Irlande, d’importantes réformes étaient menés avant la crise pour réduire le ratio dette/PIB. La crise a malheureusement ruiné la plupart de ces efforts.
La seconde erreur de diagnostic a consisté à croire qu’un gros problème économique ne pouvait être résolu qu’au moyen d’une solution très coûteuse et très douloureuse. Un problème causant de si graves dégâts ne pourrait être que «structurel» et appeler des réformes drastiques. Eh bien non, répond Krugman, qui affirme à la suite de Keynes que «les grands problèmes économiques ont parfois des solutions simples et aisées» (Krugman, 2012a, p. 47) et qu’«il suffit parfois de remplacer une batterie à 100 dollars pour remettre en marche une voiture à 30 000 dollars restée en panne» (ibid., p. 38).
L’optimisme de Krugman peut ici sembler excessif. À l’évidence, ce n’est pas qu’un problème de demande: il y a bien eu une crise financière fin 2008 et début 2009. Et l’économie américaine fait bel et bien face des problèmes structurels: délocalisations massives, faible demande de travailleurs non qualifiés, difficultés sérieuses de secteurs comme la santé, l’énergie et l’industrie manufacturière, déséquilibres commerciaux planétaires, insuffisance de la demande globale mondiale, infrastructures de transport vieillissantes, hausse constante des coûts de l’énergie et de la nourriture — pour ne citer que les principaux (cf. Stiglitz, 2010; Sachs, 2011). L’accroissement des inégalités aux États-Unis, que déplore si vivement Krugman, n’est-elle pas en soi un problème structurel? Il ne s’agit donc peut-être pas seulement de dépenser à tout va en se contentant d’affirmer que «la dépense c’est la dépense», et peu importe son affectation.
Une troisième erreur de diagnostic a consisté selon Krugman à proposer une lecture morale de la crise économique. La récession a pu être ainsi considérée, par les Européens notamment, comme une sorte de châtiment divin venu sanctionner des années d’excès euphoriques et insouciants. Pour racheter leurs péchés, les nations devraient ainsi souffrir le martyr. C’est oublier que l’économie n’est pas une science morale (Krugman, 2010b).
Critique de la déraison économique
Les solutions erronées proposées pour résoudre la crise découlent selon Krugman d’erreurs de diagnostic qui sont elles-mêmes tributaires de manières de penser inadéquates. La crise économique est aussi une crise de la science économique, et l’on ne résoudra pas la première sans s’attaquer de front à la seconde (cf. Le Débat, 2012).
Krugman est un rationaliste pragmatique. Rien de plus dévastateur, à l’entendre, qu’un économiste ou un homme politique aveuglé par un dogme erroné. La crise a constitué à ses yeux un grand moment de déchaînement d’une «pensée commune destructrice» que l’on peut résumer à deux de ses principaux aspects (Krugman, 2012a, p. 11). Le premier serait un glissement vers la droite du discours politique américain; le second serait la prévalence de dogmes économiques non pas inexacts mais tout simplement faux.
Le premier problème intellectuel qui se pose aux États-Unis, selon Krugman, c’est le glissement à droite du discours politique depuis une trentaine d’année, qui a favorisé un changement des mentalités et des institutions (Krugman, 2007). Désormais, il n’est plus choquant de rémunérer un patron immensément plus que ses salariés; désormais, les entreprises sont davantage au service de leurs actionnaires que de leurs clients, de leurs salariés et des communautés où elles sont implantées; désormais, «les attributs déplaisants de l’économie de marché — les inégalités, le chômage, l’injustice — sont acceptés comme des réalités de la vie» (Krugman, 2009, p. 18). Krugman a des mots particulièrement durs pour l’administration de George W. Bush, qu’il rend responsable d’un épanouissement de l’individualisme, du mensonge et de la cupidité aux États-Unis. Il a par exemple consacré plusieurs des éditoriaux qu’il publie chaque semaine dans le New York Times au cas emblématique des coupures de courant provoquées volontairement en Californie en 2001 par des compagnies comme Enron pour faire monter les prix (Krugman, 2004, pp. 281-307). Si un tel climat est déplorable pour la démocratie, à terme il se révèle également défavorable à l’économie.
Le second grand problème intellectuel qui se poserait à l’économie américaine, ce sont les économistes américains. Krugman concluait son précédent ouvrage sur les crises par cette lamentation: «les seuls obstacles structurels importants à la prospérité du monde sont les doctrines obsolètes qui encombrent l’esprit des hommes» (Krugman, 2009, p. 201). Trois ans plus tard, il persiste et signe. La plupart des chapitres de son dernier livre s’ouvrent par une citation empruntée à un économiste célèbre, à un homme politique de premier plan ou au dirigeant d’une grande institution qui en montre l’aveuglement avant et pendant la crise. Écoutons par exemple Alan Greenspan en octobre 2005, alors qu’il était encore président de la Réserve fédérale, faire l’apologie des instruments financiers qui seront en grande partie responsables de la crise qui éclate trois ans plus tard:
«La récente réforme de la régulation, associée à certaines technologies novatrices, a stimulé l’élaboration de produits financiers tels que les titres adossés à des actifs, les obligations structurées adossées à des prêts et les dérivés sur événement de crédit (CDS), qui permettent une meilleure dispersion du risque… Ces instruments de plus en plus complexes ont contribué à la création d’un système financier bien plus flexible, efficace et donc plus résilient que celui qui existait voici à peine un quart de siècle» (cité in Krugman, 2012a, p. 73).
Entre tous, estime Krugman, les économistes sont particulièrement à blâmer. Car non seulement ils sont censés disposer des outils intellectuels pour démêler le vrai du faux et tirer les conséquences de l’histoire économique, mais ils ont la responsabilité sociale d’éclairer les gouvernements sur les politiques susceptibles de résoudre les problèmes de l’heure et ceux à venir. Hélas, écrit-il, «les économistes ont constitué jusqu’ici un élément du problème, pas de sa solution» (Krugman, 2012a, p. 117).
Certes, la formation même des économistes les prédispose à se méfier des interventions de l’État dans le domaine économique. Mais ce qui est un présupposé théorique pour les uns peut se transformer pour d’autres en un véritable dogme inattaquable. Il déplore à ce titre «la foi aveugle qu’ont habituellement les économistes dans les lois du marché» (Krugman, 1998, p. 27) et «l’allégeance tribale» qui peut présider à la défense ou à l’attaque de telle ou telle théorie macroéconomique (Krugman, 2012a, p. 277). L’économie n’est certes pas une science exacte, mais il n’est pas absurde de vouloir la rendre aussi scientifique que possible.
On ne saurait lui donner tort. Mais n’oublions pas que l’émergence d’une critique du keynésianisme est essentiellement le fruit d’une situation économique, la stagflation des années 70, qui a concentré les attentions sur le contrôle de l’inflation et conduit nombre d’économistes à renoncer à augmenter les déficits comme l’avait préconisé Keynes. En l’occurrence, ces économistes semblent avoir moins été aveuglés par une puissante idéologie qu’incités à la réflexion par les déficiences du modèle de croissance de l’après-guerre. Krugman n’a-t-il pas défendu lui aussi, dans les années précédant la crise, des positions beaucoup moins tranchées? Ses analyses de la crise de 1929 et de la situation japonaise ne sont-elles pas fréquemment critiquées pour leurs simplifications, leurs amalgames et leurs raccourcis? Car il n’est pas, après tout, un spécialiste des questions financières et bancaires, même s’il s’y intéresse depuis longtemps (Krugman, 1977). Endossant pleinement son rôle de tribun populaire dans ses éditoriaux au vitriol, Krugman peut aussi se révéler un moralisateur péremptoire et, à l’occasion, méprisant. Traiter ses adversaires d’aveugles et d’idéologues n’est sans doute pas la meilleure manière de faire de l’économie une science.
Aux diatribes parfois caricaturales de Krugman, on peut légitimement préférer, en matière de vulgarisation économique, la retenue et le travail plus approfondi de Joseph Stiglitz. Après tout, ce dernier avance que le capitalisme américain fait face à des problèmes structurels profonds. Mais sur le reste, l’un et l’autre disent à peu près la même chose (cf. Stiglitz, 2003; 2010; 2012).
De puissants intérêts
Si de telles idées fausses ont été adoptées aussi largement, c’est qu’elles ont été bénéfiques à certains, suggère l’intellectuel public Krugman. Ses derniers ouvrages montrent ainsi que les politiques de dérégulation financière promues par les thuriféraires du libre marché ont profité aux plus riches, dont les revenus ont littéralement «explosé» à partir de 1980. Tandis que «la famille américaine ordinaire n’a pas amélioré nettement son sort depuis trente ans», comme il le soulignait à la veille de la crise, «les revenus du 0,1 % le plus riche ont quintuplé, et le 0,01 % le plus riche gagne sept fois plus qu’en 1973» (Krugman, 2007, p. 156-158). Ses dernières déclarations accusent les économistes partisans de l’austérité de faire le jeu du 1 % des Américains les plus riches (Krugman, 2013b).
S’il reste impossible de déterminer exactement à quel point les intérêts particuliers des 0,01% les plus riches ont pesé sur les débats entre théoriciens de l’économie, on ne peut nier que l’argent joue un rôle dans la politique américaine, qu’il s’agisse de corruption pure et simple, de collusion, de convergence d’intérêts ou de pressions plus ou moins amicales. Krugman cite l’exemple éclairant du sénateur républicain Phil Gramm et du démocrate Robert Rubin. Le premier a été le maître d’œuvre de la loi Gramm-Leach-Bliley, qui a abrogé en 1999 la loi Glass-Steagall interdisant à une banque de dépôt d’utiliser les fonds des déposants pour spéculer en bourse ou sur le cours des matières premières. La loi Gramm-Leach-Bliley légalisait rétroactivement la fusion illégale de Citicorp, société mère de Citibank, avec la société d’investissement Travelers Group pour constituer Citigroup.
«Alors qu’il [Gramm] était toujours en poste, sa campagne a reçu d’importantes contributions du secteur financier, le premier de ses soutiens. Et quand il a quitté ses fonctions, il a intégré le conseil d’administration d’UBS, un autre géant de la finance. Mais gardons-nous d’en faire une question partisane. Les démocrates aussi ont soutenu l’abrogation de la loi Glass-Steagall et la dérégulation en général. L’agent déterminant du soutien démocrate à l’initiative de Gramm a été Robert Rubin, alors secrétaire au Trésor. Avant d’entrer au gouvernement, Rubin avait été coprésident de Goldman Sachs; en le quittant il est devenu vice-président de… Citigroup» (2012a, p. 110).
Plus largement, républicains et démocrates ont persisté à déréguler ou à ne pas réguler le secteur financier en dépit de nombreux signaux d’alarme antérieurs à la crise (Johnson & Kwak, 2010). Les mesures que préconisent aujourd’hui les tenants de l’austérité (préoccupation pour les déficits et l’inflation plutôt que pour l’emploi) semblent bien servir les intérêts des créanciers au détriment des travailleurs. L’insistance des décideurs publics sur la «confiance» du monde des affaires donne également à celui-ci un véritable pouvoir de veto sur l’action gouvernementale. Gare à l’inconscient dont la proposition serait susceptible de saper la confiance des investisseurs…
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Article paru dans La Vie des idées, le 2 juillet 2013. ISSN : 2105-3030
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