Entretien avec Gilbert Achcar
Gilbert Achcar est professeur au SOAS, Université de Londres. Il a rencontré le Syrian Corner pendant la Semaine de sensibilisation sur la situation en Syrie, en 2018. Gilbert Achcar affirme que le conflit syrien est loin d’être terminé. Il éclaire ce jugement en répondant aux nombreuses questions posées par ses interlocuteurs. (Entretien publié sur le SOAS Syria Society, le 12 février 2018)
Assad et Poutine ont récemment déclaré qu’ils avaient «gagné la guerre». La guerre de Syrie est-elle terminée? Qu’adviendra-t-il de Bachar al-Assad?
Il y a beaucoup de vœux pieux dans de telles proclamations: des batailles font toujours rage dans la région d’Idlib et dans la Ghouta orientale [une nouvelle offensive terrestre de l’armée syrienne était annoncée le 17 février 2018, les bombardements n’ont pas cessé: «chaque minute, ce sont entre 20 et 30 obus qui s’abattent sur des zones résidentielles», selon l’activiste de l’opposition syrienne Mazen Al-Shami]. Il est vrai, cependant, que le régime, soutenu par l’Iran et la Russie, a maintenant été consolidé et n’est plus confronté à une menace existentielle.
A deux reprises auparavant, il était au bord d’une défaite massive, sauvé à chaque fois par une intervention étrangère, d’abord par l’Iran, puis par la Russie. En conséquence, le régime a maintenant l’avantage militaire. Mais quand je dis «régime», je parle en fait de l’axe Russie-Iran-Assad, car le régime d’Assad n’aurait pas pu accomplir tout cela à lui seul. Loin de là, il aurait été vaincu il y a longtemps.
En outre, il y a encore une très grande partie de la Syrie qui échappe au contrôle du régime dans le nord-est, dominée par les Forces démocratiques syriennes (FDS). Les Unités de protection du peuple syro-kurde (YPG), dirigées par le Parti de l’Union démocratique (PYD), forment la colonne vertébrale du FDS. Elles contrôlent une grande partie de la Syrie, couvrant toute la zone située à l’est de l’Euphrate jusqu’aux frontières turques et irakiennes – et c’est là que les troupes américaines sont réellement impliquées sur le terrain. Deux autres zones sont sous le contrôle des YPG et de leurs alliés: Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, et Afrin [nord-ouest de la Syrie] où se déroule l’offensive turque actuelle.
La Turquie a lancé une attaque contre la zone d’Afrin contrôlée par le YPG. Cela représente-t-il une nouvelle escalade du conflit?
C’est là une contradiction majeure. Depuis de nombreuses années, les puissances occidentales suivent leur allié turc, un membre clé de l’OTAN, en qualifiant le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) «d’organisation terroriste». Au fil des ans, l’armée turque s’est livrée à plusieurs offensives contre les Kurdes en Turquie avec le soutien des pays de l’OTAN.
Cependant, lorsque les Etats-Unis ont décidé de combattre ISIS [Daech] en Syrie et en Irak en 2014, ils ne voulaient pas impliquer directement les troupes américaines sur le terrain dans la bataille, mais au contraire fournir un soutien aérien et matériel aux forces locales. Ainsi, ils ont constaté que le meilleur allié possible dans cette bataille en Syrie, d’un point de vue militaire, serait les forces kurdes. Washington a encouragé la création des FDS, avec l’inclusion des Arabes syriens qui appartiennent pour la plupart à la région actuellement sous le contrôle des FDS, afin que les États-Unis ne semblent pas être impliqués dans une lutte ethnique aux côtés de la minorité kurde. Comme tout le monde sait que les PYD/YPG sont étroitement liés au PKK, cette alliance a donc créé un paradoxe politique. Dans leur combat contre Daech, les Etats-Unis se sont appuyés sur une force liée à un mouvement politique officiellement qualifié de «terroriste» par la Turquie et ses alliés de l’OTAN, y compris Washington. Comme on pouvait s’y attendre, cela a énormément irrité l’État turc, indigné de voir les États-Unis coopérer avec son ennemi public numéro un.
Cela a été exacerbé par le fait qu’Erdogan a opéré un changement nationaliste fort radical en 2015, lorsque son parti, le Parti de la justice et du développement (AKP), a perdu la majorité parlementaire. Cela fut le résultat de l’augmentation du nombre de voix obtenues par une coalition de gauche au sein de laquelle le mouvement kurde a joué un rôle central (le HDP, Parti démocratique des peuples), mais aussi – et surtout – suite à la perte de voix contre les nationalistes turcs d’extrême droite. Face à cette situation, Erdogan a repris la guerre contre les Kurdes après des années de paix relative, en attisant le nationalisme turc. La position conservatrice islamique de son discours n’a pas changé, mais un nouveau virage s’est opéré dans la direction du nationalisme turc conjointement à de nouvelles brutales offensives contre les Kurdes. Erdogan a organisé une deuxième élection, cinq mois plus tard [novembre 2015], au cours de laquelle son parti a retrouvé une majorité parlementaire. Actuellement, l’AKP est en alliance avec le principal parti nationaliste turc d’extrême droite.
Fondamentalement, cette position d’Erdogan le mettait de plus en plus sur une trajectoire de collision avec les États-Unis. Les tensions avec l’administration Obama ont augmenté. Erdogan parie pendant un certain temps sur l’administration Trump; Donald Trump a promis de cesser de soutenir les forces kurdes en Syrie. Cependant, le Pentagone l’a contredit, car les forces kurdes ont prouvé qu’elles étaient d’excellents combattants et ont joué un rôle déterminant dans la défaite de Daech.
Le Pentagone considère les FDS comme la principale carte qu’il détient aujourd’hui en Syrie. Il sait que s’il coupe les liens avec le FDS, le régime d’Assad et les forces dirigées par l’Iran tenteront inévitablement de récupérer la vaste zone stratégique située à l’est de l’Euphrate. Étant donné que les États-Unis sont déterminés à contenir l’expansion de l’Iran dans la région, le Pentagone ne voit pas d’autre option que de soutenir [armement, soutien aérien, intelligence] les forces syro-kurdes et d’assurer un appui aux FDS. C’est là que réside la friction.
Erdogan attaque actuellement la région à majorité kurde d’Afrin dans le nord-ouest de la Syrie. Cette région n’a joué aucun rôle dans la lutte contre Daech et donc n’était pas une préoccupation pour les Etats-Unis. Aucune troupe étatsunienne n’y est présente. Mais Erdogan a menacé de se retourner contre Manbij [dans le gouvernorat d’Alep] – où les FDS sont soutenues par une présence américaine directe sur le terrain. La Russie a donné son feu vert à l’intervention turque dans la région d’Afrin, retirant ses propres troupes de la région. Son objectif est donc d’exacerber le clivage turco-étatsunien.
Toute cette situation devient encore plus compliquée. Ici nous pouvons nous rapporter à la question initiale: c’est loin d’être terminé en Syrie. Toute «mission accomplie», comme G. W. Bush l’a annoncé très imprudemment et de manière très inopportune peu après l’occupation de l’Irak et comme Poutine à deux reprises l’a proclamé au sujet de la Syrie, ne relève que d’un vœu pieux. Rien n’est résolu en Syrie. Le régime d’Assad, même avec le soutien de la Russie, n’a pas la capacité de contrôler le pays. Il a besoin de l’Iran. Pourtant, la présence de l’Iran en Syrie est inacceptable tant pour les États-Unis que pour Israël.
La Turquie, si elle devait vaincre les forces kurdes, accepterait-elle d’aller jusqu’à occuper Manbij?
C’est vraiment très difficile à dire. Et ce qui se passe aujourd’hui est assez révélateur. Il serait très dur pour les forces turques de rester longtemps dans la région d’Afrin, même si elles réussissent à l’occuper, car elles seraient l’objet d’attaques permanentes. De plus, ces forces militaires seraient engagées dans une guerre sur un territoire étranger, sans l’excuse d’être invitées par le gouvernement officiel, contrairement aux forces iraniennes et russes.
Erdogan joue avec le feu. Il a pris un grand risque avec cette opération. Confronté au mécontentement, même au sein de son propre parti, il utilise ce coup de fouet nationaliste pour consolider son pouvoir. Mais un revers militaire pourrait lui coûter cher.
Dans quelles circonstances l’Iran quitterait-il la Syrie?
L’Iran devrait être contraint de partir. Cela pourrait se produire s’il existe un accord russo-américain, sous la forme d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies stipulant que, sur la base d’un accord politique qui serait conclu à Genève, toutes les troupes étrangères entrées en Syrie après 2011, à l’exception des Russes qui se trouvaient déjà en Syrie, bien avant cette année-là [base de Tartous dès 1971], devraient quitter le pays.
Il serait difficile pour l’Iran de dire «non», surtout si le régime syrien fait partie de cet accord. Assad ne se rangerait pas du côté de l’Iran contre Moscou s’il devait choisir. Moscou peut compter sur son type de présence militaire, tandis que l’Iran ne dispose que de forces terrestres. Téhéran ne laisserait pas au régime syrien la même marge d’autonomie que Moscou. Ajoutez à cela que le régime iranien est idéologiquement très différent du régime syrien. Le régime syrien a été décrit par beaucoup comme un rempart contre le fondamentalisme islamique, même s’il est soutenu sur le terrain par les forces intégristes [Hezbollah libanais] islamiques dirigées par l’Iran. Cela fait aussi partie de la complexité de la situation.
Il y a eu d’importantes manifestations en Iran depuis le 28 décembre dernier. Quelle influence l’intervention iranienne en Syrie peut-elle avoir?
Si le mouvement s’était poursuivi et avait continué à se développer, il aurait pu créer une situation obligeant le régime à reconsidérer son intervention en Syrie, qui a été condamnée par les manifestants. Mais le mouvement a été réprimé et s’est estompé, et le régime a repris le contrôle. Nous assistons cependant à une montée des tensions entre les deux ailes du régime. L’aile réformiste, représentée par le président iranien Rohani, tente d’endiguer l’aile dure des Gardiens de la révolution (Pasdaran), arguant que ces derniers et leurs interventions à l’étranger représentent un fardeau pour l’économie iranienne.
Si l’agitation sociale reprend, les choses peuvent changer, mais pour l’instant le régime dispose du contrôle de la situation. En outre, la Syrie est une carte importante dans l’affrontement de Téhéran avec l’administration Trump, qui menace d’annuler l’accord sur le nucléaire. Un tel geste jouerait entre les mains des partisans de la ligne dure et encouragerait donc la poursuite de l’expansion de l’Iran comme contre-mouvement face à la pression américaine.
Pensez-vous que l’Union européenne (UE) devrait jouer un rôle plus important en critiquant la Turquie pour l’attaque contre les Kurdes?
L’UE n’est pas parvenue à agir indépendamment des États-Unis au niveau mondial pour ce qui a trait aux questions politiques et militaires. L’UE s’est surtout comportée jusqu’à présent comme un auxiliaire des États-Unis. C’est devenu un problème pour l’Europe avec l’administration Trump parce que c’est la première fois qu’un président américain diffère autant politiquement avec le courant dominant de l’Europe et est si proche de l’extrême droite européenne. L’administration Bush avait des problèmes avec certains gouvernements européens, comme celui de la France et celui de l’Allemagne qui s’opposaient à l’invasion de l’Irak en raison d’intérêts divergents. Mais le gouvernement britannique de Tony Blair, par exemple, était pleinement impliqué aux côtés de Bush.
Sur la question palestinienne, il y a une cristallisation d’une opinion différente de l’UE, raison pour laquelle le président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Mahmoud Abbas, tente à présent de faire reconnaître l’État palestinien par les Européens.
Sur l’Iran aussi, il y a des divergences ouvertes entre les Européens et l’administration Trump. Les gouvernements européens ont été très satisfaits de la politique d’Obama qui a conduit à l’accord nucléaire avec l’Iran, que Trump considère comme le pire accord jamais conclu par les États-Unis. S’il annule l’accord nucléaire, cela créera une crise ouverte dans les relations américano-européennes.
Ainsi, la Palestine et l’Iran, pour le moment, sont deux questions litigieuses sur lesquelles il existe un contraste flagrant entre les États-Unis et l’UE. Toutefois, la question syrienne n’est pas une question sur laquelle l’Europe s’oppose à celle des États-Unis. En ce qui concerne la Syrie, l’UE n’a toujours pas adopté de position indépendante.
Considérant que le conflit n’est pas terminé, pensez-vous qu’il y ait une possibilité de reconstruction, comme le demande Assad?
Encore une fois, c’est un vœu pieux. La Russie elle-même a à plusieurs reprises appelé l’UE à financer la reconstruction de la Syrie. Poutine a beaucoup de culot parce que la Russie a acquis une position selon laquelle, s’il devait y avoir une reconstruction de la Syrie, elle y jouerait un rôle clé. Moscou voudrait que les Européens financent la reconstruction de la Syrie avec des entreprises russes qui empochent la part du lion des contrats.
Mais cela n’arrivera pas parce que les Européens ne débourseront pas d’argent sans un feu vert américain qui ne sera donné qu’une fois que Washington sera convaincu que l’Iran ne tirera pas profit de la situation. Dans les conditions actuelles, l’Iran s’assurerait aussi, nécessairement, une part importante du marché. Donc, la reconstruction ne sera pas vraiment à l’ordre du jour tant que tout ce puzzle politique ne sera pas résolu.
La Russie essaie d’établir un cadre politique pour la Syrie de l’après la guerre. Ils ont commencé à le faire dès la fin de 2016, peu avant que Trump n’inaugure sa présidence. Le Kremlin s’attendait à ce qu’il tienne sa promesse de nouvelles relations avec la Russie, mais pour l’instant ce n’est pas le cas, car l’establishment de Washington a réagi avec une position fortement anti-russe. Quoi qu’il en soit, Trump ne parviendra à aucun accord avec les Russes à moins qu’ils n’acceptent de cesser de coopérer avec l’Iran en Syrie et de repousser ses forces hors du pays.
Pour Trump, le scénario idéal serait de conclure un accord avec Poutine, de confier aux Russes de s’occuper de la Syrie à condition qu’ils évacuent l’Iran. En échange de cela, les États-Unis pourraient supprimer les sanctions à l’encontre de la Russie et lui accorder quelques concessions en Europe. Mais ce n’est manifestement pas à l’horizon pour le moment.
Pensez-vous que les discussions à Sotchi et à Genève changeront quelque chose en Syrie?
Ces discussions portent sur les conditions d’un règlement politique. Nous savons plus ou moins à quoi cela ressemblera – une période de transition, une nouvelle constitution, de nouvelles élections, tout cela avec Assad restant au pouvoir et se présentant à une nouvelle élection présidentielle – et dès lors, il n’y a pas beaucoup de nouveautés à attendre à cet égard. Moscou et Assad proclament qu’ils sont prêts à ce que des observateurs internationaux surveillent les nouvelles élections. Ils parient peut-être sur la victoire d’Assad aux élections présidentielles libres aujourd’hui en Syrie, parce que le régime d’Assad est un bloc alors que l’opposition est très divisée. Le fait que l’opposition soit si désorganisée peut donner au régime Assad suffisamment de confiance pour miser sur un tel scénario.
Cependant, pour qu’un tel règlement puisse se faire, un accord international est d’abord nécessaire. Dans les pourparlers de Sotchi parrainés par Moscou, seuls la Russie, la Turquie, l’Iran, le régime syrien ainsi qu’une fraction discréditée de l’opposition syrienne y ont participé. Dans les pourparlers parrainés par l’ONU à Genève, les États-Unis et l’Europe sont impliqués. Je ne vois pas les États-Unis accepter un accord qui ne stipule pas le retrait de toutes les troupes étrangères qui sont entrées en Syrie après 2011. En d’autres termes, les États-Unis diraient: «Nous sommes prêts à quitter la Syrie à condition que les forces iraniennes la quittent aussi.» C’est pourquoi les Etats-Unis s’accrochent actuellement à la région à l’est de l’Euphrate. Le message de Washington aux Russes est le suivant: «Nous vous laisserons la Syrie si vous vous (nous) débarrassez des Iraniens, sinon nous ne le ferons pas.»
Le point de vue de Trump sur le conflit est différent de celui d’Obama. Il tente d’isoler l’Iran et a reconnu Jérusalem comme la capitale de l’État israélien. Pourquoi leurs politiques sont-elles différentes et quelles implications la politique de Trump aura-t-elle pour la région?
Il y a différentes questions ici. En ce qui concerne Israël, Trump s’adresse à un public spécifique: les évangélistes et autres chrétiens sionistes qui constituaient une grande partie de la base électorale républicaine sous G.W. Bush et qui constituent toujours une part importante de la base électorale de Trump. Mike Pence, le vice-président américain, est représentatif de ce segment. Il surenchérit même sur son propre patron dans le discours pro-israélien. Inversement, il n’y a pas de consensus sur cette question au sein de l’establishment américain au sens large. Même certaines personnes dans l’entourage de Trump n’étaient pas satisfaites de sa position sur Jérusalem, ce qui est très idéologique. La seule question sur laquelle il y a un consensus au sein de l’administration est une attitude dure à l’égard de l’Iran, mais cela n’inclut même pas le démantèlement de l’accord nucléaire.
Le régime saoudien joue-t-il encore un rôle décisif dans le conflit syrien, notamment en ce qui concerne l’Iran?
Trump a vivement encouragé les dirigeants saoudiens à intensifier les hostilités contre l’Iran. Ils ont été très maladroits dans le traitement d’événements tels que celui de la pression sur le Qatar ou de la démission forcée du Premier ministre libanais Saad Hariri, qui se sont tous deux soldés par un fiasco. Les dirigeants saoudiens n’ont pas de stratégie propre vis-à-vis de la Syrie, ils s’alignent derrière les Etats-Unis. Les restes de l’opposition syrienne qui leur sont liés ont été très affaiblis. Ainsi, l’influence globale de Riyad en Syrie est très réduite. Sa principale préoccupation est de contenir l’Iran et de le faire reculer, et pour cela ils ne peuvent compter que sur Washington. (Entretien publié en anglais sur le site SOAS Syria Society; traduction A l’Encontre)
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