La condamnation de Lula par le Tribunal régional fédéral de Porto Alegre [TRF 4 pour quatrième région] suscite des indignations et des protestations qui ne sont pas toujours accompagnées d’une analyse plus fine de ce qui est en train de se passer. Il est vrai qu’une telle condamnation survient au moment même où la transformation des systèmes judiciaire et policier brésiliens, qui se trouvent sur la ligne de front de l’offensive réactionnaire et proto-fasciste, ravage le pays. Ce serait toutefois une erreur de considérer que ces secteurs sont hégémoniques dans l’appareil d’Etat et dans la société.
Cette erreur est encore plus grave si l’on suppose que les grands médias partagent cette hégémonie, ou que ces secteurs n’ont transformé Lula en ennemi que lorsqu’ils ont été mis en échec par lui. En réalité, l’hégémonie économique, sociale, idéologique et politique sur la société brésilienne est depuis longtemps exercée par la grande bourgeoisie et le grand capital, à travers mille et un instruments qui vont des simples liens commerciaux à la domination sur l’appareil d’Etat, en passant par les médias et autres moyens (pas toujours visibles) de diffusion idéologique et de répression sociale.
L’un des exemples idéologiques de cette hégémonie consiste à associer l’idée même d’hégémonie aux grands propriétaires terriens esclavagistes, sans la mettre en relation avec le capitalisme brésilien, subordonné, dépendant et dénationalisé, un grand capital qui inclut des fractions étrangères puissantes. C’est ce grand capital qui a constitué le principal obstacle à la concrétisation des aspirations à la souveraineté nationale, au développement industriel, à la réduction des inégalités sociales et à la consolidation des droits démocratiques au Brésil.
Pour appuyer une telle affirmation, il suffit de rappeler l’histoire brésilienne, celle allant de 1950 à nos jours, ou au moins celle commençant en 2002 avec la première victoire présidentielle de Lula [dont le premier mandat commence en janvier 2003]. En ne cessant à aucun moment de considérer Lula et le PT (Parti des travailleurs) comme des ennemis imbéciles, le grand capital a toujours œuvré, même sous le couvert de l’amitié et de la sympathie, à la destruction du gouvernement à majorité pétiste, que ce soit au travers d’offres corruptrices et de sabotages discrets, ou, de manière plus ouverte, en s’en prenant aux politiques sociales et à l’élargissement des droits démocratiques.
D’un autre côté, ce grand capital a été incapable de vaincre le PT en 2006 et 2010 [avec la candidature de José Serra, maire de São Paulo, puis gouverneur de l’Etat de São Paulo, membre du Parti de la social-démocratie brésilienne-PSDB] et en 2014 [avec Aécio Neves, gouverneur du Minas Gerais depuis 2011, membre du PSDB, battu par Dilma Rousseff en 2014]. Se voyant dans l’obligation d’affronter Lula à nouveau en 2018, il a décidé d’agir cette fois de manière révolutionnaire afin de réussir à réimplanter de façon pleine et radicale une politique néolibérale au Brésil. Il a donc planifié et mené jusqu’au bout des actions dont l’objectif central consiste à rendre impossible la continuité des gouvernements pétistes, sauf si ces gouvernements acceptent de former des coalitions et de renoncer à leurs «objectifs socialistes».
De telles opérations ont été menées à bien tant par le système judiciaro-policier dont le pouvoir a été renforcé (sans que soient mises des entraves ou des exigences démocratiques) durant les gouvernements pétistes, que par le système parlementaire. Dans la pratique, les gouvernements pétistes ont assuré une continuité à la supposée alliance positive avec le grand capital, pensant que les systèmes judiciaro-policier et parlementaire seraient politiquement neutres dans le combat contre la corruption et dans l’obéissance aux «préceptes» démocratiques. Ces gouvernements ont oublié que la corruption était une monnaie courante du grand capital et de ses représentants politiques, et que la majorité parlementaire était déja hégémonisée par la fraction agraire de ce capital, la fraction la plus réactionnaire.
Dans sa supposée neutralité, le système judiciaro-policier s’est d’abord consacré à «manger en commençant par les bords» des dirigeants pétistes dont il pensait qu’ils pouvaient lever des fonds entrepreneuriaux, en accord avec la loi, sans tomber dans les pièges des «caixa 2» [les «deuxièmes caisses»] et de la «primauté du fait» [l’auteur d’une infraction, même s’il ne l’a pas faite directement, en est le responsable car sa position hiérarchique a poussé un autre à la commettre]. Le succès des opérations judiciaires de 2005 a permis d’élaborer le plan de transformation de Lula en cible principale d’«actes de corruption découverts par les médias», et de réussir à le faire passer pour le «chef unique d’une organisation criminelle», selon les termes mêmes du procureur Deltan Dallagnol [chef des procureurs instruisant l’affaire de corruption liée à Petrobras].
Mais par la suite, face à la nécessité de donner de la crédibilité et de la légalité à de telles actions, ce système s’est vu obligé de couper dans sa propre chair, en faisant des procès (et en les jugeant) à quelques corrupteurs et corrompus dans le camp du grand capital. Ce qui n’a pas empêché le système parlementaire de perpétrer le coup de l’impeachment [en août 2016] contre Dilma. Cela a mis en évidence le fait que l’objectif de ces opérations allait bien au-delà du prétendu combat contre la corruption et qu’il s’agissait en réalité de détruire le PT (et Lula), de marginaliser la gauche et d’empêcher toute résistance sérieuse contre la réimplantation du programme néolibéral radical allant dans le sens d’une plus forte subordination, dépendance et dénationalisation du Brésil.
Pour affronter de tels plans, il sera nécessaire de reconnaître que le noyau de la stratégie suivie par le PT à partir de la bataille pour la présidentielle de 1994 a été une erreur. Jusqu’alors, le PT avait non seulement lutté pour mettre fin à la dictature, mais il s’était aussi insurgé contre le «pacte de classes» qu’était la Constitution de 1988. Son refus de signer cette Charte se basait sur le fait qu’un tel «pacte de classes» ne faisait que reconnaître formellement les droits démocratiques. Il ne réglait pas les comptes avec la dictature militaire et les grands tortionnaires, ne rompait pas avec la subordination et la dépendance par rapport au grand capital international et ne démocratisait pas (même en termes de concurrence
entre capitalistes) les secteurs monopolisés (à l’exemple des communications, de l’agriculture et des différentes branches industrielles).
En dépit de cela, beaucoup de dirigeants du PT ont continué à supposer que le grand capital ne considérait pas Lula et le PT comme des ennemis, mais comme des alliés. Pire encore, ils ont déduit de cela que ce capital, ainsi que la plus grande partie de ses représentants politiques (jusqu’à ceux qui étaient incrustés dans l’appareil d’Etat, comme les procureurs et les juges), n’avaient pas intérêt à empêcher l’expérience d’un gouvernement démocratique et populaire.
A partir de là, la conception d’une hypothétique alliance avec le grand capital a fonctionné comme une cascade interne. Sans même expliciter le fait qu’elle était en train de rompre avec ses positions antérieures sur le pacte imposé par la grande bourgeoisie et accepté par l’establishment militaire, la direction du PT a modifié sa stratégie, en l’adaptant au pacte de classes de la Constitution de 1988. Elle a alors roulé et rangé le drapeau de la lutte pour le socialisme et a accepté des alliances de tout type avec ceux de «l’autre côté», en particulier lors de la bataille de 2002 pour la présidence [donc première élection de Lula qui aboutit à un gouvernement incluant le «roi» de l’agrobusiness et plaça à la Banque centrale le banquier Henrique Mereilles].
A cette occasion, incapable de résoudre la crise gérée par une décennie de subordination au Consensus de Washington, le grand capital s’est décidé à «s’allier» au PT pour faire élire Lula. C’était logique puisque le PT s’était engagé à résoudre une telle crise et à ne pas modifier les bases de l’économie capitaliste subordonnée, dépendante et dénationalisée. Cet engagement avait été ratifié formellement dans la fameuse «lettre aux Brésiliens » [censée rassurer les marchés financiers et la Banque centrale].
Les illusions sur l’alliance avec le grand capital ont été renforcées par une économie internationale qui permettait des gains élevés sur les exportations brésiliennes et rendait possible la mise en place de programmes sociaux de lutte contre la misère et la pauvreté, sans qu’il faille pour cela réaliser une quelconque réforme structurelle, ne serait-ce qu’un peu «démocratisante». Cette situation a «ramolli» encore plus l’aversion contre la bourgeoisie en tant que classe, ainsi que contre ses méthodes d’exploitation et de trafics divers dans la politique.
En même temps, cette situation a conduit le PT à donner la priorité aux activités institutionnelles, à abandonner le travail social et organisationnel de base, à liquider son activité de formation idéologique et politique, et à opérer une stratégie de développement qui, puisque le grand capital était le moteur de tout, empêchait dans la pratique la transformation du pays en une nation industrielle, technologique et scientifiquement souveraine et socialement moins inégalitaire.
Ces illusions envers le grand capital expliquent pourquoi beaucoup de dirigeants pétistes ont été incapables d’évaluer en profondeur les événements de 2005 [cas de corruptions dénoncés par l’hebdomadaire Veja et d’autres médias] qui ont constitué la première tentative de liquider l’expérience naissante de gouvernements démocratiques et populaires élus en ayant pour base les règles constitutionnelles de la démocratie brésilienne restreinte. Ces illusions expliquent aussi pourquoi ils n’ont encore pas compris que l’Etat de droit républicain du Brésil avait été institué pour juger avec clémence les représentants de la bourgeoisie et de manière «révolutionnaire» les représentants populaires.
Pour n’avoir pas compris cette dynamique, beaucoup de dirigeants pétistes n’ont adressé aucune critique rigoureuse à l’encontre de ceux qui commettaient l’erreur de considérer le grand capital comme un «allié», de le traiter comme tel, et de mettre en œuvre des pratiques identiques aux siennes, à l’exemple de Palocci et de quelques autres [ancien militant et ministre des Finances de Lula, Antonio Palocci purge actuellement une peine de douze ans de prison pour corruption]. Ces directions n’ont pas non plus pris de mesures pour enquêter sur des entorses évidentes commises contre des règles de parti. Elles n’ont pas empêché que ces abus continuent à être pratiqués ni n’ont jugé nécessaire de changer la politique de conciliation de classes et d’alliance avec le capital.
En plus de tout cela, elles n’ont même pas tenu compte de la radicalisation droitière et réactionnaire croissante qui a vu le jour lors des élections de 2010 et de 2014, lorsque les «vagues» de la crise capitaliste globale ont commencé à affecter plus sérieusement l’économie brésilienne et à menacer gravement les taux de profit. Ce qui est alors devenu fondamental pour le grand capital: adopter des «ajustements budgétaires» qui lui permettent d’accaparer la part des ressources étatiques dépensées pour les programmes sociaux, la sécurité sociale, les retraites et toutes autres revendications démocratiques et populaires caractérisées comme «populisme de gauche».
Face à cela, contre l’opinion d’une partie considérable du PT et au mépris de tout ce sur quoi il s’était engagé dans la campagne électorale de 2014, le gouvernement Dilma Rousseff en est venu à tenter l’ajustement budgétaire exigé. Il a fait cela dans une ultime tentative de maintenir l’accord (ou le «pacte de classes» de 1988). Pourtant, à ce moment-là, le grand capital avait déjà décidé d’écarter toute possibilité de réformes qui donneraient le moindre caractère populaire à la démocratie formelle de 1988, et, de manière absolument logique, il s’est résolu à casser le gouvernement Dilma, et vise à empêcher Lula de se porter candidat et à exclure le PT de la liste des partis politiques autorisés.
Peu importe pour le grand capital que beaucoup de gens du PT et de la société en général considèrent que la Constitution même de 1988 est en train d’être piétinée, quand ils voient le système judiciaro-policier ordonner par exemple des emprisonnements préventifs pour des durées indéterminées ou utiliser la supposée «primauté du fait» et l’idée d’«intime conviction» comme des «preuves». Ses représentants essaient de dire que le réseau de protection sociale, l’éthique et la liberté de presse sont des conquêtes démocratiques issues de ce «pacte de classes». Peu leur importe le fait que ce ne soient que de vagues conquêtes qui n’ont pas rompu avec le monopole réel qui soutient l’insupportable inégalité sociale, la répugnante corruption généralisée et une presse qui se trouve dans les mains de quelques magnats.
Tout cela oblige les classes populaires à non seulement défendre les mesures démocratiques inscrites formellement dans cette Constitution, mais à exiger et à lutter pour une nouvelle Assemble constituante qui assure réellement l’extension des droits démocratiques aux couches populaires et en finisse avec les monopoles dans tous les aspects de la vie brésilienne. Cela va dépendre d’une intense et grandiose mobilisation sociale, bien plus large et intense que ce qui est en train de se passer pour défendre Lula. Mais c’est là le sujet d’un prochain article. (Article publié dans Pagina 13, le 8 février 2018; traduction A l’Encontre)
merci très intéressent