Libéralisation des transports ferroviaires en Europe, le cas de la Suisse

Moritz Leunberger, conseiller fédéral «socialiste», à la tête de la libéralisation des transports ferroviaires
Urs Zuppinger

Nous publions ci-dessous la contribution d’Urs Zuppinger faite lors de L’Autre Davos à Bâle (29-30 janvier 2010), dans le cadre de l’atelier «La privatisation des transports». Les interventions ont porté sur la situation des transports ferroviaires dans quatre pays européens, Allemagne, France, Italie et Suisse. Etant donné que l’évolution en cours est conditionnée par une stratégie européenne qui se décline avec des particularités nationales masquant la perception du mouvement global et imprimant leurs marques aux mouvements de lutte en cours, une bonne connaissance des réalités nationales constitue une étape indispensable sur la voie vers une stratégie de résistance à la hauteur de la problématique posée.

L’article ci-après retrace la présentation du cas de la Suisse faite par Urs Zuppinger, avec des données plus récentes confirmant l’analyse. La Suisse a la particularité d’être en quelque sorte en retard sur l’état d’avancement du processus en cours au sein de l’Union européenne. La libéralisation des transports ferroviaires y est en effet moins avancée, du moins en ce qui concerne le transport de personnes, et la qualité des prestations est encore bonne. Mais les menaces sur l’avenir ne sont pas moindres. L’actualité de cette contribution est forte. (Réd.)

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Préambule

La compréhension de la problématique des transports ferroviaires européens est en apparence tributaire d’une contradiction. Une part croissante des marchandises et les personnes se déplacent à l’échelle européenne et mondiale,  alors que les politiques publiques semblent s’articuler encore de façon prédominante à l’échelon national.

Une solution adéquate aurait consisté dans le remplacement des régies publiques nationales de chemin de fer qui existaient en Europe, il y a encore 20 ans, par une régie publique européenne. Au lieu de cela, la Commission européenne a promulgué en 1991 la directive 9/440 sur le développement des entreprises de chemin de fer qui soumet les pays de l’Union européenne (UE) à l’obligation de libéraliser le secteur des chemins de fer. Cette directive comporte en effet trois exigences: 1° L’infrastructure ferroviaire doit être détachée des régies publiques de chemins de fer.  2° Ces dernières doivent être privatisées.  3° L’accès à l’infrastructure ferroviaire doit être garanti, contre redevance bien entendu, à toutes les entreprises de chemin de fer existantes et dont la création est récente ou s’annonce.

L’Angleterre a joué le rôle de cobaye. Il s’est alors avéré très vite que la conséquence effective de cette directive était à l’extrême opposé des effets escomptés. Au lieu d’obtenir une amélioration des prestations aux moindres coûts, on assistait à une dégradation brutale de la situation: la qualité des services s’est effondrée; le nombre d’accidents a explosé; la billetterie (prix) a pris l’ascenseur et le réseau s’est rétréci sans égard pour l’utilité sociale et écologique des lignes. Pour sauver la mise, le gouvernement anglais a dû se lancer dans une opération coûteuse de reprise du contrôle public sur le système, mais la directive européenne n’a pas pour autant été abolie. On a tout simplement opté pour une mise en œuvre moins brutale et plus tâtonnante que prévue au départ, chaque pays ayant été invité à chercher sa trajectoire nationale pour atteindre le but en essayant d’apprendre des expériences faites par les autres.

Ce procédé, toujours en cours, s’est avéré opérant. Vingt ans plus tard la libéralisation des transports ferroviaires européens est dans une large mesure accomplie dans l’UE, mais la réalité est émaillée d’une foule de particularités nationales engendrant dans le détail une situation d’une extrême complexité juridique et organisationnelle gérée par une bureaucratie pléthorique et impuissante.

De cette complexité se dégagent néanmoins quelques lignes de force. Les transports ferroviaires européens sont aujourd’hui dominés par des oligopoles en concurrence féroce, engagés dans un processus de concentration aux conséquences encore imprévisibles mais certainement fort préjudiciables. Or, aujourd’hui déjà, la fiabilité et la sécurité des prestations sont dégradées, des milliers de kilomètres de lignes ont été supprimés, l’essor se limite aux seules lignes rentables, la part à charge des usagers a globalement augmentée et la tarification s’est complexifiée. Le fossé entre les déclarations politiques en faveur du «développement durable» et la réalité des faits s’est creusé de façon difficilement irrémédiable.

Or, le mouvement n’est pas terminé. Le processus se trouve même aujourd’hui à un moment charnière. L’état lamentable d’une bonne partie de l’équipement ferroviaire, côté infrastructure et côté matériel roulant, et l’insuffisance de l’offre face à la demande qui est croissante sur les lignes performantes, exigerait des investissements gigantesques, les montants requis se chiffrant par centaines de milliards à l’échelon du continent. Mais les caisses publiques sont vides ()en partie suite au sauvetage des banques) et on entre dans la phase où les déficits publics se creusent suite à la crise économique et où les défenseurs du «moins d’Etat» passent à l’offensive, de nouveau.

Voilà à grands traits ce qui caractérise la situation actuelle des transports ferroviaires à l’échelon européen.

Prémisses favorables au maintien de transports ferroviaires performants

Avec sa position au centre de l’Europe, ses tunnels à travers les Alpes et son réseau dense de villages rapprochés et ses nombreuses villes petites et moyennes, la Suisse dispose d’atouts géographiques favorables à une bonne utilisation des transports ferroviaires.

Elles sont encore denses, fonctionnent encore bien quoiqu’à des tarifs élevés pour les usagers du moins en ce qui concerne le transport de personnes et elles ont, comme plusieurs votes populaires l’ont encore montré récemment la cote auprès de la population. Le peuple suisse est d’ailleurs aussi pour le transfert routes – rail du transport des marchandises. Il y 19 ans, il a accepté l’initiative fédérale dite «des Alpes» qui stipule ce transfert pour les transports à travers les Alpes, la mise en œuvre concrète étant toutefois bloquée depuis lors au parlement.

Après 35 ans d’investissements massifs dans les autoroutes, un programme d’investissement massif dans les transports ferroviaires («Rail 2000») est en cours depuis 15 ans et son impact ne s’est pas fait attendre. L’utilisation du rail pour les déplacements de personnes s’est accrue, en réponse à l’augmentation de l’offre; et cela de façon plus importante que prévue. Or, le «peuple» s’est prononcé récemment, lors d’un vote populaire, contre l’augmentation de la capacité du réseau autoroutier. Comme la mobilité continue d’augmenter sans répit, en Suisse comme ailleurs, il n’y a qu’une solution: il faut augmenter l’offre ferroviaire.

Le financement privé des investissements, déterminé par le rendement, est inconnu en Suisse jusqu’à présent dans ce secteur d’activités. Les seules sources sont l’impôt, certaines taxes liées notamment au trafic routier (avec un certain transfert route-rail) et la billetterie.

Le détachement de l’infrastructure ferroviaire exigée par l’UE n’a pas été effectué. L’administration fédérale et le Conseil fédéral y seraient favorables, mais buttent jusqu’à présent contre l’opposition des lobbies des transports publics.

Prémisses défavorables

Une étude globale du système des transports du pays, commandée par la Confédération et publiée en novembre 2009 prévoit pour 2030 une augmentation des transports de personnes par le rail de 45% (contre 20% pour la route) et de 85% pour les transports de marchandises par le rail (contre 35% pour la route).

L’utilisation de l’équipement a atteint sur les principaux axes du réseau la limite de sa capacité. Le taux de satisfaction avec le service rendu est encore élevé (75% d’usagers satisfaits en 2009 selon les CFF), mais la fréquence des pannes et les retards augmentent et l’encombrement des trains et des gares devient intolérable aux heures de pointe et le mécontentement des usagers – et du personnel – va croissant.

Les investissements nécessaires jusqu’en 2030 – pour rattraper le retard accumulé dans l’entretien du système (infrastructure, matériel roulant) durant les années accaparées par «Rail 2000», pour augmenter et améliorer le matériel roulant pour le trafic de voyageurs et pour accroître la capacité du réseau de chemins de fer et celles des gares – ont été calculés. Ils se chiffrent par dizaines de milliards de francs et personne ne sait où les trouver, car les fonds disponibles [1] sont accaparés par le financement des dépassements des programmes en cours et il est de notoriété publique que les mécanismes d’alimentation financière en vigueur ne suffiront pas pour répondre aux besoins futurs. Il faut donc introduire de nouvelles sources de financement, alors que la Confédération est en train d’instaurer un programme d’austérité des finances publiques fédérales. Or, la Suisse est un pays où par ailleurs, aucun acteur reconnu – Parti socialiste et Verts inclus – s’oppose à la libéralisation des services publics…

S’agissant des transports de marchandises

Dans ce domaine les réformes néolibérales ont depuis longtemps fait leurs ravages. A l’échelon européen, les régies publiques de transport de marchandises par rail ont fait place à des entreprises de logistiques assumant le transport de marchandises tous modes intégrés, agissant en tant qu’oligopoles en compétition à l’échelon européen et mondial (DB [2], SNCF [3], etc.). Les CFF ont l’avantage d’occuper une position centrale au sein du réseau européen, mais ils sont trop petits pour régater face à DB, SNCF, etc. [4]

Au sein des CFF le trafic de marchandises est assumé par «CFF Cargo», une entité qui, tout en étant soumis à la Direction générale des CFF et au contrôle de l’administration fédérale, fonctionne dans les faits comme une entreprise privée subventionnée, active à l’échelon suisse et international.

«CFF Cargo» n’a que deux possibilités: trouver sa place dans le contexte européen ou disparaître. Une première recherche d’un partenaire européen ayant échoué au début des années 2000, «CFF Cargo» s’est lancé sous la direction d’un secrétaire syndical mal recyclé, dans une opération de sous enchère sur le marché européen des transports de marchandises. Elle s’est soldée en 2007 par une débâcle financière. Fin 2008, les CFF ont lancé un appel d’offres international de collaboration visant le rachat de CFF Cargo par une grande entreprise étrangère (DB, SNCF) sous la forme d’une participation à hauteur de 49.9%.

Problématique actuelle

Fin 2008, le Conseil fédéral s’est engagé devant les deux chambres (Conseil national et Conseil des Etats) de mettre en consultation en 2010 – soit avant, soit après la pause de cet été ! – un message à l’intention des Chambres fédérales portant sur le programme 2030, censé répondre à la question: où seront réalisées les investissements, lesquels et avec quel financement ?

Cette décision a été prise, parce que les parlementaires ont compris que le système de financement en vigueur des chemins de fer ne suffira pas à assurer l’avenir tout en ne réussissant pas à se mettre d’accord sur les modalités nouvelles de financement à introduire.

Depuis lors, on observe officiellement un silence radio sur la question et chaque opérateur s’emploie, dans les faits, à tenter d’infléchir le débat et la réalité dans un sens favorable aux solutions qu’il préconise, en exploitant toutes les ressources à sa disposition. Or, le nombre d’opérateurs est particulièrement important dans ce domaine. Il y a en effet:
• Le Conseil fédéral, responsable du budget de la Confédération.
• Le Département et le service responsables de la politique des transports et de la surveillance administrative du rail [5].
• La direction des CFF et son directeur allemand très médiatisé, Andreas Meyer.
• Les partis politiques et leurs parlementaires, tous acquis sur le fond à l’objectif de la libéralisation.
• Les gouvernements cantonaux, essentiellement préoccupés d’attirer les investissements «chez eux».
• Les syndicats, dont notamment le SEV [6], avertis, bâillonnés, hyper- collaborationnistes.
• L’Union des transports publics (UTP), un lobby institutionnel qui a des compétences tarifaires et est géré par le socialiste Peter Vollmer
• Les organisations éco–pro transports publics: ATE et «Initiative des Alpes»
• Les lobbies de la bagnole dont notamment le puissant Touring Club Suisse (TCS).
• La faîtière des associations patronales: Economiesuisse.
• Les médias

Il est indispensable d’avoir en tête cette situation d’attente active avant une période proche, promise à des décisions incisives, si l’on veut comprendre les événements qui ont jalonné l’actualité récente dans le domaine des transports ferroviaires.

Chronologie des 8 mois passés

Dans le domaine des transports ferroviaires, les événements se succèdent à une cadence rapide, mais en ordre dispersé. Et la presse informe sur ce thème au coup par coup. En dehors d’un cercle restreint de spécialistes, le public ne peut saisir les lignes de force des opérations en cours ou en préparation. Le tableau s’éclaircit, si les différentes pièces du puzzle sont mises bout à bout dans un ordre quelque peu intelligible. Pour y parvenir on distinguera, ci-après, entre démarches concrètes et démarches politico-institutionnelles.

Démarches concrètes

Dans ce domaine, la Direction des CFF est à l’initiative:
• Le 12 juillet 2009 Andreas Meyer a suscité un grand émoi en menaçant d’introduire des sanctions salariales en cas de retards des trains.
• En septembre 2009, il a fait le bilan public de l’année écoulée: côté trafic voyageurs ça va bien, côté trafic marchandises ça va mal.
• Peu après, il a réclamé 300 Mio/an de plus que prévu dans le contrat de prestations qui lie les CFF aux autorités fédérales, cela pour l’entretien du réseau et un meilleur accueil dans les gares.
• Le 24 septembre on a appris que les gares de triages seront restructurées: 54 emplois sur un total de 750 seront supprimés.
• Le 30 octobre, le quotidien Le Temps publie les chiffres suivants relatifs aux investissements pour le rail d’ici 2030 en milliards de francs: entretien du réseau 1.8; matériel roulant 20.0; programme ZEB 5.4; rail 2030 12.0 – 21.0; donc un total allant de 39,2 à 48.2 millions.

• Le 6 novembre 2009 on a appris que la Direction des CFF a décidé d’abandonner les compartiments silencieux en 2e classe et qu’une taxe de 5 francs sera perçue sur les billets à l’étranger d’un prix supérieur à 25 francs.

Bref, la Direction des CFF émet simultanément deux messages contradictoires. Vers le «haut» (Conseil fédéral, parlement): donnez-nous les moyens ! Vers «le bas» (personnel, usagers): vous ne serez pas épargnés !

Fin novembre, l’OFT (Office fédéral ds transports) annonce que 2,7Mia – de ZEB 2 – ont été débloqués pour une foule d’améliorations du réseau, des gares et de l’offre de sièges. Message: sur le terrain ça avance !

Le 1er décembre 2009, le nouvel horaire généralise la cadence de 30 minutes sur le réseau principal. Les innovations sont minces, l’accueil est prudemment favorable. Andreas Meyer annonce que sur la ligne particulièrement chargée reliant Lausanne à Genève l’offre sera augmenté de 20% d’ici 2012

Le 16 décembre 2009, le Conseil fédéral décide de renoncer à toute augmentation des ressources allouées aux CFF en 2011 et 2012 dans le cadre du mandat de prestations. Les travaux d’entretien devront donc attendre. Message: la lutte contre les déficits publics prime au niveau fédéral!

Depuis décembre, les salariés des chemins de fer sont dans le collimateur:
• Le 22 décembre les négociations salariales menées dans le cadre de la CCT entre la direction des CFF et les organisations syndicales (SEV, Transfair, VSLF et ACTP [7]) échouent. Les syndicats ont réclamé 0.6% d’augmentation générale. Les CFF ont offert 300 francs par personne, plus 0,4% de la masse salariale couvrant un tiers des promotions. Le Tribunal arbitral tranchera. Message au personnel: la position patronale se durcit.
• Le 22 janvier 2010 tombe l’annonce de la suppression de 300 postes à la division Infrastructure. Le SEV regrette en annonçant qu’il accompagnera le projet. Message au personnel: personne ne vous défendra.
• Le 26 janvier 2010, les CFF annoncent que les activités de conseils aux voyageurs par téléphone seront concentrées d’ici juin 2011 dans le call-center de Brigue. Les filiales de Zürich, Genève et Lugano disparaîtront, les 50 collaborateurs concernés se verront proposer un nouveau poste dans leur région, 31 postes à plein-temps seront transférés à Brigue.

Pour comprendre ce qui relève des rapports de travail au sein des CFF, il faut savoir que convention collective de travail (CCT) qui les régit arrive à échéance fin 2010. La partie patronale ne manquera pas d’attaquer à cette occasion les quelques acquis subsistants du temps de la régie fédérale. Les syndicats font mine d’ignorer l’échéance. A la manifestation syndicale de l’Union syndicale suisse (USS), de septembre 09 à Berne, le SEV a fortement mobilisé, en omettant toutefois d’invoquer l’échéance du renouvellement de la CCT.

Début 2010, la direction des CFF commence à s’en prendre aux usagers:
•            Le 15 janvier 2010 on apprend que l’Union des transports publics (UTP) a décidé d’augmenter en décembre 2010 les billets et abonnements de trains, de bus et de bateaux de 6,4% en moyenne et les billets ordinaires de 3,4%; hausse forte de l’abonnement général et du ½ tarif de 2 ans. Première augmentation depuis 3 ans, bénéfice escompté: 150 Mio. Ne sont pas touchés les prix de bus des villes et agglomérations régis par des accords tarifaires. Il faut savoir qu’une procédure de consultation précède ce type d’augmentation bâillonne les opérateurs impliqués, ATE compris. Par ailleurs, des projets de différenciation des prix des billets et/ou de l’abonnement général en fonction de la variation de fréquentation des trains sont à l’étude. Introduits ailleurs en Europe, ces systèmes exercent un puissant effet négatif sur l’attractivité du rail. Le 4 novembre, le conseiller fédéral Moritz Leuenberger (PS) s’est prononcé en faveur de billets plus chers aux heures de pointe.
• Le 25 février 2010 les CFF annoncent avoir décidé de réduire l’attractivité des cartes journalières à bas prix que les Communes peuvent acquérir depuis 2003 auprès des CFF pour diffusion à leurs habitants. Ils ne seront plus valables tout le jour, mais uniquement à partir de 09.00 du matin. C’est le tollé général, mais les CFF ne reculent pas.

Le message qui se dégage de ces deux décisions est clair: personne ne sera épargné, les usagers des CFF aussi passent à la caisse.

Dans le domaine des transports de marchandises, le brouillard est aussi en train de se lever ces derniers temps:

• Une étude de l’Université de St. Gall, commanditée par l’OFT et révélée le 17 août 2009, démontre que la crise affecte le rail plus que la route. Pour le transit alpin, la baisse entre 2008 et 2009 est pour les premiers six mois de -20,6% pour le rail et de -14% pour la route, faisant passer la part modale du rail de 63% à 61%. La raison serait double: les grands clients du rail (automobiles, chimie) sont très affectés par la crise et les prix sur route baisse plus facilement en raison de frais fixes moins importantes. La Confédération réagit en augmentant temporairement le subventionnement des transports de marchandises par le rail.

• Le 17 décembre 09 la Direction des CFF annonce que l’appel d’offres de collaboration internationale avec «CFF Cargo» qu’elle avait lancé fin 2008, a échoué, la SNCF et la DB ayant pour finir renoncé à présenter leurs candidatures en raison de la situation conjoncturelle.

• Le 1er février 2010, la Direction des CFF annonce vouloir démanteler «CFF Cargo» avec des suppressions de postes non précisées à la clef. «CFF Cargo» concentrera son activité propre sur la Suisse en standardisant les prestations offertes et en essayant de conclure pour l’import/export des accords de collaboration avec la DB et/ou la SNCF. Le but déclaré est de renouer avec les chiffres noirs fin 2013. Les activités internationales seront concentrées sur l’axe nord-sud européen et transférées à une société nouvelle dont le domicile reste à définir – et dont le statut et les objectifs ne sont pas été précisés…

Comment interpréter ces décisions ?  Pour le secteur international, elles semblent annoncer le début de la fin. Pour le secteur indigène, l’objectif est d’être plus attractif à la sortie de crise afin de pouvoir lancer à ce moment-là un nouvel appel d’offres de collaboration à l’adresse de la DB et/ou la SNCF.

Démarches politico-institutionnelles:

Au printemps 2009, l’ATE avait lancé l’initiative «pour les transports publics», bénéficiant du soutien du SEV. Son but: augmenter la part des taxes et surtaxes sur les carburants attribuée aux transports publics des 24% actuels à 50%. Il en résulterait un apport de 1682 Mio/an à disposition des transports publics au lieu des actuels 886, soit 796/an de plus. Le nombre de signatures a dépassé, le 28 février 2010, 150’000, d’après le site de l’ATE, mais la récolte continue. Cette initiative a d’abord une fonction politique: démontrer que les transports publics bénéficient toujours de l’appui de la population. Mais il ne faut pas négliger sa portée concrète. L’apport financier que procurerait son acceptation en votation populaire serait appréciable quoiqu’insuffisant eu égard aux besoins; mais ses effets seraient tardifs, car la transformation d’une initiative fédérale en mesures concrètes prend en général des années dans ce pays.

•Le 24juin 09, le DETEC (Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication) avait mis en consultation le deuxième paquet de la Réforme des chemins de fer 2 [8] qui propose deux nouveaux pas en direction d’une libéralisation accrue du rail:

• Des entreprises tierces telles que la Migros exploitent déjà des sillons du réseau de chemins de fer pour le transport de marchandises. La responsabilité pour l’attribution de tels sillons incombe aujourd’hui à une société par actions mise sur pied par les entreprises de chemins de fer suisses, avec une répartition des pouvoirs au prorata de leur poids respectif. La réforme des chemins de fer 2 prévoit de transférer cette responsabilité à un institut de droit public autonome par rapport aux entreprises de chemins de fer, qui travaillerait sous sa surveillance. L’unique objectif invoqué à l’appui de ce changement structurel est d’améliorer la compatibilité du système suisse avec les directives de l’Union européenne. Ce serait effectivement un pas vers la séparation entre l’infrastructure ferroviaire et les entreprises de chemins de fer.

• La réforme des chemins de fer 2 propose d’instaurer une obligation d’organiser un appel d’offres public lors de toute attribution d’une concession dans le domaine des bus régionaux et du trafic ferroviaire régional. Le but officiel est de généraliser dans ces secteurs d’activités la mise en concurrence des entreprises.

La droite a immédiatement salué ces propositions, tout en affirmant qu’elles sont trop timides. La gauche parlementaire, les Verts et l’Union des transports publics freinent modérément, en affirmant: la concurrence a du bon, mais le projet de réforme va trop loin.

Au début novembre 2009, le DETEC publie une étude globale de l’infrastructure suisse des transports. Cette étude comporte d’une part des prévisions de croissance du trafic sur la route et le rail:

2030 Transport de personnes Transport de marchandises
Route + 20% + 35%
Rail + 45% + 85%

Elle avance d’autre part trois propositions pour le financement futur des CFF:
• Différencions la billetterie en fonction du coût .
• Créons une entreprise de l’infrastructure ferroviaire séparée des entreprises de chemins de fer.
• Introduisons du public private partnership (PPP) dans le financement des projets de construction des CFF sous la forme de prêts accordés par l’économie privée.

Le thème d’une augmentation de la TVA n’y est pas évoqué dans le document.

Les réactions à la publication de ce document serviront de base au message du Conseil fédéral sur le programme 2030, dont la publication doit intervenir prochainement et dont le sort décidera des chemins de fer suisses.

Sentant qu’il n’y aura pas pour tout le monde, certaines régions urbaines (surtout autour de Zürich et dans l’Arc lémanique) ont commencé à s’associer en cours d’année pour assurer le préfinancement de projets de chemins de fer concernant leur région, sous la forme de prêts, sans intérêts, accordés aux CFF. Le 1er décembre 2009 la Direction des CFF a annoncé qu’une convention de préfinancement lémanique serait imminente. Selon la Neue Zürcher Zeitung du 11 février 2010, le canton de Lucerne aurait choisi une autre voie. Pour s’assurer la réalisation de la gare souterraine prévue il aurait proposé tout simplement de prendre à sa charge le tiers des 1,5 milliards que coûtera cet investissement.

Le 10 février 2010 on apprend que les CFF investiront 20 milliards dans l’achat et la transformation de trains. Le 11 février 2010 deux spécialistes des chemins de fer de l’EPFZ, Ulrich Weidmann et Jost Wichser, plaident pour concentrer le programme des investissements au cours des années à venir en priorité sur les deux axes Nord-Sud (Chiasso-Bâle) et Est-Ouest (St. Gall – Genève)

Le 20 février 2010 la direction des CFF publie les résultats d’une étude sur les besoins d’entretien et de rénovation de l’équipement ferroviaire du pays qu’elle avait commandé en avril de l’année passée à un bureau de conseil d’entreprises. Elle met en évidence que 6 milliards supplémentaires devraient être investi dans ce domaine jusqu’en 2030 par rapport aux dépenses actuellement prévues. Tout le monde comprend que le message s’adresse aux politiques qui devront se prononcer ces prochains mois sur le programme d’investissement 2030 et les mesures à prendre pour assurer son financement.

Le parlementaire démocrate-chrétien et spécialiste des transports, Peter Bieri du canton de Zoug, lâche le mot: on s’achemine vers un choix entre dépenses d’entretien et augmentation de l’offre de prestations ! Economiesuisse appelle a décréter un moratoire sur le deuxième volet du programme.

Le 26 février,le chef du département fédéral des finances, Hans-Rudolf Merz, présente un programme d’économie budgétaire qui prévoit parmi d’autres mesures une réduction drastique du soutien fédéral au transport ferroviaire régional. Sur 1300 lignes 175 seraient privés de la manne fédérale, les obligeant à cesser leur activité si les cantons ne viennent pas à leur secours.

Bilan et perspectives

Le récit des événements de ces derniers mois ne laisse aucun doute. Les transports ferroviaires suisses approchent une zone de tempêtes aux conséquences incalculables. Rail 2000 a été un succès. Les usagers ont répondu à l’appel et leur accueil positif engendre des obligations pour la suite, qui dépassent très largement les ressources financières mises «à disposition». Comme les partis politiques majoritaires de ce pays refusent d’abolir les privilèges fiscaux accordés aux grandes fortunes et que la crise économique et le soutien à l’UBS a vidé les caisses publiques, le débat politique sur la manière de résoudre le problème posé ne peut porter que de mauvaises solutions «publiques»: soit les Chambres fédérales renoncent à satisfaire une partie de la demande, soit elles acceptent que la qualité de l’offre soit entamée, soit elles décident de reporter la charge sur les usagers et les citoyens par le biais de la billetterie ou de la TVA.

On sait déjà que le résultat du processus de décision qui sera lancé avec la publication annoncée du Message du conseil fédéral sera un panachage entre les trois. On aussi déjà que la discussion sera envenimée et qu’elle offrira de multiples occasions aux chantres de la libéralisation et de l’ouverture du secteur au capital privé pour faire passer des éléments capitaux de leur stratégie.

Bref, «Rail 2030» sera décidément d’une autre nature et d’un autre calibre que ne l’était Rail 2000. Concrètement, les axes suivants se profilent d’emblée à l’horizon:
• Alignement accru sur les principes dictés par l’UE: vers la séparation entre l’infrastructure ferroviaire et entreprises de chemins de fer et une ouverture accrue à la concurrence;
• Ouverture du financement au capital privé (PPP);
• Abolition du service public aux usagers: suppression de la billetterie uniforme et réduction importante la desserte territoriale (par trains et bus);
• Report accru des charges sur les usagers par le biais d’une réforme de la billetterie et d’une augmentation de la TVA;
• Flexibilisation et dégradation des conditions de travail du personnel;
• Lâchage définitif du transport des marchandises.

Mais il serait faux de croire que les jeux soient définitivement faits. Les opposants à une politique d’alignement sur l’UE ont en effet quelques atouts dans leur manche. En Suisse, le service est encore bon dans les transports publics. Le rail est reconnu comme un levier du programme de protection de l’environnement, il a encore la cote et il est défendu par des organisations actives.

Le problème est que ces organisations sont bâillonnées par des procédures de concertation auxquelles elles participent et qui les amènent à opter pour des positions «réalistes» en accord avec les rapports de force au sein du système institutionnel. De plus, elles ont des positions ambiguës face à la libéralisation. Enfin, elles travaillent dans une optique de division entre tâches sectorielles et appliquent le principe de la non-ingérence dans les affaires des autres. A l’ATE: les transports urbains; à l’Initiative des Alpes: le transfert de la route au rail du transport des marchandises; à l’Union des transports publics: la répartition modale entre transports publics et privés; et aux syndicats: les conditions de travail des employés… Cela les rend dépendants de la stratégie de libéralisation des secteurs du capital et du jeu institutionnel. Cela plombe le débat sur un programme d’ensemble alternatif au sein des animateurs de la résistance.

La population sent pourtant assez clairement que la dynamique en cours est néfaste pour les usagers et l’environnement et va à l’encontre du credo écologico-social affiché par les autorités. Elle le comprendra encore bien mieux dans les mois et années à venir lorsque le programme Rail 2030 sera dévoilé, débattu et mis en œuvre.

Or, les forces disposées à promouvoir une résistance portée par les usagers et les salariés à partir de positions plus radicales se comptent pour le moment sur les doigts d’une main et la Suisse n’est pas seule dans ce cas. Dans les pays de l’Union européenne également les forces de résistance sont largement minoritaires et dispersées.

Vers la mise en place d’un réseau à l’échelle européenne !

C’est tout l’intérêt de l’Atelier sur la privatisation des transports publics tenu à la fin du mois de janvier à Bâle dans le cadre de l’Autre Davos 2010, d’avoir permis d’entrevoir une perspective plus prometteuse en dépit de ces conditions d’ensemble plutôt défavorables.

Les interventions ont montré que des actions et une réflexion sur des positions de fond est en cours dans différents pays européens. Activités et réflexions qui mériteraient d’être approfondies, amplifiées et développées en réseau à l’échelle européenne, en offrant une plateforme pour l’échange d’expériences et de réflexions, pour la construction d’actions et de structures de solidarités qui dépassent les cadres nationaux et qui réfléchissent à un programme de politique publique alternative à la stratégie de privatisation mise en œuvre par l’Union européenne. Les conséquences néfastes que cette dernière déploie non seulement dans les transports ferroviaires, mais dans l’ensemble de ce qui relevait jusqu’à présent encore plus ou moins des transports publics, sur le plan du service aux usagers, des conséquences sociales et de la protection de l’environnement, sautent aujourd’hui aux yeux d’une part croissante des salariés et des usagers. Il suffirait que l’initiative soit prise pour concrétiser cette perspective et faire un pas en avant qualitatif sur la voie d’une défense des salariés et des usagers qui s’appuie sur leur capacité d’auto-organisation.

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 1 Fond des transports publics (FTP) et Zukünftige Entwicklung der Bahn (ZEB), programme comprenant la fin du programme «Rail 2000» et les nouvelles transversales alpines

2 Deutsche Bahn

3 Société Nationale des chemins de fer français

4 De plus, les CFF ne sont pas seuls à contrôler cette position. En effet, BLS (pour Bern, Lötschberg, Simplon), l’entreprise de chemin de fer privée la plus importante du pays, travaille déjà sous contrat pour la DB – tout en étant par ailleurs subventionnée par Berne…

5 soit le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication DETEC, dirigé par le Conseiller fédéral socialiste Moritz Leuenberger) et l’Office fédéral des transports OFT

6 Schweizerischer Eisenbahnerverband

7 Abréviations des quatre organisations signataires de la CCT

8 La réforme des chemins de fer 1 date des années 1990. La réforme des chemins de fer 2 est pendante depuis un premier refus par les Chambres fédérales le 3 octobre 2005.

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