L’enfer des vivants n’est pas une chos à venir; s’il y en a un c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons en vivant ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart: accepter l’enfer, en devenir une partie au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continu: chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. (Italo Calvino, Le città invisibili, 1972) [1]
Je suis un enseignant de l’école secondaire. J’ai été nommé enseignant titulaire cette année grâce au concours national ouvert en 2012. Oui, c’est le même concours qui aurait dû être interdit mais qui a permis à des gens comme moi de prendre la place d’autres enseignants avec beaucoup d’années d’enseignement et qui ont travaillé beaucoup d’année avec des contrats temporaires. Il s’agissait d’un concours injuste, par le biais duquel j’ai injustement été admis à l’école [2]. Pour «l’amour de dieu», je n’ai en aucune mesure été recommandé par quelqu’un d’autre. En effet, j’ai fait mes études à l’Ecole de spécialisation pour l’enseignement secondaire (SSIS) et j’ai passé tous les examens nécessaires pour devenir enseignant. J’ai donc fait tout ce qu’il faut pour être un enseignant. Toutefois, ce concours a été comme un soufflet lancé au visage de milliers d’enseignant•e•s. Quel type de relations entretient ce concours avec la grève de l’école, le 5 mai 2015? Il y en a beaucoup. [Voir l’article sur ce site en date du 15 mai 2015]
J’ai moi-même fait grève contre le projet de «Bonne école » de Renzi. En effet, presque tout•e•s les einseignant•e•s on fait grève mise à part Agnese, la femme de Renzi [3]. J’ai fait grève, j’ai lu le projet de «Bonne école», je connais ses points critiques, mais je ne l’ai pas encore compris. Je suis conscient des différentes attaques contre l’école publique prévue par ce document, mais je n’arrive pas à saisir la logique de fond qui se cache derrière ce projet. J’essaie de le faire maintenant, au moyen de cette lettre.
• Premier point, les embauches. L’attaque la plus virulente, lâche et infâme, du gouvernement Renzi concerne les embauches, à savoir, les quelques 148’000 nouvelles embauches promises en septembre 2015 qui sont devenues 100’000 dans le projet de loi. L’Etat est contraint d’embaucher tous les précaires qui ont travaillé au moins 36 mois consécutifs dans l’école. Bien sûr, n’importe qui doté de logique, d’honnêteté et de bon sens ne pouvait qu’accueillir positivement ce point, avant même que la Cour de Justice Européenne ait dû prononcer sa sentence vis-à-vis de l’Italie [4]. Mais le président du Conseil – membre du Parti démocrate (PD) qui, historiquement, compte parmi son électorat un nombre important d’enseignant•e•s – a sorti un lapin de son chapeau. Il prétend adopter une mesure, par le biais de sa «réforme», que le gouvernement italien était déjà contraint d’adopter. De plus, il insère dans cette «réforme» d’autres éléments qui personne n’a réclamés et qui ne sont même pas souhaitables. Par exemple, la mesure qui peut être ainsi résumée en paraphrasant un mot d’ordre fort connu: «Tout pouvoir au directeur de l’école!»
En somme, il s’agit d’un véritable chantage: si tu veux être embauché, tu dois te soumettre au directeur-patron, aux augmentations salariales basées sur le mérite et, pourquoi pas, tu as le droit aussi à des gifles! Cela en dépit d’une sentence qui affirme que les pratiques de l’État italien en la matière sont opposés aux lois européennes…
• Le deuxième point concerne le directeur-manager de l’école. Ce point est facile à résumer: les directeurs auront le pouvoir de décider qui peut et qui ne peut pas enseigner dans «leurs écoles.» Le destin des enseignants qui sont «refusés» est incertain et flou. Dans la pratique, il s’agit d’éliminer les droits acquis jusqu’ici, d’anéantir le pouvoir des organes collégiaux et de centraliser les pouvoirs dans les mains d’une seule personne. Tout cela avec l’argent de nos tous. L’argument classique pour justifier une telle mesure est de dire que le directeur devra rendre compte de son travail. Par exemple, il devra expliquer un nombre trop élevé d’élèves qui ont échoué. Comme si une école qui «n’exclut» (pour échec) plus aucun élève serait automatiquement une «bonne école»!
Ces éléments expriment la logique «de pacotille» se cachant derrière ces mesures, celle qui – soumise l’idéologie d’entreprise – considère que les étudiant•e•s sont comparables à des pièces fabriquées en usine. Suivant cette logique, la présence de moins de «pièces défectueuses» est synonyme de qualité. La logique de fond du projet de Renzi apparaît dès lors plus claire: les directeurs ne sont pas ce puissant lobby qui a fait pression pour recevoir plus de pouvoir. Il y a bien sûr des directeurs très capables et d’autres catastrophiques. Mais le problème n’est pas là. Derrière cette rhétorique, il y a l’idée que l’école ne peut pas être (et cela en aucune mesure) un terrain «préservé» des effets systémiques de l’accumulation du capital selon lesquels chaque résidu de collégialité, de démocratie et de droit doit être éliminé pour laisser le champ libre à l’entrée des privés dans l’école. Ceux-ci imposent leurs conditions: main-d’œuvre gratuite par le biais des nombreuses formes de stages, projets coûteux et insensés, promotion de produits spécifiques (livres de textes choisis, matériel scolaire, etc.)
• Suivant cette logique, ces mesures se justifient pour le fait que l’école ne sert plus à rien. Elle ne sert pas aux étudiant·e·s car elle contribue de moins en moins au développement d’une conscience libre, autonome et critique; elle ne sert pas audit marché du travail car pour être exploité il n’est pas si important de savoir beaucoup des choses. Elle ne sert pas aux patrons car ils ont d’autres types d’écoles pour se former, eux et leurs enfants! La voie est donc ouverte pour l’entrée des capitaux privés dans l’école. Il y aurait toujours des possibilités des profits dans l’école et les enseignants qui voudraient s’opposer ou ne pas se conformer à ces logiques seront simplement expédiés à la maison.
Dès lors, que fait-on dans cette situation? [Comme le dit Calvino] il ne faut pas «accepter l’enfer, en devenir une partie au point de ne plus le voir». En revanche, il faut «chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.» L’école est pleine de personnes dotées d’une énorme capacité professionnelle et de conscience qui cherchent de mener à bien leurs propres tâches en dépit de la dégradation des conditions de travail. Il y a des personnes très formées qui continuent d’être humiliées par une campagne qui essaye de remettre en cause leurs compétences professionnelles dans le but de valoriser de moins en moins ces compétences et de réduire leurs salaires.
La vraie « bonne école » est constituée d’enseignant·e·s qui la font vivre. La bonne école est celle qui est descendue dans la rue [lors de la journée de grève nationale du 5 mai 2015] et qui a donné une gifle à un gouvernement qui pense que la réalité s’identifie avec les social network [5]. La bonne école n’est pas représentée par Twitter, mais elle est constituée par les communautés d’enseignants travaillant dans toutes les Régions d’Italie et qui cherchent à résister à cet enfer. La bonne école c’est nous tout·e·s. (Traduction A l’Encontre)
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* Lettre publiée sur le site clashcityworkers.org le 6 mai 2015.
[1] Italo Calvino (15 octobre 1923 – 19 septembre 1985) était un écrivain et partisan Italie, membre, dès 1943, des brigades garibaldiennes (les «Brigades rouges ») liés au Parti communiste italien (PCI). La traduction de ce passage est tirée d’une version française du roman traduit par Jean Thibaudeau: Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Seuil, 2002, p. 189. (Red. A l’Encontre)
[2] L’auteur fait allusion au grand concours national ouvert pendant l’été 2012 grâce auquel il a été embauché en tant qu’enseignant titulaire au détriment de beaucoup de collègues qui ont accumulé des années de travail précaire dans l’école et qui n’ont pas été embauchés. Pour une courte explication du système de recrutement dans le système scolaire italien, lire la note 8 de l’article publié sur ce site en date 20 septembre 2014 : (Réd. A l’Encontre)
[3] Agnese Landini, femme du premier Ministre Matteo Renzi, enseigne les lettres, l’histoire et le latin dans le gymnase Ernesto Balducci à Pontassieve, une commune italienne dans les alentours de la ville de Florence. Elle n’a pas participé à la grève des enseignants du 5 mai 2015, alors que dans son établissement on a enregistré une haute participation à la grève. Ce fait a été très médiatisé, mais Agnese Landini n’a pas fait commentaire. (Réd. A l’Encontre)
[4] A la lumière de la sentence de la Cour européenne de justice, la tentative de Renzi de présenter comme un «progrès» et un «point fort» de «sa réforme» l’embauche des précaires apparaît dérisoire. (Réd. A l’Encontre)
[5] L’auteur fait ici allusion à l’utilisation des «nouveaux médias» par Renzi. Outre, l’utilisation plus intensive des supports multimédias dans les écoles, Renzi promeut sa «modernité» par le biais des «communications» et «messages» via Twitter et par des procédures qui sont censées être participatives. Par exemple, une page internet www.labuonascuola.gov.it a été ouverte et elle accueille les propositions des internautes sur à son projet. En réalité, derrière l’apparente procédure participative et démocratique, le résultat est maigre: seulement 65’000 personnes ont participé via internet à ce type de procédure et ce mécanisme a été fortement critiqué par les enseignants et les structures syndicales. (Réd. A l’Encontre)
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