Entretien avec Sergio Grez
conduit par Hernan Soto
L’historien Sergio Grez, de l’Université de Chili, est un fervent partisan de la création d’une Assemblée constituante pour élaborer une nouvelle Constitution qui puisse impulser des transformations démocratiques permettant de se débarrasser du modèle néolibéral. Sergio Grez participe au collectif Forum pour l’Assemblée constituante, qui produit des «contributions théoriques et politiques pour donner un contenu concret à l’Assemblée constituante et dépasser les formulations générales». Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le mouvement social au Chili. Sergio Grez participera au Forum international à Lausanne les 20, 21 et 22 mai.
Le 15 mai, les organisations étudiantes du Chili ont organisé une marche nationale pour revendiquer une clarification concernant les projets de réforme de l’éducation promise par la présidente Michelle Bachelet, qui fait face à une crise politique intense (voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 6 mai). A Valparaiso, deux jeunes – Exequiel Borvarán Salinas, 18 ans, et Diego Guzmán Farías, 25 ans – furent tués par un homme qui affirma qu’il «défendait sa maison» contre des tags. La présidente de la Fédération des étudiant·e·s de l’Université du Chili,Valentina Saavedra, a déclaré: «La propriété ne peut valoir plus que la vie.» Une fois de plus, le gouvernement dit progressiste de Michelle Bachelet se trouve face à une mobilisation sociale qui est, outre cet assassinat, fortement réprimée par les forces de police. (Réd. A l’Encontre)
Quel est l’état de la mobilisation en faveur de l’Assemblée constituante?
La revendication d’une Assemble constituante a beaucoup progressé, surtout à partir de 2011, lorsqu’elle a été diffusée par le mouvement étudiant. Depuis lors les revendications pour une nouvelle Constitution et pour une Assemblée constituante ont été deux mots d’ordre de lutte. Les sondages montrent un soutien dépassant 60%. Le grand problème est qu’il n’existe pas de mouvement social ou politique qui soit à la hauteur de ce potentiel.
Une réforme constitutionnelle – et même une nouvelle Constitution – peut être réalisée sans Assemblée constituante, mais pour nous ce point est important. Dans l’histoire de notre pays il n’y a jamais eu d’Assemblée constituante.
Traditionnellement une commission, composée de membres pistonnés, était nommée pour préparer un avant-projet qui était ensuite ratifié par les dirigeants politiques dans le Congrès ou par un plébiscite convoqué furtivement, en l’absence d’un réel débat, de libertés publiques et d’un exercice du pouvoir constituant par le peuple. C’est ainsi que les choses se sont passées pour la Constitution de 1925, adoptée sous la coupe de l’inspecteur général de l’armée qui a soutenu le projet d’Alessandri Palma, et pour celle de 1980, imposée par Pinochet à un peuple captif.
L’Assemblée constituante est le meilleur outil pour obtenir une pleine expression de la souveraineté populaire avec la participation de tous les secteurs de la population citoyenne. Son rôle est de permettre – pendant une période donnée – l’étude minutieuse des différentes propositions émanant de représentants du peuple élus au suffrage universel sur la base d’un système proportionnel intégral. La Constitution forgée par ces représentants devra ensuite être plébiscitée.
Le Forum pour l’Assemblée constituante auquel je participe est un petit groupe qui s’applique à formuler des propositions concrètes et argumentées en vue de la convocation et du fonctionnement de l’Assemblée constituante. Notre collectif ne veut pas dépasser une douzaine de personnes. Notre but n’est pas d’hégémoniser qui que ce soit. Notre objectif est de contribuer à la création d’une Assemblée constituante démocratique, pleinement participative, qui garantisse l’exercice de la souveraineté populaire.
Nous pensons qu’il ne suffit pas d’élire démocratiquement les délégué·e·s ou les député·e·s constituants: il faut aussi veiller à leur représentativité. C’est la raison pour laquelle nous proposons un suffrage universel qui serait étendu y compris aux Chiliens vivant à l’étranger. Nous demandons qu’on élise des représentants dans des circonscriptions correspondant aux actuelles communes et selon un système réellement proportionnel, avec de possibles fusions de manière à contrebalancer le poids des communes les plus peuplées. Nous proposons également un mécanisme qui assure que la souveraineté populaire ne soit pas entravée, même par les députés constituants eux-mêmes. Nous proposons l’utilisation de quorums supra-majoritaires pour garantir la démocratie. De tels quorums supra-majoritaires (de 60 à 66%, mais ici des députés et sénateurs) ont été une invention de Jaime Guzman et de ses acolytes pour blinder le système actuel.
Nous proposons que la future Assemblée constituante fonctionne avec des quorums supra-majoritaires de deux tiers ou plus pour approuver ses positions pour éviter le fonctionnement de machines politiques en son sein; les questions sur lesquelles un accord supra-majoritaire ne serait pas atteint devraient être soumises à un référendum. Cela permettrait de réduire la possibilité de «petits arrangements». La Constituante n’est évidemment pas une panacée et elle ne sera pas composée par des anges, il faudra donc faire tout ce qui est possible pour qu’elle ne répète pas les travers actuels. En inversant le sens initial du mécanisme des quorums supra-majoritaires, nous les mettons au service de la démocratie effective et de la souveraineté populaire. Nous ne concevons pas le processus constituant uniquement comme le rassemblement et le fonctionnement de l’Assemblée constituante. Pour nous, ce processus doit s’enclencher bien avant, dans la base citoyenne et populaire. Dans le même ordre d’idées, le processus devrait se poursuivre pendant le fonctionnement même de la Constituante avec des débats documentés et avec ce va-et-vient de questions qu’il faudra soumettre à des plébiscites communaux, régionaux ou nationaux.
Par ailleurs, l’Assemblée constituante prendra en compte la situation des peuples originaires. La nouvelle Constitution devra déclarer que l’Etat républicain du Chili est plurinational, pluri-ethnique et pluri-culturel.
L’Assemblée constituante fonctionnera-t-elle en parallèle avec le Congrès et avec les institutions actuellement en vigueur ?
Elle fonctionnera en effet en parallèle et sans interférer avec ces institutions, de manière à prévenir des situations ingérables ou chaotiques. Etant donné la variété de thèmes à traiter, l’assemblée constituante devrait durer au minimum quelques mois, peut-être jusqu’à une année. Il s’agit d’un processus qu’il faudra continuer à soutenir jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution. Pour nous, la tâche fondamentale du processus constituant sera de stimuler le débat politique parmi les citoyens. Je parle là du processus constituant populaire, car il existe un autre projet constituant en gestation, géré de manière antidémocratique par la caste politique, éloigné du peuple. Cette tâche de débroussaillage doit permettre au citoyen ordinaire de percevoir le rapport entre d’une part son travail, son éducation, ses aspirations et ses problèmes et d’autre part la Constitution et par conséquent l’Assemblée constituante, l’objectif étant de déboucher sur une nouvelle Constitution qui réponde aux intérêts populaires.
Il faudra un important travail de diffusion et de propagande. Notre collectif, le Forum pour l’Assemblée constituante – en alliance avec la Fondation constituante 21 – est partie de l’idée qu’il était indispensable de réunir les forces pour permettre le fonctionnement d’une Ecole nationale de moniteurs et de Monitrices pour l’Assemblée constituante. Son objectif est de former des cadres constituants, des personnes capables d’expliquer simplement l’interrelation entre d’un côté la problématique qui affecte les différents secteurs sociaux et de l’autre la Constitution qui régit le pays. Nous ne sommes pas les seuls à entreprendre cette tâche. A Rancagua une expérience similaire est organisée tout comme à Curico. Ce n’est pas une tâche facile. Beaucoup de gens nous posent la question: «Quand allez-vous amener l’école dans notre ville?» Notre réponse est invariablement: «C’est à vous de créer les conditions nécessaires. Trouvez un local, réunissez un peu d’argent pour payer le voyage des enseignants (parce que nous n’avons pas des ressources venant de partis, d’ONG, de l’Etat ni d’institutions privées), motivez les gens, et de notre côté nous apporterons ce que nous pourrons.»
Comment sont désignés les moniteurs?
Ce sont en quelque sorte des «militants» de l’initiative Assemblée constituante. La grande majorité ne participent pas à des partis politiques, et la minorité qui y participe appartient à des collectifs qui se trouvent en dehors du duopole hégémonique (Concertation et Alliance). Nous essayons d’attirer des personnes qui se sont distinguées non seulement par leurs connaissances mais aussi par leur engagement dans la tâche politique de mettre sur pied une Assemblée constituante. Tout se fait de manière artisanale et créative, en utilisant nos propres ressources. Cela n’est pas facile, car beaucoup de personnes ont l’habitude d’être en position clientélaire d’attendre qu’on leur donne les choses. Or, nous ne voulons pas «donner», d’ailleurs nous ne le pourrions pas car nous n’en avons pas les moyens. Nous avons obtenu le local gratuitement, l’enregistrement se fait gratuitement et chacun paie ses déplacements et consacre le peu de temps libre qu’il a à cette tâche. Il s’agit d’une initiative militante dans le meilleur sens du terme. Nous sommes disposés à conduire l’Ecole à différents endroits, mais nous voulons surtout articuler cela avec les expériences locales ou régionales.
Quelles expériences ont été faites dans ce domaine dans d’autres pays?
Je ne connais pas d’autres expériences en ce qui concerne les écoles, mais des Assemblées constituantes ont fonctionné dans des cadres politiques très différents au Venezuela, en Equateur et même en Colombie. Les contextes étaient différents en ce sens que dans plusieurs de ces pays le processus constituant a reçu un important soutien de la part du gouvernement. Pour le moment c’est loin d’être le cas au Chili: le gouvernement a une orientation traditionnelle, et prévoit donc un pouvoir constituant contrôlé par les élites et dans lequel les citoyens n’ont qu’un rôle décoratif. Les «Assemblées citoyennes» proposées par certains, ou les «conseils citoyens» de Michelle Bachelet sont conçus comme des instances sans pouvoir et sans capacité décisionnelle, contrôlés par des opérateurs politiques; elles n’ont en aucun moment été définies comme étant des assemblées souveraines dont les décisions sont inaliénables.
Ce qu’il faut, c’est construire une importante force sociale et politique qui oblige la caste politique à céder et à donner la touche de légalité à la convocation d’une Assemblée constituante. En effet, dans le cadre légal actuel, la recevabilité d’un plébiscite est discutable. Certains argumentent que le fait que le gouvernement dispose d’une majorité dans les deux Chambres faciliterait les choses n’est pas non plus recevable, car le gouvernement de Concertation disposait déjà de cette majorité durant plus de deux ans à la fin du gouvernement de Ricardo Lagos (de 2000 à 2006) et au début du premier gouvernement de Bachelet et qu’il ne l’a pas fait. S’ils n’ont pas [convoqué une Constituante] c’est parce que la Concertation a été gagnée par le néolibéralisme. Maintenant, avec la Nouvelle majorité, la situation n’est pas fondamentalement différente, même si cette coalition pourrait agir plus facilement avec l’éventuel soutien des mouvements Amplitud et Evopolis. Il faut dire que la présence du Parti communiste dans l’alliance du gouvernement vise à contenir les mouvements populaires et à contribuer à la gouvernabilité plutôt qu’à un engagement à susciter de profonds changements. Au sein de la Nouvelle majorité, un important secteur de la Démocratie chrétienne, mais aussi d’autres partis, n’est pas disposé à procéder à des changements de fond. La prétendue majorité dans le Congrès ne l’est plus aux moments décisifs.
Une objection faite à la Constituante c’est le nombre élevé de délégués…
Le nombre de délégués serait très élevé si on utilisait la répartition par communes. Mais on pourrait le diminuer de manière significative en regroupant les petites communes voisines ayant des caractéristiques analogues dans des circonscriptions électorales communes. Il s’agit là d’un problème purement technique. D’ailleurs, serait-il vraiment si grave qu’une Assemblée ait entre mille et deux mille délégués, voire un peu plus? N’oublions pas que les délégués devront se répartir en commissions. En outre, avec les moyens de communication actuels, tout devient plus facile. Il serait même possible d’assurer une plus grande participation citoyenne en lien avec les changements de contexte.
Dans la Constituante participeront également des militants ou des sympathisants de partis qui disposent de davantage de moyens et de ressources publicitaires. Comment les indépendants et les sympathisants d’autres positions affronteront-ils ce défi?
Nous avons déjà dit que l’Assemblée constituante ne va pas transformer les «méchants» en «bons». L’Assemblée constituante est le meilleur terrain où les forces populaires et la majorité citoyenne peuvent exprimer des pétitions et des revendications, bien mieux qu’un groupe d’illuminés ou que l’actuel Congrès vicié par le système binominal et éclaboussé par les scandales de corruption. Les actuels parlementaires ne pourront pas participer à l’Assemblée constituante, laquelle fonctionnera en parallèle avec le Congrès. Par ailleurs, la campagne électorale pour élire des délégués à la Constituante devrait être marquée par l’égalité et l’austérité, l’égalité absolue pour tous les candidats, quelle que soit leur orientation, aussi bien pour la radio que pour la télévision et les autres médias. Les affiches seraient remplacées par la présentation de toutes les listes sur des panneaux dans les municipalités. Ainsi on parviendrait à équilibrer au moins en partie l’inégalité des ressources.
De toute manière, les forces politiques traditionnelles seront présentes dans l’Assemblée constituante, ce qui est juste puisqu’il s’agit de l’Assemblée nationale constituante. Il ne s’agit pas d’une Assemblée exclusivement des forces de gauche. L’Assemblée constituante doit avoir une légitimité nationale, car elle représentera tous les secteurs. Cela n’élimine pas le pouvoir de l’argent, mais au moins il le réduit.
Une autre question importante: puisque les partis vont participer à la Constituante, il faudra s’assurer que les indépendants, les mouvements sociaux et les forces de gauche extra-parlementaires soient également représentés, et que ces secteurs s’organisent auparavant dans une sorte de «petite Constituante», populaire, comme celle qui a existé en 1925, pour constituer un bloc de gauche autour de propositions concrètes qu’ils présenteront ensuite à l’Assemblée constituante nationale, et qui s’imposeront ou seront vaincues selon les forces qu’ils auront réussi à accumuler. (Publié dans l’hebdomadaire Punto Final, 1er mai 2015. Traduction A l’Encontre)
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