«La crédibilité de Syriza» et quel régime politique?

Par Panagiotis Grigoriou

Pour se rendre à Salamine [lieu d’une bataille navale qui, en 480 avant notre ère, a mis face à face la flotte des Athéniens à la flotte «du grand Roi» perse Xerxès, un désastre pour ce dernier] d’habitude on embarque à bord d’une navette rapide au Pirée, ou sinon, ayant un véhicule, on peut aussi opter pour les petits ferries au départ de Perama. Ces «garages ouverts flottants» ont une capacité de transport d’une centaine de voitures chaque fois, sauf qu’ils ne se remplissent plus comme avant.

La traversée durait dix minutes il y a encore un an, mais elle s’allonge de cinq minutes environ depuis l’été 2011, crise oblige! C’est à bord d’un de ces ferries durant une traversée par les eaux de la bataille navale historique, que le corps d’un homme a été découvert, il y a une semaine. Un fait divers rare, mais qui ne passionne plus les foules. Salamine la bataille, non plus. Le port ancien, devenu cimetière pour bateaux sous le monument solitaire, tout comme son site archéologique, restent à l’abandon, il y a déjà un moment avant le Mémorandum [les deux plans d’austérité – mai 2010 et février 2012 – qui accompagnent le renflouement de la Grèce ; en réalité de ses créanciers] .

On peut enfin embarquer à destination de Salamine par le port de Nea Peramos, plus à l’ouest, et beaucoup d’Athéniens ignorent cette sortie. Dans pareil cas, vaut mieux emprunter la vieille route, car on évite ainsi aussi le péage [le péage des autoroutes est élevé et doit s’étendre ; le refus de payer a été une des actions de désobéissance civile répandues], mais voyage dans le temps assuré! Apart deux passages à niveau abandonnés depuis longtemps, de même que la voie ferrée unique à l’écartement étroit, on passe aussi assez près d’une épave, à moitié sous l’eau, un ex-navire de croisière, dans son ultime passage par la baie d’Eleusis.

Il y a encore six mois, une entreprise spécialisée dans la démolition des navires œuvrait sur place, aujourd’hui, plus personne n’y travaille. Démolitions en Grèce sous la Troïka, mais tout ne serait pas imputable au FMI dans ce pays. Ainsi, et selon la presse, A. Venizélos (PASOK) en personne, dévoile par ses dernières déclarations, les tractations entre le patronat grec et les Troïkans: «c’est le patronat grec qui, prenant l’initiative, a expressément demandé à la Troïka à intervenir davantage dans le démantèlement en cours des conventions collectives restantes, certaines mesures même, issues du Mémorandum II, ont été suggérées par les patrons grecs». dépassant visiblement les ardeurs du FMI, (quotidien Avgi, proche de SYRIZA, 23 mai 2012).

Car, à part nos chômeurs, estimés en mai, officiellement à plus de 1,3 million et le repli de l’économie réelle, à plus de 6% cette année, tout n’est pas à l’arrêt. On travaille, par exemple, pour acheminer l’eau potable à Salamine depuis l’Attique, construisant un nouvel aqueduc sous la mer à Nea Peramos précisément.

La distance n’est pas longue et la traversée par bateau, dure sept minutes seulement. En semaine, ce ferry part pratiquement vide, sauf tôt le matin et en fin d’après-midi. J’ai compté à bord, quatre voitures, un camion et deux motos l’autre jour.

Les deux motards, après avoir posé leurs engins à l’ombre vers la proue du navire, se sont mis à commenter l’actualité. Non pas celle des dernières déclarations d’Alexis Tsipras sur «Hollandréou» [la contraction de Hollande et de Papandréou], mais la leur, plus… terre à terre: «Tu sais, à part mon boulot qui est en train de crever, je ne me sens pas en forme en ce moment, comme tout le monde, je me sens vidé, tellement je suis fatigué, et toi?» «Moi c’est pareil, mais je sais pourquoi, c’est à cause de ces avions qui répandent dans l’air des produits chimiques. Ils veulent nous rendre amorphes, inoffensifs pour le système, et si possible là en ce moment, avant et durant les élections de juin.». « Non, non, tu te trompes, ce n’est pas ainsi qu’ils agissent, je crois qu’ils mettent plutôt une quantité effarante de fluor dans l’eau potable.» « Sans blague, alors salut, on nous ouvre déjà, nous sommes arrivés.»

Salamine ne m’est pas inconnue. Une île calme par endroits, bien que près d’Athènes, ce qui peut aider, dans l’écriture d’un livre par exemple. Certes, la connexion internet est occasionnelle et les amis du blog m’excuseront d’une absence, également occasionnelle, mais en somme toute relative. Lisant leurs derniers commentaires, je remarque que la question désormais posée, autour du «problème de crédibilité» de SYRIZA devient récurrente.

A vrai dire, je ne sais pas si un tel programme de gauche radicale, qualifié par certains de «populiste et de non-réaliste», serait ainsi intenable, car irréalisable dans l’Union Européenne actuelle. On se demande même, si Tsipras ne suivrait pas les mêmes traces que le PASOK d’Andréas Papandréou, dans les promesses et «l’analyse irréaliste» de la situation actuelle.

C’est aussi l’avis de nombreux analystes en Grèce et ailleurs. Mais je pense que cette question devient désormais secondaire. Certes, SYRIZA serait en phase de devenir le premier parti politique, ainsi on sent bien cette lame de fond, comparable à celle de 1981 et du PASOK d’Andréas Papandréou, mais la comparaison s’arrête là.

Les «analystes maison» chez SYRIZA et ses cadres spécialisés, travaillent d’arrache-pied ces derniers jours. Un nouveau statut juridique a vu le jour [le statut de SYRISA comme parti a été déposé à la Cour suprême en vue l’échéance électorale du 17 juin ; ce qui permettrait que les 50 sièges distribués, à partir des «restes», lui reviennent ; si Syrisa reste une coalition, les 50 sièges sont attribués au parti qui arrive en second] et on s’y prépare dans l’arrière-cuisine. Néanmoins, sans trop savoir la teneur exacte en surprises dans le menu de demain.

Sous Andréas Papandréou, en 1981, nous étions assez bons vivants, naïfs et heureux de notre situation post-dictatoriale, sept années seulement après la fin de la dictature des colonels. En ce 2012, nous voilà ailleurs, dans la soupe de la bancocratie et les… carottes de nos propres errements. En somme et «en l’état», nous ne sommes, ni tout à fait bons, ni tout à fait vivants, mais au moins, nous ne sommes guère tout à fait naïfs non plus.

D’où la relative inefficacité du catastrophique véhiculé par les médias et les adversaires politiques de SYRIZA. N’ayant plus rien à perdre, nombreux sont les Grecs qui savent qu’à part SYRIZA, il n’y a plus rien, ni à espérer, ni à craindre.

«Alexis Tsipras peut ne pas être à la hauteur, mais nous n’avons pas d’autres en ce moment», se disaient entre eux deux habitants sur la côte-Est de Salamine ce matin. Les cargos mouillant au large comme décor immuable, les habitués de cette petite localité constatent avec amertume les dégâts des eaux de la dernière tempête anti-sociale.

Les cafés ne s’ouvrent désormais que durant le week-end, la plupart des tavernes aussi. Et tout le monde fait le deuil du temps d’avant, en attendant de réinventer collectivement, car ici aussi, on se débrouille comme on peut: «Je me déplace désormais sur mon vélo, je gagne peu, mon mari, Fanis, fait aussi de son mieux, il répare des toitures, des sanitaires ou l’électricité chez les gens. Samedi et dimanche, il fait le serveur à la taverne, au bout de la plage. Mais c’est dur. L’épicier vient de fermer définitivement… Mon Fanis pratique aussi la pêche maintenant. Il plonge, ainsi, il emmène assez souvent à la maison du poisson et de la poulpe. Il ne va pas tout seul, j’aurais peur sinon, la mer est méchante, mais en compagnie de deux cousins, installés depuis notre départ dans notre ancien logement, chez la vieille Olga. Elle va bien et je m’occupe toujours d’elle, je touche pratiquement moitié moins, c’est ainsi. Ah oui, avez-vous déjà vu notre nouvelle maison, nous sommes vraiment bien installées, nous y resterons de toute façon. Notre fille est née en Grèce, son univers est ici, je dirais que le nôtre aussi. Elle est scolarisée comme tous les enfants à l’école grecque, et ses résultats sont très bons, je vous avoue que même pour les vacances, elle préfère rester sur Salamine, plutôt que de se rendre au village, en Albanie. »

J’ai connu cette famille albanaise de Salamin, en 2008. A l’époque, ils réussissaient bien dans une polyactivité qui ne leur laissait aucun répit. Bâtiment, restauration, coiffure, soins à domicile, garde d’enfants, travaux agricoles. C’est ainsi qu’ils ont pu construire leur propre maison, après pratiquement vingt ans de labeur en Grèce. Plus débrouillards que de nombreux Grecs, ils sentent pourtant qu’en ce moment, c’est l’impasse pour tous.

L’impasse, encore l’impasse. Leur concitoyen, le journaliste albanais bien de chez nous, Niko Ago, installé et exerçant son métier en Grèce depuis plus de vingt ans est sur le point de se faire expulser car une «anomalie datant de quatre ans, figurant dans son dossier de cotisant au régime de la Sécurité Sociale, ne lui permettrait plus de rester ici. Les «autorités» lui accordent un délai d’un mois avant son départ». Manolis Anastasiadis, dans sa chronique parue au journal Avgi (23 mai) note «que c’est le serpent sorti de l’œuf qui est en train de nous mordre, commençant par notre confrère Niko Ago. Je demande l’intervention de l’Union des journalistes». Mais en réalité, on médiatise peu sur cette affaire.

Evangelos Vénizelos et Christine Lagarde...

Par contre, les dernières déclarations de Alexis Tsipras sur «Hollandréou» déchaînent une certaine presse systémique, c’est-à-dire toute la presse. Les journalistes «mémorandophiles» soulignent également «la portée symbolique» de la réception réservée par François Hollande à Evangelos Venizélos, le mardi 22 mai à Paris.

On n’en parle pas du tout sur Salamine de cette réception. Les cargos ayant jeté l’ancre au large de l’île en attente d’un affrètement ou bien de leur vente, allument toutes leurs lumières la nuit tombante. Spectacle beau, rassurant et paisible, aux antipodes de nos passions instituantes, SYRIZA ou pas.

« La philosophie politique a fait de l’histoire une histoire rationnelle – écrivait Cornelius Castoriadis […]. C’est la terrible illusion de la modernité. On peut d’ailleurs dater ce glissement, il a lieu vers 1750. Montesquieu savait encore ce que savaient les Grecs, Platon compris: qu’à chaque type de régime politique correspond un type anthropologique.» (« Thucydide, la force et le droit », pp 286-287).

Indéniablement, nous sommes en train de basculer vers un autre type anthropologique en ce moment, par un processus qui s’accélère, mais alors lequel? (23 mai 2012)

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