Etats-Unis. Grève chez Boeing «Pour un accord qui rompe avec dix ans de sacrifices»

Par Charles-André Udry

Alors que les 33’000 travailleurs et travailleuses de Boeing s’apprêtaient, le mercredi 23 octobre 2024, à voter sur la dernière proposition de la direction ayant trait à un nouvel accord contractuel établie le 19 octobre [voir l’article publié sur ce site le 22 octobre 2024], le PDG, Kelly Ortberg, se lançait dans une opération de «communication publique». Or, sa discrétion avait été de mise depuis qu’il avait pris ses fonctions, en août 2024.

Tout d’abord, selon les termes rapportés par le New York Times du 23 octobre: Ortberg a déclaré que «Boeing devait subir un changement de culture fondamental. Nos dirigeants, à commencer par moi, doivent être étroitement intégrés à nos activités et aux personnes qui conçoivent et fabriquent nos produits. Nous devons être présents dans les usines, dans les magasins de pièces détachées et dans nos bureaux d’études. Nous devons savoir ce qui se passe, non seulement avec nos produits, mais aussi avec notre personnel.»

Ensuite, il n’a pas manqué d’insister sur les résultats financiers trimestriels de l’entreprise, qui révélaient une perte de plus de 6,1 milliards de dollars. Il y a quelques jours, il avait déjà annoncé ses projets de réduire les effectifs du groupe de plus de 10%, soit quelque 17’000 salarié·e·s. Un double avertissement lancé aux grévistes qui devaient voter sur le projet d’accord qui était, en partie, le résultat d’une médiation de l’administration Biden, sensible aux effets de cette grève sur les contours de l’échéance électorale du 5 novembre. Il faut avoir à l’esprit que quelque 50% des plus de 150’000 salarié·e·s de la firme œuvrent dans des entreprises situées dans l’Etat de Washington. Et les fournisseurs régionaux sont aussi touchés.

Enfin, Kelly Ortberg a souligné que l’entreprise était en position de force, avec un carnet de commandes d’environ 5400 avions. Mais, s’adressant officiellement aux investisseurs – et dans la foulée aux grévistes – il mettait en garde que le redémarrage des usines sera délicat: «Il est beaucoup plus difficile de remettre les choses en marche que de les arrêter. Il est donc essentiel, absolument essentiel, que nous fassions les choses correctement. Nous avons mis en place un plan détaillé de reprise du travail et j’ai hâte que tout le monde revienne et que nous commencions à travailler sur ce plan.» (Natalie Sherman et João da Sivla, BBC-News, 23 octobre) Dans le même mouvement était diffusée une estimation d’Audrey Capital: «La grève leur [Boeing] coûte 100 millions de dollars par jour, de sorte que la trésorerie est vraiment épuisée… La situation devient vraiment grave pour Boeing.»

Autrement dit, la reprise doit se faire au plus vite et le vote en faveur de l’accord s’impose, ce 23 octobre.

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C’est dans ce climat médiatique que – en fin de journée du 23 octobre dans les six locaux syndicaux réservés à cet effet – 64% des travailleurs et travailleuse de «première ligne» de Boeing se sont prononcés contre l’acceptation de la dernière proposition présentée par l’employeur.

Jon Holden, président de la section 751 de l’IAM (International Association of Machinists and Aerospace Workers) et Brandon Bryant, président de la section W24 de l’IAM, à la suite du dépouillement du vote, ont publié le communiqué suivant:

«Le comité de négociation élu par les travailleurs et travailleuses n’a pas recommandé de voter pour ou contre cette proposition particulière. Après dix ans de sacrifices, nous avons encore du chemin à faire, et nous espérons le faire en reprenant rapidement les négociations. Il s’agit de la démocratie sur le lieu de travail – et aussi la preuve évidente qu’il y a des conséquences lorsqu’une entreprise maltraite ses travailleurs année après année. Les travailleurs et travailleuses états-uniens savent ce que c’est qu’une entreprise qui ne cesse de ponctionner. Les travailleurs et travailleuses de Boeing affirment qu’ils sont pleinement et fermement déterminés à faire le nécessaire pour rétablir la situation en récupérant la plus grande partie de ce qui leur a été pris par l’entreprise pendant plus d’une décennie. Dix années de privation ne peuvent malheureusement pas être effacées rapidement ou facilement, mais nous continuerons à négocier de bonne foi jusqu’à ce que nous ayons obtenu des résultats qui, selon les travailleurs, compensent de manière adéquate ce que l’entreprise leur a pris dans le passé.»

Brian Bryant a ajouté: «L’ensemble du syndicat IAM, avec ses 600’000 membres à travers l’Amérique du Nord, se tient aux côtés des membres du district 751 et du W24. Leur combat est notre combat – et nous soutenons leur décision de poursuivre cette grève pour l’équité et la dignité des travailleurs de Boeing. Les 33’000 membres des sections 751 et W24 de l’IAM travaillant chez Boeing dans l’Etat de Washington, en Oregon et en Californie cherchent à rattraper près de dix ans de stagnation des salaires et de nombreuses concessions acceptées au cours des négociations antérieures. Leur grève se poursuivra et le syndicat a déclaré qu’il prévoyait d’envoyer immédiatement à l’entreprise de nouvelles dates pour la poursuite des négociations.»

Jon Holden, conscient que la conjoncture politico-électorale particulière pouvait être favorable à une médiation en faveur des grévistes, a déclaré qu’il comptait demander à l’administration Biden «de continuer à aider les parties à trouver une solution». (Washington Post, 23 octobre 2024)

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Pour beaucoup de salarié·e·s qualifiés et présents chez Boeing depuis longtemps, le rejet de la proposition d’accord a été motivé, en particulier, par la perte de leur système de retraite à prestations définies (primauté de prestation dans le système des caisses de pension en Suisse). Ainsi Darryl Shore, qui a travaillé chez Boeing à différents postes depuis 1989, confiait au journaliste du New York Times, Niraj Chokski: «Comment s’attendre à ce que quelqu’un reste dans l’entreprise s’il n’y a pas de plan de retraite?»

Joel Rose, sur NPR (National Public Radio), rapportait aussi les réactions de travailleurs et travailleuses face au refus de la direction de répondre à la revendication concernant le régime de retraite. Il donne donc la parole à Kat Kinckiner, déléguée syndicale de l’usine de Renton dans l’Etat de Washington, dans laquelle Boeing assemble le modèle 737: «Lorsque nous avons perdu nos retraites, j’ai pleuré. C’était mon avenir. Et le fait de voir quelque chose supprimé de la sorte m’a dévastée.» Lors de la manifestation organisée à Seattle la semaine dernière, Kat Kinckiner et d’autres membres du syndicat ont clairement indiqué qu’ils souhaitaient rétablir le régime de retraite qu’ils avaient perdu il y a dix ans. «Je me souviens qu’à l’époque nous avions tous dit que nous n’accepterions pas le prochain contrat. “Cela n’arrivera plus. Pas à nous. Pas comme ça”.» La détermination était présente, même si la certitude d’obtenir une victoire à ce propos se faisait plus nuancée.

Keely Ortberg, le PDG, ne manque pas d’insister sur le fait que Boeing se trouve «clairement à la croisée des chemins». Cette formule pourrait de même être utilisée pour cette bataille syndicale et le futur des mobilisations syndicales aux Etats-Unis. En grève depuis le 13 septembre, dans une région où la hausse des prix (entre autres le logement, mais aussi l’alimentaire) est significative, certains grévistes articulent les journées de grève, de participation aux piquets, avec des emplois à temps partiel ou saisonnier. En 2008, lors de la grève qui avait duré 54 jours, ces possibilités n’existaient pas. La conjoncture économique, en termes d’emplois, est donc plus favorable aujourd’hui et conforte le rapport de forces.

Dans un des fleurons historiques de la production industrielle des Etats-Unis et des exportations – au-delà des problèmes de management et de la gestion court-termiste caractéristique de main-d’œuvre dans ses diverses composantes – cette grève a pour objectif de «réparer» les concessions acceptées par l’appareil syndical dans le passé. Ce qui constitue une analogie avec les mobilisations conduites par l’UAW (United Auto Workers) dans l’automobile. Il est à noter qu’aussi bien Shawn Fain de l’UAW que Jon Holden de l’IAM étaient présents lors de la dernière conférence du réseau syndical animé par Labor Notes. Néanmoins, la relance des luttes syndicales aux Etats-Unis n’en est qu’à une phase tout à fait initiale de récupération, après des décennies de recul. C’est à l’aune de cette réalité que doivent aussi être appréhendés les dangers que représente une élection de Trump, accompagnée par son lacis socio-politique, étayé sur l’ultra-réactionnaire «Project 2025» de l’influente Heritage Foundation. Il ne s’agit pas de renoncer à comprendre les traits dominants du Parti démocrate comme parti du Capital, mais de saisir, à l’intérieur des traits dominants d’une période, ce que représenterait pour le mouvement syndical états-unien actuel l’affirmation d’un pouvoir adoptant les déterminants d’une contre-révolution conservatrice. C’est aussi de cette façon que l’on peut, de même, resituer le sens de cette grève chez Boeing. (24 octobre 2024)

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