Entretien avec Sotiris Martalis
Les médias dominants, soit la quasi-totalité, présentent les élections européennes comme profilant deux camps: celui de la droite, avec un hypothétique président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, et celui de la «gauche» symbolisé par le social-démocrate Martin Schulz. L’ex-député européen français, centriste (de droite), présent à Bruxelles et Strasbourg de 1989 à 2007, Jean-Louis Bourlanges saisit en un trait cette prétendue compétition. Dans une page du Monde du 20 mai 2014, sous le titre «L’imposture euro-présidentielle», Bourlanges écrit: «D’un côté, un chrétien-démocrate luxembourgeois [Juncker] qui a passé sa vie à gouverner son pays avec des sociaux-démocrates. De l’autre, un social-démocrate allemand dont le parti gouverne à domicile avec des chrétiens-démocrates.»
C’est dans cette «compétition» que s’inscrit, en dehors de la Grèce, la liste Tsipras. C’est en Italie que s’exprime son centre de gravité, sous le slogan: «Une autre Europe avec Tsipras». Alexis Tsipras, le leader de la «majorité présidentielle» de SYRIZA, a été la vedette d’un meeting à Bologne, sur la place Maggiore, le soir du lundi 19 mai. En vedette américaine du meeting, Barbara Spinelli (fille d’Altiero Spinelli, 1907-1986, connu en Italie comme un «père fondateur de l’Europe») a tressé les louanges d’Alexis Tsipras en soulignant que, contrairement à des accusations le caractérisant comme un extrémiste, le Financial Times a écrit, dit-elle, que «Tsipras est un des peu à parler d’Europe de manière rationnelle» (Il Manifesto, 21 mai 2014). Dans les entretiens accordés à la presse italienne, Alexis Tsipras a indiqué que le président du Conseil Matteo Renzi «imitait la droite» (La Repubblica, 20 mai 2014). En même temps, il avouait au quotidien L’Unita, vecteur du Parti démocrate) qu’il chercherait «à soustraire Schulz du ceinturage des conservateurs» (20 mai 2014). Bourlanges a moins d’illusions. La structure du discours de Tsipras reposait sur une déclaration générique contre l’austérité et en faveur des «besoins des peuples européens fondés sur la démocratie et la solidarité». Alexis Tsipras fit montre de ses connaissances historiques: il rendit hommage dès le début de son discours à Palmiro Togliatti – le dirigeant stalinien caméléon du Parti communiste italien – et à Enrico Berlinguer, le héraut du compromis historique (1973), dont la commémoration de la disparition, il y a trente ans, suscite une vague d’articles et de livres en Italie.
Après ce détour italien, atterrissons en Grèce, un pays où les élections européennes, indépendamment du taux d’abstention, auront un impact sur la situation politique nationale sans comparaison avec d’autres pays membres de l’Union européenne. Avant la saison touristique, le Hellenic Republic Asset Development (TAIPED), l’agence de privatisation, a annoncé la vente de 110 plages, parmi les plus belles de Grèce. Cette mise à l’encan doit permettre de «rembourser les créanciers». Le pays est vendu et la population étranglée. Un exemple récent concrétise, du point de vue fiscal, ce qui découle du paiement de la dette. Des chômeurs, en stages subventionnés, disposant d’un revenu annuel de 4200 euros, doivent s’acquitter d’un impôt sur le revenu de 825 euros. Cela a suscité des réactions y compris des gazettes pro-gouvernementales. Le 18 mai, les électeurs et électrices devaient élire les instances communales et celles de 13 régions. Dans la région de l’Attique et dans la capitale Athène, les candidats de SYRIZA ont obtenu, au premier tour, un résultat significatif. A Athènes, Gavriil Sakellaridis est arrivé second avec 19,9% des voix, derrière Jorgos Kaminis, le candidat du centre (21,1%). Dans la région de l’Attique, Rena Dourou, lié à la majorité présidentielle de SYRIZA, a devancé le candidat sortant. Il faut avoir à l’esprit que dans le cadre des élections municipales et y compris régionales, l’insertion sociale et clientélaire traditionnelle – et particulièrement forte en Grèce – trouve une expression forte au plan des résultats. Le véritable test va être, au plan électoral, le résultat sortant des urnes à l’occasion des élections européennes du 25 mai.
Il faut toutefois relever, car cela mérite une attention soutenue, le résultat des candidats de l’Aube dorée néonazie. Dans la capitale, les néonazis ont obtenu 16,2% des suffrages; ils en récoltaient 5% en 2010. Un résultat qui en partie traduit la concentration des efforts de cette extrême droite néonazie dans la capitale, mais qui révèle aussi les effets polymorphes d’une crise sociale et politique d’une profondeur sans comparaison depuis la Seconde Guerre mondiale. A cela il faut ajouter les heurts au sein de la coalition de la Nouvelle Démocratie – aucun des deux candidats de la ND à Athènes et en Attique ne peut se présenter au second tour, une première depuis «la fin des colonels» en 1974 –, produit de l’orientation de droite extrême de Samaras qui lui a valu des oppositions publiques de personnalités connues du camp bourgeois.
Afin de disposer d’une grille de lecture de la campagne politique menée par la gauche de SYRIZA, nous publions ici un entretien avec Sotiris Martalis, membre de DEA, Gauche ouvrière internationaliste, de la direction du syndicat du secteur public (ADEDY) et membre du comité central de SYRIZA. (Rédaction A l’Encontre)
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A la veille des élections municipales, régionales et européennes, quels sont vos objectifs politiques?
Sotiris Martalis: Nous faisons face effectivement à trois scrutins de type différent. Mais nous appelons les électrices et les électeurs à envoyer le même message: une condamnation des partis – la Nouvelle Démocratie de Samaras, le Pasok de Venizelos et y compris Dimar qui apporte de fait son soutien au gouvernement – qui sont favorables aux Mémorandums de la Troïka et du gouvernement imposant une brutale austérité. Ces partis représentent l’alliance de la classe dominante nationale avec les «créanciers» internationaux. Une victoire politique de SYRIZA et une affirmation de toutes les forces de gauche participeraient de l’affrontement social et politique en cours en Grèce depuis quatre ans.
Bien sûr, l’échéance électorale qui sera le plus directement et le plus clairement un test pour les forces politiques est celle des élections européennes.
Au cours de la période qui précède les élections, il y a – disons que c’est normal – une «concurrence» entre les différents partis de la gauche. Je voudrais, pour cette raison, rappeler une expérience qui s’est reproduite plusieurs fois dans le passé, pour le moins depuis la chute de la junte militaire en 1974. Chaque fois qu’il y a un tournant politique marqué vers la gauche au sein de la société, il se traduit par un renforcement de l’ensemble de ses partis, courants et organisations. Les camarades du Parti communiste (KKE) – qui dénoncent avec violence SYRIZA comme le «principal ennemi» – et ceux d’ANTARSYA – la coalition qui plus d’une fois, à tort, présente SYRIZA comme un ensemble homogène politiquement – n’ont aucune raison de craindre un vote massif en direction de SYRIZA. Au contraire, chacun d’entre nous sera jugé selon la manière dont nous nous battrons face à l’ennemi commun, c’est-à-dire contre les forces gouvernementales, contre celles du capitalisme et de l’impérialisme…
Quel est votre but immédiat?
Renverser aussi tôt que possible la coalition gouvernementale de Samaras et Venizelos. Le nouveau «programme de mi-mandat» [un nouveau paquet de mesures d’austérité massives ainsi que «d’ajustements néolibéraux», qui a été adopté par le parlement le 30 mars] institutionnalise une série de mesures criminelles contre la classe laborieuse et le peuple grec. Ces forces ne doivent pas disposer du temps qui leur permettrait de mettre en pratique ce programme et y compris d’approfondir encore ses traits les plus terribles.
Une telle rupture politique mettrait un terme au processus de mise en œuvre des programmes d’austérité. Elle créerait les conditions nécessaires si ce n’est suffisantes pour les bloquer et engager une autre orientation socio-économique, de fait une rupture. Aux côtés de mes camarades du Réseau rouge et du Courant de gauche (Panagiotis Lafazanis), réunis dans la Plateforme de gauche, je fais partie des forces et des militants qui affirment avec passion que cet objectif doit être recherché par le biais des tactiques de résistance sociale à partir d’en bas.
Après le grand pic des résistances sociales en 2012, en particulier et plus clairement au cours des derniers mois de l’année, nous enregistrons une certaine fatigue sociale, un déclin dans la participation active à des luttes de masse, une attitude d’attente de solutions provenant du champ politico-électoral. Autant les appareils syndicaux que les directions politiques de la «gauche» institutionnelle ont une responsabilité dans ce développement.
Ce débat doit avoir lieu, mais il n’est pas prioritaire dans cette courte période antérieure aux élections européennes. Mon opinion est qu’en se débarrassant de la coalition gouvernementale de la Nouvelle Démocratie et du PASOK et en obtenant une victoire politique de SYRIZA, des secteurs de salarié·e·s pourront trouver un nouvel élan et initier de nouvelles luttes massives, car des ripostes fragmentées existent. Une victoire politico-électorale peut provoquer une vague d’espoirs. Elle révélera une force sociale qui est disposée à se battre pour ses revendications, pour qu’elles soient réalisées par un gouvernement de gauche. Cette force sociale sera probablement désireuse de se battre pour défendre un gouvernement de gauche répondant à ses besoins au cours de la confrontation inévitable avec la droite, la classe dominante du pays, ses divers instruments d’intimidation, et faire face au chantage des créanciers. Il y a évidemment une dialectique difficile à anticiper entre l’ampleur de la mobilisation post-électorale, les rapports de force politiques au sein de SYRIZA et au sein des forces de la gauche radicale au sens large.
Il a été démontré à de nombreuses reprises que le mouvement de masse en Grèce n’est pas une force «contrôlable». La direction de SYRIZA devrait avoir cela à l’esprit lorsqu’elle effectuera des choix déterminants pour l’avenir proche, options qui peuvent déterminer le caractère du gouvernement de gauche et sa politique.
Après tout, la classe dominante tient déjà compte de cela et c’est la raison – certes pas la seule, mais c’est la plus importante – pour laquelle elle se bat pour éviter «l’aventure» d’un gouvernement de gauche, sachant qu’il y a un risque de déstabilisation de l’ensemble de ses politiques, en pleine situation de crise socio-économique, comme le révèlent d’ailleurs les dernières statistiques concernant le chômage et ladite croissance (en fait la stagnation) au sein de la majorité des pays de l’Union européenne et de la zone euro.
Quelles seront les conséquences pour l’Europe?
Un gouvernement de gauche qui tentera sérieusement de renverser de cours d’austérité peut créer la possibilité d’un effet domino. La situation que l’on connaît dans divers pays membres de l’UE pourrait être décrite au moyen de la métaphore suivante: une allumette peut mettre le feu à une prairie et même provoquer un incendie. La «contagion» de la rupture politique et sociale est, par conséquent, une hypothèse crédible qui doit régir notre orientation pratique. Mais il y a deux conditions pour que cette hypothèse politique se concrétise:
1° que nous tenterons sérieusement de renverser l’austérité en Grèce. Les politiques présentées comme de centre-gauche – par exemple en Italie ou en France – ne créent pas de «contagion», si ce n’est un accueil positif par des secteurs entiers de la droite qui demande qu’elles soient approfondies; les salariés sont sceptiques ou désabusés face à la politique d’un Hollande en France et d’un Renzi en Italie, au mieux ils y sont opposés d’un point de vue de gauche effectif;
2° que la direction de SYRIZA trouvera la force d’affronter d’une manière constante et avec une politique de classe l’ensemble politico-institutionnel et financier que représente l’UE. Les politiques qui dominent aujourd’hui les institutions européennes – soit un néolibéralisme sauvage – font que l’Union européenne du Traité de Maastricht et des diverses versions du Pacte de stabilité ne peut s’auto-réformer et développer des choix en faveur des salariés. L’UE ne peut être changée au moyen de réformes soft.
Une gauche effective doit s’engager en faveur du renversement de l’austérité dans le pays dans lequel elle lutte et doit défendre cet engagement «par tous les moyens nécessaires». C’est ce que le slogan – que nous défendons – «pas un seul sacrifice pour l’euro» exprime. A la suite du chantage sauvage contre Chypre, je suis convaincu que parmi les «moyens nécessaires» pour défendre le renversement de l’austérité, nous devons inclure – même si ce n’est pas obligatoirement notre premier choix – la rupture avec la zone euro, avec l’euro, avec l’Union européenne…
Cela n’implique pas un mouvement en direction d’une réponse «nationale» à la crise. Mais cela s’inscrit comme faisant partie de notre volonté, en s’appuyant sur un mouvement de masse que nous pouvons stimuler, de renverser l’austérité. Et cela doit s’insérer dans une perspective, dont les caractéristiques se définiront avec plus de précision au cours du processus lui-même, en faveur du projet d’émancipation socialiste de la société.
Mais sur cette question, il y a que des difficultés et des controverses au sein de SYRIZA…
Les camarades du Réseau rouge et de la Plateforme de gauche ont insisté sur la nécessité d’une «deuxième vague de radicalisation» pour SYRIZA. Nous insistons sur une politique d’alliance claire: défendre ouvertement l’unité d’action entre SYRIZA, ANTARSYA et y compris le KKE au sein duquel les interrogations politiques ne peuvent être étouffées par l’appareil de direction, étant donné la conjoncture d’ensemble en Grèce.
Nous mettons l’accent sur une délimitation claire des objectifs explicites d’un gouvernement de gauche, en opposition avec différents types de coalitions avec les partis bourgeois ou des forces liées à des fractions du capital.
Au cours du débat portant sur la déclaration électorale principale de SYRIZA, nous avons appuyé les éléments de gauche radicale et avons exigé une polémique plus claire contre l’Union européenne telle qu’elle existe. Dans le processus de sélection des candidats dans les élections de SYRIZA, nous avons soutenu aussi fortement que nous le pouvions la revendication d’une plus grande démocratie et prise de décision collective dans le fonctionnement de SYRIZA. Nous avons obtenu des succès concrets en la matière.
Ces problèmes sont réels et sont reconnus par les membres et les sections locales et régionales de SYRIZA. Nous sommes convaincus qu’un meilleur environnement pour tenter de résoudre positivement ces problèmes politico-organisationnels sera fourni par une victoire électorale de SYRIZA. C’est le but pour lequel nous agissons actuellement. Nous sommes certains que, après les élections, les discussions politiques nécessaires au sein de SYRIZA – mais pas seulement – peuvent avoir un grand potentiel créatif.
Je répète que la combinaison d’une force sociale de résistance forte en Grèce conjuguée à la perspective d’une possible rupture politique crée les circonstances d’une vaste et dangereuse «aventure» pour nos ennemis de classe, et une opportunité historique pour notre peuple et pour une gauche classiste.
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