Par Rédaction A l’Encontre
Quelques rappels de données chiffrées, publiées par le Wall Street Journal du 20 janvier 2015, toutes extraites de sources grecques officielles, permettent de saisir les traits forts du contexte socio-économique dans lequel se joue l’affrontement électoral du 25 janvier 2015.
Depuis le milieu de 2008, le PIB (la richesse produite par année) a baissé de 25%, la chute la plus importante pour une économie capitaliste en temps de paix. Selon les données de l’Elstat (Institut de statistique grec), le nombre de sans-emploi s’élevait à 1,2 million en octobre 2014. Ce chiffre est fortement sous-estimé dans la mesure où les «auto-entrepreneurs» ayant fait faillite ainsi que de nombreux salarié·e·s non déclarés ne sont pas comptés. L’émigration contrainte réduit aussi le taux de chômage apparent. Selon le département économique de l’Université de Macédoine, quelque 100’000 salarié·e·s hautement qualifiés ont été contraints d’émigrer. Cela est une forme de «fuite des capitaux» en faveur des entreprises européennes dans la mesure où les investissements publics pour leur éducation et formation ont leur source dans les impôts payés pour l’essentiel par les salariés. Selon les associations professionnelles, 230’000 petites et moyennes entreprises ont dû fermer leurs portes depuis 2008.
La pauvreté s’abat sur 50% de la population
En fin 2013, 23,1% de la population se trouvait dans une situation où le risque de plonger au-dessous de la ligne de pauvreté était de suite palpable. Diverses études, effectuées au cours de la seconde moitié de 2014, indiquent les chiffres suivants : 2,5 millions, sur un total de 11 millions, vivent au-dessous de la ligne de pauvreté, alors que 3,8 millions risquent de connaître ce statut dans le futur. Le choc de la paupérisation est énorme. Il est le résultat de la brutale «dévaluation interne». C’est-à-dire le cumul des contre-réformes visant à baisser aussi bien les salaires du public et du privé que les retraites, les diverses allocations sociales. Le chômage a exercé en la matière un effet de bras de levier «efficace». La multiplication des impôts, entre autres dans le domaine foncier et immobilier, participe de l’attaque au salaire social, au même titre que la réduction des services publics et la hausse de la TVA qui, en moyenne, dépasse celle des pays de l’Union européenne. Elle se situe à 20,5% (c’est-à-dire en intégrant la TVA réduite sur certains biens alimentaires et celle touchant la quasi-majorité des biens de consommation).
The Lancet, publication médicale de référence, dans un article datant de février 2014, considérait que 47% des Grecs n’avaient plus accès aux soins médicaux adéquats, résultat, à la fois, d’une véritable destruction du système de santé publique et de la paupérisation de la population. Le lobby des médecins libéraux n’est pas étranger à cette mise en cause du système de santé publique. Dernier exemple. Le ministre de la Santé, de droite extrême, Makis Voridis, a reculé en un jour (entre le 21 et le 22 janvier) face à la pression du lobby des médecins ultra-libéraux. Face à l’exil de médecins, il avait émis un décret permettant à des infirmières formées de pouvoir prescrire des médicaments ou des analgésiques courants, des solutions vitaminées, etc. Médicaments censés être remboursés par l’assurance maladie, pour autant que les personnes en disposent d’une. Il a annulé son décret. La «crise sanitaire» est une des dimensions notables de la crise humanitaire.
L’endettement privé a atteint un pic. Le gouverneur de la banque centrale, l’ancien ministre des Finances Yannis Stournaras, a indiqué que le montant des créances douteuses (c’est-à-dire celles non payées 90 jours après leur échéance) s’élevait à 77 milliards d’euros ; ce qui révèle l’intrication entre dette publique et dette privée.
Une stratégie électorale qui a finalement renforcé Tsipras
Cette situation socio-économique – qui est vécue quotidiennement par une grande partie de la population – explique le large rejet du gouvernement Samaras-Venizelos, en particulier la répulsion populaire face à un Pasok (Mouvement socialiste panhellénique) complètement soumis aux exigences des créanciers, de leurs institutions et de la classe dominante grecque. Ce rejet se traduit par une adhésion de couches de la population en faveur de Syriza dont le profil a été, dès 2010, marqué par le rejet des mémorandums, des diktats de la Troïka et des gouvernements ayant coparticipé à ce qui est ressenti comme une destruction de la Grèce dans ses dimensions non seulement sociales et économiques, mais dans son «intégrité nationale».
Dans les analyses des intentions de vote en faveur en faveur de Syriza, un jour avant les élections, se confirme un déplacement de voix de secteurs qui sont sceptiques face au programme de la coalition radicale, mais qui veulent se débarrasser d’années d’austérité, ainsi que d’un gouvernement dont le clientélisme, certes traditionnel en Grèce, a atteint des records.
Toutes les «promesses» de Samaras sont démenties et apparaissent comme une tromperie médiatique. Les liens avec l’extrême droite – entre autres l’intégration de quatre ministres provenant du LAOS (Alerte populaire orthodoxe) – et avec les mafieux économiques de toutes sortes ont accentué l’image d’un gouvernement gérant strictement des privilèges et un réseau étatique comme para-étatique captant les richesses restantes, quitte à les vendre pour un plat de lentilles aux plus offrants (privatisations).
La configuration du vote pour Syriza est faite de nombreux éléments, ce d’autant plus que, après 2012, la mobilisation sociale a marqué le pas.
La victoire de Syriza est, un jour avant les élections, intégrée par les grands médias aux mains des entrepreneurs grecs. Un secteur des classes dominantes critique aujourd’hui la campagne électorale menée par Samaras. Ainsi, l’éditorial de Kathimerini du 22 janvier 2015 affirme qu’une partie de l’échec de Samaras a comme origine sa dénonciation permanente de Tsipras. Cette obsession ciblée a participé, selon l’éditorialiste, à la construction de Tsipras comme une figure disposant d’une autorité gouvernementale, l’alter ego sur l’autre rive de Samaras. En outre, des organes de presse bourgeois déplorent le délitement complet des réseaux sociaux du Pasok qui n’en font plus un parti apte à mailler des secteurs de la société.
Et l’éditorial mentionné de Kathimerini d’indiquer que du point de vue électoral les deux «vrais ennemis de Syriza» étaient le KKE (Parti communiste) et Dimar (Gauche démocratique). L’explication vaut ce qu’elle vaut. Toutefois, elle met en lumière un aspect qui occupe une première place dans les 100 derniers mètres du sprint électoral. Nombreux sont les analystes qui insistent sur le fait qu’il aurait été nécessaire pour la Nouvelle Démocratie d’avoir une campagne médiatique valorisant, par divers moyens, les formations pouvant rogner des pourcentages électoraux à Syriza. Parmi elles, il y avait Dimar, qui était issue d’une rupture à droite de Syriza et qui aurait été un complément adéquat à la construction médiatique de To Potami (La Rivière) – dont le journaliste dirigeant, Stavros Theodorakis, a des liens avec la grande famille Mitsotakis.
Pour ce qui est du KKE, l’hypothèse journalistique semble assez fragile. L’orientation pré-électorale du KKE est claire : il faut battre le système des trois partis, c’est-à-dire la Nouvelle Démocratie, le Pasok et Syriza. Dans le tract électoral le plus diffusé par le KKE, il est écrit : «Maintenant on vote pour le KKE. Demain, il sera plus fort au parlement et au sein du peuple. C’est un moment critique et c’est un moment de responsabilité. Il n’y a pas de place pour de nouvelles illusions [sous-entendu Syriza]. Pour que le peuple ne soit pas trompé encore une fois. La dette souveraine est toujours là. Elle a toujours existé. C’est une dette reconnue par la Nouvelle Démocratie, le Pasok et Syriza. C’est-à-dire les partis qui veulent devenir partis de gouvernement, mais pour le compte du capital.» Avec cette orientation, le KKE ne peut pas espérer beaucoup de gains électoraux. Son souci principal : cohésionner sa base étroite de manière encore plus sectaire, ne serait-ce que pour faire face aux pressions que les militants subissent face à l’essor de Syriza et, dans divers quartiers d’Athènes, à l’activité de sa gauche.
A la recherche du troisième homme
Ta Nea, quotidien d’influence qui appartient au groupe To Vima, a titré en une, en gros caractères, entérinant le 23 janvier la victoire de Syriza : «Voici les deux projets de loi du gouvernement Syriza. Rétablir l’électricité pour les familles, assurer un logement, l’alimentation, la santé pour faire face à tout ce que le peuple a souffert suite aux mémorandums». De plus, toujours en première, est indiquée l’importance d’une 13e allocation pour les retraités touchant moins de 700 euros par mois et de la levée des sanctions contre les salariés ou chômeurs n’ayant pu payer leurs impôts et leurs cotisations sociales. Le quotidien traduisait ainsi le dénominateur commun de l’attente sociale et politique structurant le vote pour Syriza. L’hebdomadaire du groupe, qui a pour titre To Vima, titre le 24 janvier, à côté de la photo d’Alexis Tsipras: «Changement radical au niveau de l’Etat et de la corruption». Il assimile la victoire de Tsipras et en même temps réduit le changement aux niveaux du fonctionnement des structures de l’Etat et de la corruption qui doit être combattue selon les «normes en vigueur dans l’UE», avec les résultats qu’on connaît.
La dernière enquête portant sur les intentions de vote – réalisée par l’Université de Macédoine pour Skai.gr – donne les résultats suivants. Syriza : 33,5%, Nouvelle Démocratie : 26,5%, To Potami : 7%, Aube dorée : 6%, KKE : 5,5%. Le parti de Papandréou, le Mouvement des socialistes démocratiques (Kinima), obtient 1,5%. Les indécis et ceux déclarant avoir changé et pouvant changer encore de vote représentaient encore un pourcentage élevé, proche de 20.
Ce résultat de cette enquête d’opinion n’est pas étranger – dans la foulée de l’échec propre à la campagne électorale de dénonciation hystérique de Samaras («demain, vous n’aurez plus de papier de toilette», «demain votre petite épargne sera volée par le gouvernement Syriza») – à l’insistance mise sur l’importance du parti arrivant en troisième position dans le cas de figure où Syriza ne disposerait pas de 151 députés, c’est-à-dire la majorité absolue.
L’obligation alors dans laquelle se trouverait Syriza de négocier avec une troisième force un gouvernement de coalition donne lieu à tous les scénarios dans les médias. Toutefois, l’argument est surtout utilisé ce dernier jour par la droite médiatique pour insister sur l’importance d’un partenaire pouvant faire obstacle «aux dérapages» de Syriza, ce qui mènerait à un affrontement avec les institutions de l’Eurozone. A cela s’ajoute la diffusion de déclarations de Mario Draghi et d’autres responsables institutionnels selon lesquelles un gouvernement de Syriza ne pourrait pas disposer de la possibilité de l’assouplissement monétaire prévu par la Banque centrale européenne (achat d’obligations grecques) si le gouvernement n’applique pas les règles essentielles issues des mémorandums. Rappel est fait que le 26 janvier l’Eurogroupe (composé des principaux ministres des Finances) va tenir session et que le 12 février le Conseil des ministres de l’UE se réunira.
Tout un calendrier est formellement fixé pour gérer la période qui découlerait d’une non-majorité absolue de Syriza, thème qui a été logiquement au centre des interventions de Tsipras jusqu’au vendredi 23. Ainsi, lundi 26 ou mardi 27 janvier, le président Karolos Papoulias donne à Syriza trois jours pour former le gouvernement. Si Tsipras ne peut concrétiser cette obligation, le 29 janvier le président attribue à la Nouvelle Démocratie la charge de constituer un gouvernement. Le 1er février, le troisième parti doit tenter, à son tour, de mettre au point une solution gouvernementale. Le 4 février, si les trois premières tentatives ont échoué, doivent avoir lieu des échanges pour trouver une solution gouvernementale entre les différentes fractions parlementaires. Cela peut durer quelques jours. Le 5 février, les nouveaux parlementaires élus acquièrent leur statut officiel. Le 6, ils doivent élire le nouveau président. Le mécanisme de l’élection présidentielle est dorénavant le suivant: 180 votes au 1er tour, 151 (majorité absolue) au second tour, majorité simple au plus tard le 19 février. Evidemment, s’il n’y a pas d’accord sur la formation du gouvernement, après les consultations techniques, il y aura de nouvelles élections dans le mois qui suit. Ce timing politique, en cas de non-majorité absolue, ouvre une période de négociations tous azimuts à l’échelle nationale et internationale.
Le gouvernement et Syriza?
Par contre, s’il y a majorité absolue, trois thèmes vont être immédiatement au centre du débat : qui sont les ministres choisis par le «cabinet Tsipras» pour former le gouvernement ? quelles mesures sont de suite prises pour répondre à l’éventail des attentes élémentaires de la population ? comment s’engageront les négociations avec les institutions internationales, Tsipras ayant déclaré dans un long entretien télévisé le 23 janvier qu’il ne négocierait plus avec la Troïka, mais avec l’Union européenne et plus précisément avec les divers gouvernements de cette dernière?
Dans le cas de figure d’une majorité absolue sera plus que jamais à l’ordre du jour la nature des relations entre le gouvernement choisi par la direction Tsipras, les organismes du parti-coalition qu’est Syriza, la fraction parlementaire. Une césure existe déjà entre les déclarations de Tsipras – particulièrement celles faites dans les médias internationaux ou celles diffusées par ses deux conseillers économiques Giannis Dragasakis – et George Stathakis, et une fraction importante des membres de Syriza (une organisation qui compte quelque 40’000 membres). Dans cette dialectique relationnelle, un élément décisif va être le rapport entre les attentes immédiates d’un secteur de la population, la réponse du gouvernement et l’existence ou non de mobilisations sociales si les promesses électorales, celles les plus ressenties par la majorité populaire, se noient dans des négociations internationales. (24 janvier 2015)
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