Par Antonis Ntavanellos
L’expérience de la défaite du parti de Lula au Brésil ne devrait pas laisser Tsipras et ses amis dormir sur leurs deux oreilles.
L’adoption par un parti appelé «des travailleurs» (PT) d’une stratégie néolibérale propre aux intérêts du capital, la «fonctionnarisation» de toute une couche d’anciens militants de la gauche, du PT né en 1980 (naissance suivie par la CUT (Centrale unique des travailleurs) et par celle du MST (Mouvement des sans-terre), la récupération par un gouvernement de Lula puis de Dilma Rousseff se réclamant de la gauche des mots d’ordre «de la compétitivité exportatrice», de l’«extractivisme» et de l’affirmation «patriotique» d’un Brésil comme la puissance de «l’Amérique du Sud», n’ont pas eu pour conséquence de désamorcer le «péril droitier». Bien au contraire, ces politiques ont alimenté une droitisation de la société qui, en s’appuyant sur désespoir social massif et sur la déception face à la «gauche officielle», a produit la victoire présidentielle du néofasciste Jair Messias Bolsonaro.
Tsipras et son parti, qui ont signé le troisième mémorandum [en juillet 2015 [1], dans le cadre du MES], sont depuis trois ans et demi au pouvoir, tributaires de la tolérance des créanciers et de la classe dirigeante locale. Ils ont mené une politique en conflit direct avec les intérêts de la base sociale qui avait voté pour eux en 2015. Cette défaite stratégique annule toute marge tactique du gouvernement SYRIZA-ANEL. Toutes les velléités de contre-offensives élaborées sur le papier par le gouvernement ont été annulées et se sont retournées contre lui. On se demande même si Tsipras sera capable de conserver un contrôle, fût-il minimal, sur les évolutions à venir et de se maintenir au palais du Premier ministre jusqu’en mai 2019.
Les exemples d’impasses tactiques sont nombreux
Citons l’affirmation du Premier ministre à Thessalonique sur les perspectives économiques: «Je ne sais pas si vous le savez, mais l’économie va bien, plus que bien …». Or, elle est complètement écroulée. Le plan de «sortie vers les marchés» est perçu par l’opinion publique comme une absurdité, compte tenu que les taux d’intérêt des obligations grecques restent dans la zone dangereuse des 5% [2] et que le fameux «coussin d’amortissement en liquidités» résultant de l’application des mesures économiques du troisième mémorandum doit rester intact à l’écart du budget de l’Etat, pour servir au paiement des importantes échéances de la dette publique qui arriveront à maturité en 2019 et 2020 [3]. Mais, dans le même temps, les banques grecques sont sur le point de s’effondrer. Selon diverses publications, trois des quatre principales banques grecques dites «systémiques» nécessitent déjà des perfusions de fonds. En cas d’une éventuelle quatrième recapitalisation, des fonds supplémentaires seraient à retrouver (ils sont censés se trouver aujourd’hui dans le «coussin d’amortissement» [4]) et, de toute manière, l’opération aurait besoin de l’accord préalable des créanciers.
Autrement, l’alternative serait de faire payer l’addition aux petits actionnaires et aux déposants. Mais quel gouvernement pourrait survivre à un tel scénario? C’est bien pourquoi gouvernement SYRIZA-ANEL et banquiers s’accordent sur la ligne de l’intensification massive des saisies et des enchères électroniques, en espérant réduire ainsi la part de prêts non performants, dits «rouges», des actifs des banques. Il ne leur reste sinon que de se remettre à la Providence divine, dont le nom est l’espoir d’une amélioration de l’état général du capitalisme international.
Le cas des allocations de retraite est encore plus édifiant. Tsipras et ses collaborateurs étaient convaincus que l’UE et le FMI leur feraient un cadeau et leur permettraient de reporter la suppression de la «compensation personnalisée» prévue dans la loi du ministre SYRIZA Georgios Katrougalos, un palliatif précaire contre la dévalorisation des anciennes allocations de retraite, dans l’attente de leur égalisation par le bas avec celles des nouveaux retraités, sabrées après 2016. Cependant le FMI s’est mis à pinailler sur ce point, déclarant qu’il fallait immédiatement réduire les retraites pour financer les allégements fiscaux des sociétés, le gouvernement s’est retrouvé pris au piège et confronté à l’effondrement de tout espoir d’une éventuelle survie politique de SYRIZA lors des prochaines élections.
La résolution finale de ce drame n’est pas visible pour le moment. Entre-temps, des milliers de retraité·e·s, incités par l’affirmation que la Grèce serait «sortie des mémorandums» [formellement en août 2018], font appel à la justice pour réclamer le paiement rétroactif des réductions illégales de leurs retraites, depuis 2012. D’après Tassos Petropoulos, ministre adjoint chargé des Assurances sociales, la somme en jeu, réclamée par les retraités, atteindrait les 11,2 milliards d’euros! Ce chiffre nous donne la mesure du pillage illégal des retraites qui se poursuit encore sous le gouvernement actuel.
Nous ne croyons pas que la voie judiciaire soit la voie principale pour obtenir gain de cause pour les revendications ouvrières et populaires. Cependant, si retraité·e·s et travailleurs/travailleuses parvenaient, par des mobilisations persistantes, à se servir de la démagogie du gouvernement sur la supposée «fin des mémorandums» afin de réclamer tout ce qui leur a été volé, alors le cadre économique et budgétaire du compromis de Tsipras avec les créanciers volerait en éclats. Il existe aujourd’hui assez d’indices d’une nouvelle montée des revendications dans de nombreux secteurs de la société. Nous pensons que vraie gauche radicale doit se focaliser sur le soutien à cette dynamique.
Il y a encore un autre aspect du naufrage gouvernemental, susceptible d’engendrer de grands dangers réels. Nous évoquons la politique étrangère et les «initiatives géopolitiques» de SYRIZA-ANEL.
Le gouvernement espérait que sa campagne de communication sur la question de la Macédoine, appuyée par les Etats-Unis et l’Union européenne, permettrait un remaniement de la carte politique grecque et d’éventuelles nouvelles alliances possibles entre partis. Le rejet de l’accord des lacs Prespa [5] par le peuple du pays voisin a invalidé le récit supposé démocratique, pacifiste et internationaliste de Tsipras. Il a mis à nu la seule vérité politique sur le but de cette manœuvre: elle était de faciliter l’expansion de l’OTAN dans les Balkans occidentaux, projet qui se poursuivra, en dépit de l’échec du référendum en République de Macédoine, avec l’éventuel recours à des méthodes autoritaires.
Suite à de tels échecs, l’espoir de voir s’élargir l’espace politique de SYRIZA, notamment par le rapprochement avec KINAL [6] a fait long feu. C’est le processus inverse qui est à l’œuvre: Tsipras se voit lâché même par son ministre des Affaires étrangères, Nikos Kotzias, pour se retrouver plus que jamais dans une étreinte mortelle avec Panos Kammenos, ministre de la Défense issu des Grecs Indépendants-ANEL. Les déflagrations de ce conflit, notamment les révélations possibles de Nikos Kotzias (ministre des Affaires étrangères qui a démissionné en octobre 2018), réticent à jouer le rôle d’Iphigénie sacrifiée dans le drame, pourraient être dévastatrices.
Mais l’aspect le plus dangereux de l’actualité grecque est le suivant: pour se refaire une image de santé, le gouvernement grec avec, encore Kotzias pour ministre, a communiqué le projet d’élargissement de la «souveraineté nationale» de la Grèce avec la déclaration, à effet immédiat, de l’extension des eaux territoriales grecques à 12 milles nautiques au-delà de la côte de la mer Ionienne et de l’ensemble de la côte ouest. Les effets collatéraux de ce geste pourraient être nombreux. Tout d’abord, la nécessité de promulgation d’une loi spécifique est l’aveu même (sans risque de contradiction par des personnalités de la gauche grecque notamment) que la règle communément admise de l’extension de la souveraineté nationale en mer est celle des 6 milles nautiques au-delà de la côte. Par conséquent, nous rappelons que des «interceptions» militaires, excessivement coûteuses et risquées, au-delà de 6 milles nautiques des côtes grecques, sont des initiatives arbitraires visant à créer des faits accomplis [7].
Nikos Kotzias a insinué l’existence d’un accord de la Grèce avec l’Italie et l’Albanie. Sa publication rendra visibles certains points intéressants, dont les têtes brûlées de tous bords devraient en tenir compte lorsqu’ils réclament l’extension des eaux territoriales grecques à partir de la côte orientale aussi, notamment en mer Egée, feignant passer outre la déclaration de la Turquie que cela serait un casus belli, une raison pour déclarer la guerre. Mais si le principe invoqué par le gouvernement grec (et les autres qui surenchérissent là-dessus) était appliqué par la Turquie, alors la clôture des golfes de la côte turque par une ligne droite joignant les deux caps continentaux serait la ligne à 12 milles de laquelle s’étendraient les eaux territoriales turques. Plusieurs îles grecques baigneraient alors dans des eaux territoriales turques, et cela est facile de constater par un coup d’œil rapide sur la carte. Ceux qui réclament l’extension des eaux territoriales grecques seraient-ils prêts à mettre en œuvre un tel pari?
Quelle espèce de souveraineté maritime peut s’appuyer sur l’existence d’îles faisant partie d’un territoire national? Dans le cas de la délimitation de la frontière maritime occidentale avec l’Albanie, le principe des 12 milles devrait-il s’appliquer en adoptant pour ligne de départ la côte des îles habitées d’Othoni, au nord de Corfou, ou bien celle des îlots grecs les plus septentrionaux, cailloux rocheux inhabités, comme l’a jusqu’à présent réclamé la diplomatie grecque? Concernant la frontière avec l’Italie, l’application des 12 milles nautiques se fera-t-elle en prenant pour ligne de départ la côte occidentale du Péloponnèse ou bien celle du petit archipel insulaire de Strophades, situé 20 milles nautiques davantage à l’ouest?
Si de telles questions se posent en mer Ionienne, terrain à la géopolitique «apaisée», on peut aisément imaginer quelle situation infernale pourrait faire surface en mer Egée. Rappelons-nous qu’il ne s’agit pas pour la Grèce de s’affronter seulement à l’opposition de la Turquie. L’application des 12 milles nautiques pour délimiter les eaux territoriales transformerait la mer Egée en un «lac grec fermé» et limiterait la navigation internationale au régime du «passage inoffensif» [8]. Notons bien que jusqu’à présent, ni les grandes puissances occidentales, et surtout pas la Russie, ne sont prêtes à accepter cela.
Nous allons répéter que le gouvernement Tsipras joue donc avec le feu [5]. La politique des faits accomplis, matériellement soutenue par les Etats-Unis et par la machine de guerre d’Israël, est une politique extrêmement risquée.
Nous avons aujourd’hui le devoir d’intensifier la lutte contre le gouvernement Tsipras et sa politique en relevant tous les défis combinés qui se présentent face à nous: la résistance au néolibéralisme par la lutte des classes, le devoir démocratique de défense des libertés civiques et les luttes anti-impérialistes toujours étroitement liées à la défense de la paix et à la condamnation de l’extrême droite nationaliste.
Il s’agit, en conclusion, du devoir de présenter une vraie alternative crédible et convaincante de gauche radicale. (Article publié dans le bimensuel de DEA, Ergatiki Aristera, N° 420, traduction par Manolis Kosadinos pour A l’Encontre; édition A l’Encontre)
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[1] Mécanisme européen de stabilité (MES): institution financière créée au sein de la zone euro en septembre 2012 dans le but de fournir une aide financière aux Etats membres confrontés à de «graves problèmes de financement». Doté de 80 milliards d’euros de fonds propres, le MES peut mobiliser jusqu’à 700 milliards d’euros. (Réd. A l’Encontre)
[2] Voir aussi : Grèce, le «retour sur les marchés» ou la poursuite de la «purge sociale»? (http://alencontre.org/europe/grece/grece-le-retour-sur-les-marches-ou-la-poursuite-de-la-purge-sociale.html). Voir aussi : Grèce, Tsipras dans le champ de mines de la crise prolongée (http://alencontre.org/europe/grece/grece-tsipras-dans-le-champ-de-mines-de-la-crise-prolongee.html)
[3] La Commission européenne a fixé, de manière brutale, un objectif de solde primaire de finances publiques – c’est-à-dire le solde financier de l’ensemble des administrations publiques hors charges d’intérêt sur la dette publique – à hauteur de 3,8% du PIB en 2018 et 2019. Autrement dit, il en ressort la perpétuation une cure d’austérité sur le long terme, avec ce qui s’ensuit en termes de ventes de biens publics, de privatisations, de réductions des dépenses sociales et de contraction des services publics… ceux qui restent. (Réd. A l’Encontre)
[4] Ce «coussin amortisseur» devrait être à hauteur de 24 milliards. Il est censé être constitué, entre autres, par des emprunts sur les marchés financiers, sur l’hypothèse que les taux d’obligations à 5, 6 ou dix ans qui restent «bas», bien que supérieurs de trois points de pourcentage, au mieux, du taux de référence allemand. Alors que, suite à la «crise italienne» actuelle, la relance des taux obligataires à long terme, en moyenne mensuelle, est évidente en Europe: 3,5% en octobre pour l’Italie et 4,2% pour la Grèce, selon l’OCDE (Réd. A l’Encontre)
[5] Soit l’accord entre les Premiers ministres de la Grèce (Tsipras) et de l’ancienne République yougoslave de Macédoine (Zaev) censé régler le différend entre les deux pays sur la dénomination du second et conduire à la levée du veto de la Grèce relativement à l’intégration de l’ARYM (Ancienne république yougoslave de Macédoine) à l’OTAN et l’UE. Pour que l’accord prenne effet il doit être ratifié par les Parlements des deux pays et, dans le cas de l’ARYM, être soumis à référendum non contraignant. Ce référendum, effectué le 30 septembre 2018 a donné le OUI majoritaire à près de 92%, mais avec une participation inférieure à 37%, les opposants à l’accord ayant appelé à l’abstention.
[6] KINAL: Intitulé abrégé pour «Kinima Allagis» («Mouvement pour le changement») formation politique générée par le recyclage de groupes et personnalités politiques du «centre gauche» grec, dont le tronc principal est constitué par ce résidu du PASOK qui n’a pas été absorbé par SYRIZA.
[7] Voir aussi : «Faire front contre l’aventurisme militaire pour du pétrole» (http://alencontre.org/europe/grece/grece-faire-front-contre-laventurisme-militaire-pour-du-petrole.html)
[8] Le passage inoffensif (ou passage innocent) est un concept du droit de la mer qui permet à un navire de traverser les eaux territoriales d’un autre Etat, sous réserve de certaines restrictions. Selon la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, le passage est innocent tant qu’il ne nuit pas à la paix, au bon ordre ou à la sécurité de l’Etat côtier. Ce passage doit se dérouler conformément à la Convention citée et aux autres règles du droit international.
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