Par Rédaction A l’Encontre, sur base d’une contribution de Takis Mastrogiannopoulos et Dimitris Belladis
Un problème important qui caractérise la gauche moderne en Grèce et ailleurs est la perte de la mémoire historique. Dans le cadre du monde dit postmoderne où l’on vit, toutes les réalités passées, tous les actes les plus grossiers, toutes les violations de la dignité humaine semblent perdre leur clarté. Le «bien que, mais…» agit comme une sorte de fort hypnotique moral. Bien qu’il ou elle aient alors agi d’une certaine façon, qu’importe (et savons-nous vraiment ce qu’il ou elle ont fait?). «Mais il ou elle sont capables, et il ou elles peuvent nous aider. Il ou elle ont des connexions internationales importantes, connaissent bien le réseau et disposent d’une expertise, etc.»
Cette attitude indulgente face au passé (et qui valorise ladite expertise) fonctionne comme une éponge qui efface tous les errements anciens et conduit à oublier lentement le passé lui-même.
1. Aux côtés d’Alberto Fujimori
Il est largement admis que Mme Elena Panaritis – engagée comme conseillère par le ministre des Finances du gouvernement Tsipras, Yanis Varoufakis – a travaillé comme membre de la Banque mondiale auprès du gouvernement de Fujimori au Pérou dans les années 1990. Sur le site Web personnel de Mme Panaritis il y a de nombreuses références positives et des vidéos concernant cette période. Une période où les privatisations et les objectifs de la Banque mondiale avaient alors obtenu au Pérou une sorte de grand succès.
L’ignorant peut croire que le Pérou à cette époque a développé une expérience de démocratie directe et d’élargissement des droits de l’homme. En effet, Mme Panaritis a écrit un livre qui décrit les «réformes» de Fujimori comme la réforme du gouvernement par la «démocratie directe» [voir son livre publié en 1995 sous les auspices de la Banque mondiale : Fujimori: Government Reform though Direct Democracy]. Quelle démocratie directe a été appliquée par Fujimori au Pérou au cours de la période 1990-2000? Quelque chose d’un peu plus doux que la «démocratie directe» du général Pinochet au Chili. Rappelons qu’Alberto Fujimori a mis en œuvre, au début de 1990, la «thérapie de choc», soit les ajustements structurels les plus brutaux sous la houlette du FMI et de la Banque mondiale, ce qui a dépassé le programme hyperlibéral de son concurrent électoral, l’écrivain Vargas Llosa. Ce qui se concrétise par l’austérité, les privatisations, le démantèlement des services sociaux, etc. Fujimori avait un programme qu’il résumait sous la formule : «Travail, technologie, honnêteté». Il jouait de plus la carte indigéniste car d’origine japonaise il maniait assez mal l’espagnol. Mais assez rapidement, le «Fujisshock» a montré tous ses effets, après une phase où les résultats financiers des privatisations ont été adressés à la construction de ponts, de routes (avec le clientélisme qui en découle), mais aussi d’écoles. Dès 1992, Fujimori fit un auto-coup, c’est-à-dire renversa son propre gouvernement. Fujimori combina un pouvoir autoritaire et une démagogie populiste dans un pays marqué par des affrontements quasi claniques au sein des classes dirigeantes et y compris de l’armée. C’est dans cette situation que, dès 1995, la campagne antiterroriste s’élargit à l’ensemble de la population, ce qui créa une vraie mobilisation populaire. Tous les scandales éclatèrent et Fujimori fut finalement destitué et se réfugia au Japon. Antérieurement, il avait reçu l’appui, malgré de nombreuses dénonciations, de l’administration américaine.
Est-ce que ce pouvoir dictatorial était éclairé et n’a pas porté atteinte à la vie et aux droits des citoyens du Pérou? Est-ce que la caractérisation de «dictature de l’éducation» et de «remède nécessaire» serait utilisable pour qualifier la période cauchemardesque de Georges Papadopoulos? Cela évidemment ne tient pas debout. Fujimori en utilisant comme une occasion la politique désastreuse du groupe armé Sentier lumineux, dirigé par l’illuminé Abimael Guzmán («maoïste-péruvien»), a élaboré une stratégie d’anéantissement de villages indiens présentés comme la base du «terrorisme». Les escadrons de la mort de Fujimori ont développé une vaste action répressive qui a frappé non seulement les forces de gauche, mais les masses paysannes indigènes.
Finalement, pour ces crimes, Fujimori a été condamné en 2009 par un tribunal du Pérou pour crimes contre l’humanité. Il a appris cette sentence avec la froideur de certains dirigeants nazis lors du procès de Nuremberg en 1946. En 2004, l’ONG Transparency International plaçait au 7e rang de la liste des dirigeants corrompus Fujimori, l’accusant d’avoir détourné 600 millions de dollars.
On nous dit maintenant : eh bien, Mme Panaritis était conseillère économique de la Banque mondiale au Pérou et est-elle fautive pour les crimes de Fujimori ? Elle n’a même pas été payée par le gouvernement Fujimori. Nous allons vous dire que, avec la même logique, ceux qui ont planifié la guerre contre les pauvres au Chili seraient de bons technocrates et des pères de famille respectables, et rien de plus. Or, comme le montrent de nombreux auteurs, parmi lesquels Naomi Klein, les «technocrates» du FMI et les organisations internationales sont politiquement – si ce n’est au plan judiciaire – complices des crimes financiers de l’impérialisme et du capitalisme néolibéral et de la violence répressive qui accompagne inévitablement les crimes économiques contre le peuple.
Certes, l’impérialisme international, le capital et la finance internationale développent une division du travail qui supprime toute culpabilité des scientifiques, de la recherche scientifique qui proposent privatisation, enregistrement de la propriété de la terre face aux terres communautaires indigènes, etc. Ce sont les politiciens qui décident avec ou sans le consentement du Parlement ; les généraux qui développent les forces armées et les escadrons de la mort ; les juges qui condamnent les «fauteurs de troubles» ; les architectes qui construisent des bidonvilles ; les avocats qui plaident la non-culpabilité devant les tribunaux, etc.
Dans ce contexte, l’économiste peut concevoir des politiques sans se soucier des résultats tangibles dans la vie quotidienne des gens ordinaires. Le hiérarque peut à la même période dire – comme le fit l’archevêque Christodoulos lors de la junte en Grèce – qu’il n’était pas au courant des crimes et des tortures parce qu’il s’adonnait à l’étude. Pour le sang qui a coulé, les destructions, la torture, qui finira par prendre la responsabilité? Même Fujimori peut avoir une excuse personnelle qu’il puiserait dans le prétendu racisme anti-japonais au Pérou.
En outre, pour faire une comparaison «haineuse», même dans les régimes fascistes classiques, certains ont essayé de construire des bombes atomiques (Carl Friedrich von Weizsäcker), de soutenir l’économie (Hjalmar Schacht), de développer les infrastructures et l’approvisionnement alimentaire (Albert Speer), de produire des substances toxiques (Zyklon B), sans savoir à quoi tout cela allait être utilisé et qui n’y étaient pas a priori intéressés. Tous étaient-ils complices du nazisme? Un point de vue serait de répondre: non pas nécessairement. Après tout, beaucoup d’entre eux ne furent même pas accusés par le Tribunal de Nuremberg et ont continué d’offrir à d’autres patrons leurs services.
Mais la morale politique ne suit pas toujours les considérations juridiques et politiques. Et au sein de la morale politique de gauche il n’y a pas la connaissance scientifique et pratique sans choix moraux et sans conséquences morales. Selon le point de vue énoncé ici, quiconque conseille scientifiquement au nom des organisations internationales et les milieux impérialistes un gouvernement non démocratique (sinon fasciste) a une implication morale dans les pratiques de ce gouvernement.
2. Et le gouvernement de la gauche?
Cet article n’a pas pour objectif principal d’élaborer un nouvel acte d’accusation contre Mme Elena Panaritis. Il souligne, comme d’autres sources l’ont déjà fait, que rien de bon pour la gauche ne peut sortir en utilisant les mêmes personnes, les mêmes options dites d’expertise et les mêmes mécanismes utilisés par le capital international. On l’a déjà vu sous le gouvernement Georges Papandréou (premier ministre, membre du PASOK, d’octobre 2009 à novembre 2011). SYRIZA avait, par une déclaration de son président, déjà signalé ce problème, celui de l’engagement d’experts financiers qui ont soutenu la politique néolibérale à l’échelle internationale, entre autres Mme Panaritis. Le quotidien Avgi, de SYRIZA, l’avait décrite comme une «prédatrice». Le problème n’est pas terminé.
Ceux qui connaissent de l’intérieur du ventre de la baleine ce qui se passe ne nous aideront pas tant qu’ils veulent rester dans ce ventre. Il n’y a pas de connaissance technique sans idéologie politique. Il n’y a pas de pratique politique sans positionnement de classe. Il n’y a pas de décisions sans conséquences morales. Ce que Max Weber décrit comme «neutralité de la science» n’existe pas après les deux guerres mondiales et surtout après Auschwitz. Si le gouvernement ou le groupe de négociation de M. Varoufakis jugent le contraire, on va bientôt se rendre compte des conséquences tragiques. ( Publié sur R-Project le 20 mars 2015, traduction initiale Antonis Martalis, édition et réécriture A l’Encontre)
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