Retour sur la place du militaire en France: son économie politique (II)

Hollande, en mars 2015: «Il y a de multiples signes qui indiquent que l'économie repart. La vente du Rafale en est un de plus.»
Hollande, en mars 2015: «Il y a de multiples signes qui indiquent que l’économie repart. La vente du Rafale en est un de plus.»

Par Claude Serfati

Résumé

Une nouvelle conjoncture mondiale s’est mise en place à la fin des années 2000. Comme tout grand tournant dans l’histoire du capitalisme, celle-ci combine de façon originale des dimensions économiques et géopolitiques. Dans le contexte où la crise de 2008 continue d’exercer des effets sociaux ravageurs, des processus politiques et sociaux considérables ont profondément modifié la configuration géopolitique qui s’était mise en place après la disparition de l’URSS en 1991. Les gouvernements Sarkozy et Hollande ont saisi les opportunités créées par cette nouvelle conjoncture. Ils multiplient les interventions militaires en Afrique, où la France possède des intérêts économiques et politico-militaires primordiaux et promeuvent une intense diplomatie militaro-économique au Moyen-Orient. Cependant, l’interventionnisme militaire, que les gouvernements français tentent de faire soutenir par l’UE en l’utilisant comme ‘un avantage comparatif’ vis-à-vis de leurs partenaires, est impuissant à arrêter ou même enrayer les conflits. Et il place la France dans un engrenage dangereux. (Voir la première partie de cet article en cliquant sur ce lien: http://alencontre.org/europe/france/vive-le-rafale-vive-la-republique-et-vive-la-france-1-retour-sur-la-place-du-militaire-en-france-i.html)

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Un point commun des théories marxistes de l’impérialisme est d’avoir analysé la configuration de l’économie mondiale comme le résultat combiné de la dynamique d’accumulation du capital et des relations au sein du système inter-étatique. La Première Guerre mondiale fut ainsi analysée comme le produit des interactions fatales entre la concurrence économique et les rivalités politiques. La disparition des guerres inter-impérialistes depuis 1945 et la domination militaire absolue des Etats-Unis dans le “camp occidental” sont deux argument souvent entendus pour déclarer l’obsolescence des théories de l’impérialisme. D’une part, ceci revient à “jeter l’enfant avec l’eau du bain” et à considérer que l’absence de guerres intra-occidentales équivaut à la marginalisation du rôle de la puissance militaire dans les relations internationales, alors même que la militarisation de la planète connaît à la fois une accélération et un élargissement (en particulier en Asie) depuis quelques années. D’autre part, il suffit d’observer les rivalités géopolitiques entre, d’un côté, les Etats-Unis et leurs alliés et, d’un autre, la Chine et la Russie pour mesurer les limites de ces arguments en ce qui concerne les grandes puissances impérialistes. De plus, la contraction de l’accumulation du capital dans les pays du centre et la crise de domination des Etats-Unis créent des ambitions dans d’autres pays57.

En tout cas, la période contemporaine de mondialisation du capital dominée par le capital financier n’invalide pas l’importance des facteurs politico-militaire au niveau mondial et national. La place qu’un pays occupe dans la “mondialisation” dépend de la force de son économie, mais également de sa puissance militaire58. Car les rapports sociaux – et le capital est d’abord un rapport social – sont politiquement construits et territorialement définis, dévaluant sérieusement les thèses sur l’avènement d’une classe capitaliste transnationale59. Autrement dit, l’agencement des relations entre le politique et l’économique diffère selon les pays, et il forme précisément la trame des particularités nationales.

Sur ce plan, la France est de tous les pays développés, celui dont l’osmose entre le capitalisme et l’Etat est à la fois la plus ancienne et la plus achevée. Cette configuration unique est la conséquence d’une sédimentation qui s’est progressivement formée sur les bases de l’absolutisme royal. La machine étatique puissante qu’il avait créée fut profilée et développée afin de répondre aux besoins du capitalisme. Cependant, la grande bourgeoisie française fut incapable de trouver dans la seule «action des ‘lois naturelles’ de la société, c’est-à-dire à la dépendance du capital»60 les forces nécessaires à sa domination. A peine quelques décennies après la révolution française et la conquête de libertés démocratiques, il ne fallut rien de moins qu’un coup d’Etat organisé par Louis Napoléon Bonaparte et l’instauration d’une dictature pour consolider la domination du capital et assurer son expansion.

Pour la période contemporaine, il est nécessaire de prendre la pleine mesure de la mise en place et de la pérennité des institutions de la V° République. Cela fait près de six décennies qu’un régime qualifié de «coup dEtat permanent» par François Mitterrand61 structure les relations entre le politique et l’économique. Si la marginalisation du rôle du parlement transforme nombre de revendications et d’actions en un problème politique directement dirigé contre le Président, on doit en même temps observer la résilience des institutions de la V° République, évidemment renforcées par leur défense intégrale par le Parti socialiste dans le cadre de l’alternance politique. Ce régime institutionnel a produit en l’espace de quelques dizaines d’années une osmose plus poussée des élites des secteurs public et privé, une densification de flux d’échanges financiers et commerciaux entre l’Etat et le capital, enfin une multiplication des réglementations qui limitent les solutions de continuité entre «l’Etat et le marché». Une analyse de l’histoire, de l’économie et de la sociologie de la plupart des grands groupes français qui dominent l’économie française62 révèlerait – à la manière dont le négatif  “révèle” la nature de la photographie – la multiplicité de leurs rapports structurels à l’Etat. Même les lois de “décentralisation” votées à partir de 1982 ont renforcé la cohésion entre l’Etat et le capital. En plus d’aboutir à des développements excroissants de l’appareil étatique63, elles ont soit renforcé les liens existants entre l’Etat et les grands groupes des secteurs de l’eau et des travaux publics, soit créé de nouveaux liens entre l’appareil étatique (“décentralisé”) et les groupes dans le secteur de la grande distribution (grâce aux autorisations d’implantation), dont les marchés tournés vers la consommation des ménages sont pourtant fort éloignés de la commande publique.

Le A4000M d'Airbus
Le A4000M d’Airbus

Les interactions entre le politique à l’économique sont donc solidement ancrées en France. Ceci explique pour une bonne part la place singulière qu’y tient le militaire. Si le militarisme a été une composante décisive de la formation des Etats modernes, comme Charles Tilly (1929-2008) et d’autres historiens l’ont noté, la solidité de son ancrage en France est un trait marquant.

Tous les “voyants” du militarisme demeurent aujourd’hui obstinément allumés. Ils le sont sur le plan financier, même si les écheveaux budgétaires sont toujours difficiles à démêler. Justifié par  «un contexte stratégique qui se dégrade»64, le projet de loi actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 inscrit une augmentation de 3,8 milliards d’euros sur la période, soit des dépenses militaires qui atteindront 162,4 milliards d’euros sur la période65 militaire 2014-2019, sans compter les financements des opérations militaires sur le budget général66. Les voyants sont également très visibles sur la question des armes nucléaires sur laquelle le consensus gauche-droite s’est construit grâce au ralliement du PS à la “force de frappe” en 197867. La détention de l’arme nucléaire est tellement essentielle dans le maintien du siège de membre permanent du Conseil de sécurité que le débat sur ces questions demeure encore très limité68. Un spécialiste observe que «La France n’a réalisé aucune mesure de désarmement comme elle s’était engagée à le faire, en adoptant le Document final du TNP 2010 (Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires)»69.

Enfin, l’extension des mesures de contrôle sur la population résidant en France qui sera permise par la loi sur le renseignement votée en juin 2015, qualifiée de “loi scélérate” par plusieurs organisations dont la Ligue des droits de l’homme, renforce la proximité entre le militaire et le sécuritaire. Cette proximité donne un nouveau souffle aux entreprises de l’armement et facilite l’émergence d’un système industriel militaire et sécuritaire70.

Le militaire un «avantage comparatif» de la France en Europe?

Il convient maintenant de noter que l’intensification des interventions militaires s’est produite alors que l’économie française faisait face à la crise de 2008. Depuis lors, les politiques conduites sous les présidences Sarkozy et Hollande, en dépit des dizaines de milliards d’euros versés aux entreprises, n’ont permis ni de retrouver la croissance économique, ni d’empêcher la hausse du chômage. Parmi d’autres signes alarmants, celui des 3,5 millions de personnes mal-logées (et 5 millions supplémentaires de personnes fragilisées par rapport au logement)71 indique l’incapacité et l’absence de volonté de résoudre la «question du logement» qui accompagne l’histoire longue du capitalisme. L’industrie française perd des positions face aux autres pays industrialisés, comme l’atteste l’aggravation des déficits commerciaux avec la plupart d’entre eux72. L’affaiblissement de la base industrielle de la France qui a accéléré au cours des dernières années en est une des causes.

La détérioration accélérée de la compétitivité de l’industrie et l’explosion de la dette publique (passée de 64,4% du PIB fin 2007 à 95% fin 2014) qui pompe des ressources croissantes au profit du capital financier ont des conséquences très importantes pour le statut de la France au sein de l’UE. La construction de l’UE a résulté de trois forces majeures: la dynamique d’internationalisation du capital, l’action des Etats, puis le développement des institutions communautaires (Commission, Banque centrale européenne, etc.). Du point de vue étatique, l’Allemagne et la France ont joué un rôle essentiel, combinant une forte interdépendance économique, mais également politique. Un certain partage des rôles a opéré: l’économie allemande a progressivement assis sa domination économique sur l’Europe, tandis que la France s’efforçait, grâce à son statut de puissance militaire mondiale, de faire intégrer les questions de défense dans l’agenda communautaire73. La montée en puissance au niveau communautaire des questions de défense, que le traité de Rome avait réservées aux Etats nationaux, est le fruit d’un patient travail des gouvernements français. Certes, l’intégration européenne dans les questions de défense pâlit par rapport à celle réalisée sur la monnaie, l’autre pilier constitutif de l’ordre régalien. De plus, l’appétit pour le militaire est variable selon les pays. Dans ces conditions, l’“impérialisme libéral” théorisé par Robert  Cooper permet de coupler l’intervention militaire et les missions humanitaires. Il permet un compromis entre les pays à forte industrie militaire (en particulier la France et la Grande-Bretagne) et les pays qui ont une longue tradition d’action humanitaire (en particulier les pays nordiques)74.

Depuis 2008, l’écart s’est creusé entre la situation de l’économie allemande et celle des autres pays européens. La situation est particulièrement difficile pour la France, puisque le déséquilibre économique est de plus en plus flagrant au sein du “couple” franco-allemand. L’incapacité des gouvernements français à respecter dans leur pays les plafonds de déficits et de dette publics qu’eux-mêmes préconisent pour les autres pays de l’Eurozone est un des motifs de tensions entre les deux pays.

Le Hawkei de Thales
Le Hawkei de Thales

L’activisme militaire de la France n’est certes pas susceptible de réduire l’écart économique avec l’Allemagne. En revanche, il consolide sa place de première puissance militaire au sein de l’UE. Ce rôle ne lui est pas contesté par la Grande-Bretagne, à la fois échaudée par le désastre en Irak et par la priorité qu’elle donne au rôle de l’OTAN dans la défense européenne. Il permet à la France tirer parti de cet “avantage comparatif” que constitue l’interventionnisme militaire. L’objectif ne saurait être la mise en place d’une défense “unique”, comme l’est aujourd’hui la monnaie, ou même simplement la création d’une défense unifiée. Il s’agit plutôt d’élever le niveau d’implication militaro-humanitaire de l’UE, et également de permettre aux pays «qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes» d’établir une «coopération structurée permanente dans le cadre de l’Union»75 et si possible d’en faire supporter les coûts par le budget communautaire76. Dans ce cadre, l’objectif des gouvernements français est d’obtenir le soutien européen dans les opérations militaires en Afrique, et mieux encore de mener celles-ci sous la bannière européenne77.

Un autre objectif, important et symboliquement significatif, est de faire acter par l’UE l’exclusion des dépenses de défense (ou a minima de celles consacrées aux interventions militaires) du pacte de stabilité et de croissance. Cette vieille revendication, déjà émise dans les années 200078, aurait le double avantage de desserrer l’étau du pacte de stabilité et de légitimer à l’échelle européenne l’“exceptionnalisme militaire” de certains pays (au premier chef la France). Le gouvernement allemand n’est toutefois pas résolu à laisser la France tirer un trop grand parti de cet “avantage comparatif”79. L’action de la France s’inscrit cependant dans une perspective d’interventions militaires plus nombreuses dans le futur. Ainsi que l’écrit un rapport d’un groupe de travail présidé par Javier Solana, «la probabilité de conflits régionaux de grande ampleur au Moyen-Orient et la conséquence des guerres intra-étatiques en Afrique aux causes multiples, y compris de grandes insurrections politiques» 80 constitueront un facteur d’instabilité majeure pour l’Europe au cours des quinze prochaines années.

Rhétorique militaro-humanitaire…

La prise de conscience du chaos qui bouleverse une partie de la planète ainsi que les menaces qui pèsent sur les intérêts géo-économiques que la France retire de son statut de puissance mondiale expliquent l’accélération de l’interventionnisme militaire des présidences Sarkozy et Hollande. Les menaces provoquées par des groupes terroristes qui se réclament de l’islam sont mises en avant81. L’objectif affiché est d’aider les gouvernements en place à faire face à cette menace et si besoin dans le cas de l’Afrique d’aider ces pays à “reconstruire un Etat de droit”.

Les analogies avec les doctrines du “state-building” (reconstruction des Etats) qui triomphèrent au cours des années 2000 aux Etats-Unis sont réelles. Les désastres produits par leur mise en œuvre par l’Administration Bush ont freiné leur succès aux Etats-Unis. Par une sorte de vases communicants, ils ont permis aux dirigeants Français de se présenter en hérauts de “l’impérialisme libéral” préconisé par R. Cooper.

Ces arguments ne sont pas vraiment nouveaux, ils se trouvaient au cœur de l’idéologie de l’impérialisme du dix-neuvième siècle et de sa mission “civilisatrice”. Aujourd’hui, on lui substitue fréquemment le terme “humanitaire”, qualifié par Rony Brauman de «néo-colonialisme humanitaire»82. Les conditions et le langage ont bien sûr changé depuis un siècle et demi: la “bonne gouvernance” et la “responsabilisation” (accountability) sont les paravents sémantiques contemporains, et la création de colonies et de ‘protectorats’ qui suivirent souvent les interventions étrangères au nom de la lutte contre le chaos, est bannie au profit de déclarations sur la “responsabilité de la communauté internationale”.

Les analogies avec l’interventionnisme militaire passé ne doivent néanmoins pas masquer qu’il existe des différences significatives. Au dix-neuvième et début du vingtième siècle, les pays Européens allaient à la conquête de “nouveaux” territoires. La conquête eut pour contrepartie le financement de mesures qui, bien que tronquées (par exemple dans le domaine de l’accès aux soins ou à l’éducation), avaient pour fonction de légitimer le contrôle de ces territoires et leur protection contre les menées des pays rivaux. Aujourd’hui, les interventions militaires ne visent ni à conquérir des territoires, ni à subjuguer des populations en leur imposant l’ordre métropolitain, elles sont hautement sélectives et dépendent de l’importance des intérêts politiques et économiques en jeu. Il suffit de regarder le chaos créé par l’intervention en Afghanistan, en Irak ou en Libye et la fréquence des interventions françaises dans son “pré carré” africain afin de sauver des dirigeants ou les remplacer par d’autres plus acceptables pour comprendre l’horizon temporel très court de ces interventions et le refus d’aider les populations à prendre leur sort en main. La lourdeur du “fardeau” supporté par les anciennes puissances coloniales explique les appels des dirigeants français et de l’ONU aux gouvernements des pays africains pour qu’ils mettent en place une force militaire apte à faire régner l’ordre. Toutefois, la pérennité de la présence de l’armée française en Afrique montre qu’on en est très éloigné.

…et soutien bien réel aux dictatures

Les interventions militaires de la France en Afrique subsaharienne – et peut-être prochainement une nouvelle fois en Libye – ne visent pas à s’attaquer aux causes profondes de la désagrégation politique qui frappe ces pays. Elles ne remettent pas en cause les pratiques kleptocratiques des dirigeants dont l’enrichissement personnel transite par les banques françaises et européennes pour se placer dans les paradis fiscaux, lorsqu’il n’est pas simplement investi en France83. Elles visent avant tout à confirmer que la France possède les moyens militaires de préserver l’emprise des grands groupes financiers, bancaires et industriels français sur les ressources de ces pays.

François Hollande et le roi Salman d'Arabie saoudite
François Hollande et le roi Salman d’Arabie saoudite

Au Moyen-Orient, dès la fin des relations privilégiées qu’elle entretenait avec le régime irakien, la France a renforcé ses relations militaro-diplomatiques avec les monarchies pétrolières. Elle a signé des accords de coopération militaire et de sécurité avec le Koweït, (1993, renforcé en 2009), le Qatar (1994, complété en 1998) et les Emirats Arabes Unis (2010). Elle s’engage à intervenir militairement pour soutenir ces pays en cas «d’agression qui serait menée par un ou plusieurs Etats»84. Cette solidarité très forte a été extrêmement favorable aux ventes d’armes, puisque le Moyen-Orient figure de longue date à la première place pour les exportations françaises. En 2014, le total des contrats d’armes passés avec la seule Arabie saoudite a représenté 50% du total des contrats entrés en vigueur85. L’étude d’impact de l’accord avec les Emirats souligne l’importance de cet accord «notamment en matière de formation au combat de nos propres forces, de perspectives de débouchés pour nos industries de défense et de soutien à nos opérations extérieures»86.

Alors qu’en 2011 le rapporteur sur un projet de loi portant sur la coopération militaire appelait à la «vigilance» lors de la «conclusion ou la rénovation de ces accords»87, on a au contraire assisté sous les présidences de Sarkozy et Hollande à une solidification des liens avec les monarchies du Golfe, et cela sans “contrepartie” sur les droits démocratique ou simplement humains dans ces pays.

François Hollande et l'émir du Qatar, Cheikh Tamin bin Hamad Al-Thani, à Doha, mai 2015: achat de 24 Rafale
François Hollande et l’émir du Qatar, Cheikh Tamin bin Hamad Al-Thani, à Doha, mai 2015: achat de 24 Rafale

Les dirigeants de la France espèrent retirer des bénéfices géopolitiques et économiques de cette connexion plus étroite avec les monarchies pétrolières. La volonté de vendre des armes – et plus largement d’ouvrir les marchés des pétromonarchies aux grands groupes français – constitue un axe majeur de la  “diplomatie économique” que Laurent Fabius a contribué à fortement développer. Il l’a résumé ainsi après l’annonce de 20 milliards d’euros de contrats passés avec l’Arabie saoudite: «Tout cela veut dire que nous avons eu raison de donner une forme de priorité à nos relations avec l’Arabie saoudite dans la région. Cette priorité, nous l’avons donnée d’abord pour des raisons politiques car l’Arabie saoudite est un partenaire de référence dans cet Orient troublé, avec lequel on peut travailler au règlement des crises.»88

L’appui inconditionnel aux régimes de la dynastie des Saoud et du Qatar, ainsi qu’au maréchal-président Abdel Fattah al-Sissi en Egypte se traduit par un silence assourdissant des dirigeants français sur la répression féroce et l’absence de droits démocratiques dans ces pays. Il est en conséquence inutile de chercher dans l’activisme militaro-diplomatique de la France observé depuis quelques années la volonté de soutenir les mouvements populaires qui embrasent les “pays Arabes”. En ce domaine, la conduite de la France en Egypte et au Moyen-Orient est plutôt guidée par la “doctrine Alliot-Marie”. Les armes livrées à ces pays par la France sont, en effet, utilisées contre les populations qui sont victimes de ces régimes dictatoriaux.

Un engrenage dangereux

Les choix militaro-diplomatiques des gouvernements français produisent un engrenage de subordination périlleux. Ils entraînent une implication croissante de la France dans des conflits militaires au Moyen-Orient en faveur des régimes d’Arabie saoudite et du Qatar dont la politique extérieure et le militarisme sont directement orientés contre l’Iran. Au lendemain de l’annonce du contrat de vente de Rafale à l’Egypte, le président Al-Sissi décidait une attaque aérienne contre les populations civiles en Libye, qualifiés de «crimes de guerre» par Amnesty International89. De même, l’Arabie saoudite a également organisé une attaque aérienne de longue durée au Yémen et des bombardements avec des munitions à fragmentation, passibles d’accusation de crimes de guerre. En même temps, elle a annoncé une prochaine vague d’achats de matériels militaires à la France.

La vente d’armes sans aucune réserve aux pays du Moyen-Orient par la France agit donc comme un facilitateur des guerres meurtrières qui sévissent dans la région. Car les pays acheteurs sont décidés à utiliser ces armes, pour lesquelles ils ont d’ailleurs besoin de militaires formés. Le gouvernement français a, par exemple, montré sa disponibilité en signant un accord pour la formation technique des pilotes et mécaniciens, mais plus largement pour l’instruction d’officiers du renseignement dans un accord séparé et confidentiel. Il y a donc lieu de prévoir que la hausse très importante des dépenses militaires des pays du Moyen-Orient, à laquelle l’industrie française participe en bonne place, se traduira par une violence plus forte que celle aujourd’hui observée.

Cette évolution engage la diplomatie de la France dans une mécanique incontrôlée. Il est en effet illusoire de penser que là où les Etats-Unis n’ont semé que le chaos et en subissent aujourd’hui les effets, les régimes qui luttent pour une forme de leadership régional apportent au contraire une quelconque stabilité. La décision de prendre position dans le conflit entre deux “camps” (Monarchies pétrolières vs Iran) qui luttent pour renforcer leur influence régionale explique la position “faucon” du gouvernement français sur un accord concernant l’uranium iranien, alors que l’Arabie saoudite annonce qu’elle cherchera à se doter de l’arme nucléaire si un accord est trouvé avec l’Iran90.

De plus, ces régimes instrumentalisent, lorsqu’ils ne les ont pas créés, les réseaux terroristes dont le gouvernement français fait ses ennemis principaux. La promiscuité du régime du Qatar avec les groupes islamiques radicaux en Irak, Syrie et au Yémen est aussi notoire que l’est le financement d’Al-Qaida par l’Arabie saoudite (et les Etats-Unis) au cours des décennies 1990 et 200091. Ainsi que l’observe un ancien haut fonctionnaire du Ministère de la défense: «L’Arabie saoudite, maison mère du Salafisme Jihadiste, a créé un Frankenstein dont elle redoute depuis quelques années l’effet boomerang. Aujourd’hui, les dirigeants du royaume semblent divisés sur la ligne à adopter.»92 On pourrait ajouter au “cercle de famille” les parrains qatariens de groupes d’islamistes radicaux en Syrie, et l’élargir encore plus en rappelant le rôle joué par l’oncle Sam93. Les rivalités pour la domination régionale entre les monarchies du Golfe qui parrainent ces groupes armés sont ainsi exacerbées94.

Conclusion

Les déclarations de François Hollande lors de sa visite du site de Dassault-Aviation citées en titre de cet article sont, somme toute, celles d’un président «normal», c’est-à-dire de quelqu’un qui s’inscrit dans la longue tradition de la Ve République. Cependant, au-delà des différences de personnalités95, le contexte a profondément changé depuis sa fondation par de Gaulle. D’une part, la condition supportée par des millions de salarié·e·s et leurs familles en raison de leur mise en concurrence par le capital a peu à voir avec celle qui prévalait lors des “trente glorieuses” et la crise aggrave le sort subi par les jeunes des “banlieues”, plus encore lorsqu’ils sont issus de l’immigration. D’autre part, la centralité du militaire demeure, mais elle s’inscrit aujourd’hui dans le cadre d’une détérioration accélérée de la situation géopolitique internationale et l’irruption de mouvements populaires qui minent les régimes situés dans la «zone prioritaire de la France», selon l’expression utilisée dans le Livre blanc de 2013.

Les interventions militaires de la France ont pour objectif de conforter le statut international de la France. Celui-ci constitue un actif d’autant plus nécessaire à défendre que la position économique du capitalisme français se détériore, y compris au sein de l’Union européenne. Elles conduisent les gouvernements français à augmenter les budgets militaires et sécuritaires. Si ces évolutions se confirmaient, il resterait alors à mesurer les conséquences de l’écart croissant entre l’activisme militaire et l’état de l’économie et de la société française.
(26 juin 2015)

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57 Certains reprennent aujourd’hui – quoiqu’avec prudence – le terme de sous-impérialisme pour qualifier les BRICS, qui avait été introduit par le marxiste Brésilien Marini en 1972, voir P. Bond, « BRICS and the tendency to sub-imperialism », 10/04/2010, http://www.pambazuka.net/en/category.php/features/91303

58 Cette question, abordée par les historiens (P. Kennedy) et les chercheurs en économie politique internationale ne peut être abordée dans cet article.

59 C. Serfati, ‘The new configuration of the Capitalist class’ in L. Panitch, G. Albo& V. Chibber (eds), Registering Class, Socialist Register 2013, London: Merlin Press.

60 K. Marx, Le Capital, Livre 1, Chapitre XXVIII : « La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XV° siècle. – Les lois sur les salaires ».

61 F. Mitterrand, Le coup dEtat permanent, Plon, 1964, Paris.

62 Dans les secteurs de l’armement (et conjointement de l’aéronautique et l’espace), du nucléaire, du pétrole et de l’énergie, des transports et de l’automobile, des télécommunications, du bâtiment et des travaux publics.

63 Est-ce parce qu’ils suspectent une certaine gloutonnerie que les médias parlent de ’millefeuille administratif”?

64 Ministère de la défense, « Projet de loi actualisation de la programmation militaire 2014 / 2019. Dossier thématique », n.p.

65 Il faut d’autre part prendre en compte le fait que des dépenses qui devaient venir de recettes exceptionnelles (cessions immobilières, ventes de fréquences hertziennes) sont remplacées à hauteur de 5,2 milliards d’euros par des ‘recettes certaines’ pour les militaires et les industriels.

66 Le financement des ‘opérations extérieures’ (OPEX) est assuré à concurrence de 450 millions d’euros par le ministère de la défense. Au-delà, le budget général acquitte la facture. En 2014, les OPEX ont coûté 1,12 milliard auquel il faut désormais ajouter les opérations de sécurité extérieure (‘Sentinelle’) estimées à 260 millions d’euros en 2015.

67 L’engouement pour les exportations d’armes commence avec l’élection de F. Mitterrand en 1981. Le « Programme commun de gouvernement Parti socialiste-Parti communiste » (27 juin 1972) annonce « la cessation de toute vente d’armes et matériels de guerre aux gouvernements colonialistes, racistes et fascistes » ainsi que «la stricte réglementation des ventes éventuelles d’armement à l’étranger » (souligné par moi, C.S.).

68 P. Quilès est une quasi-exception, voir Paul Quiles, Jean-Marie Collin, Bernard Norlain, Arrêtez la bombe!, Cherche-midi, 2013, Paris.

28 février 2013. Un groupe de 10 députés et sénateurs note également que « Trop de civils et de militaires de hauts rangs voient le désarmement nucléaire en France comme un acte de trahison ou de déclin », Déclaration de 10 parlementaires français à la Conférence internationale sur l’impact humanitaire des armes nucléaires à Vienne, 9 décembre 2014.

69 Jean -Marie Collin, « La France et sa bombe, Eclairages, GRIP, 27 février 2015.

70 Voir C. Serfati, L’industrie française de défense, La documentation française, Paris 2014, chapitre 7 « l’industrie de la sécurité ». Alors que, en 2013 le chiffre de l’industrie d’armement était de 15,1 milliards d’euros, celui de la ‘sécurité nationale’ (essentiellement financé sur fonds publics) était d’environ 8,5 milliards d’euros, et celui de la sécurité privée (entreprises et ménages) d’environ 6 milliards d’euros. La sécurité au sens large double donc le chiffre d’affaires de l’industrie de défense.

71 Fondation Abbé Pierre, L’état du mal-logement en France,20° rapport annuel, 3 février 2015.

72 Voir par exemple la détérioration significative des échanges commerciaux avec l’Italie entre 2004 et 2014 sur toutes les gammes de produits industriels, Etudes et Eclairages, « Creusement du déficit bilatéral de la France avec l’Italie depuis dix ans » juin 2015, n°58, http://lekiosque.finances.gouv.fr

73 C. Serfati, « Imperialism in context: the Case of France », Historical Materialism, 2015, Volume 23, Issue 2.

74 C. Serfati, Impérialisme et militarisme : actualité du 21° siècle, Page 2, Lausanne, 2004.

75 Article 28A-6 du Traité Sur L’union Européenne.

76 Actuellement le mécanisme Athena mutualise 10% du coût des opérations, le reste étant à la charge des pays intervenant.

77 C’est le cas en République centre-Africaine (2014). Au Mali, la mission EUTM fournit une aide à l’armée, tandis que la mission EUCAP soutient l’action de la gendarmerie nationale, la police et la garde nationale.

78 Par exemple par madame Alliot-Marie, ministre de la défense, Délégation pour l’union Européenne, Assemblée Nationale, 15 février 2005.

79 Refusant les demandes du Président Hollande faites au sommet de Bruxelles (décembre 2013), la chancelière Merkel a déclaré « We cannot fund military missions in which we are not involved in the decision process” , Andrew Rettman, « France, Germany and UK show discord on EU defence », EU.Observer, 20 décembre 2013, https://euobserver.com/defence/122570.

80 Javier Solana More Union In European Defence, Report Of A CEPS Task Force, Février 2015,p.10.

81La justification donnée par le ministre de la défense est que « la mise en place d’un Etat terroriste à portée de l’Europe et de la France, dans les mains de groupes proche d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) » cité par P. RIché, « Pourquoi la France entre en guerre au Mali », 12 janvier 2013, http://rue89.nouvelobs.com/2013/01/12/pourquoi-la-france-entre-en-guerre-au-mali-238534

82 «Les pièges de l’engagement humanitaire. Droit d’ingérence ou devoir d’ingérence ? Rencontre avec Rony Brauman», Politique autrement, Lettre n° 20, juin 2000, http://www.politique-autrement.org/Lettre-no-20-Les-pieges-de-l-engagement-humanitaire-Droit-d-ingerence-ou-devoir-d-ingerence

83 Voir le dossier documenté établi par Xavier Harel et Thomas Hoffnung, Le scandale des biens mal acquis. Enquête sur les milliards volés de la Françafrique, Les Editions de la Découverte, Paris, 2011.

84 Cette formule figure dans l’accord signé avec les Emirats d’Abu Dhabi, mais la formule est à peu près la même dans les autres accords.

85 Délégué Général pour l’armement Laurent Collet-Billon, audition à l’Assemblée Nationale, 26 mai 2015.

86 Annexée au projet de loi présenté à l’Assemblée Nationale, 2 mars 2011.

87 Philippe Folliot, Projet de loi (N° 3194), adopté par le Sénat, autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Cameroun instituant un partenariat de défense, Assemblée Nationale, 30 mars 2011.

88 «L’Arabie Saoudite envisage l’achat de deux réacteurs nucléaires EPR», http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/l-arabie-saoudite-envisage-l-achat-de-deux-reacteurs-nucleaires-epr_1693140.html#XOXeZbtLRm5rSZTV.99

89 Amnesty International, “Libya: Mounting evidence of war crimes in the wake of Egypt’s airstrikes”, 23 février 2015.

90 David E. Sanger, « Saudi Arabia Promises to Match Iran in Nuclear Capability”, New York Times, 13 mai 2015.

91 Par exemple, Elizabeth Dickinson, « The Case against Qatar », Foreign Policy, 30 septembre 2014.

92 Pierre Conesa, « Non, les Occidentaux ne doivent pas intervenir militairement au Moyen-Orient », Diploweb.com, 15 septembre 2014.

93 Voir l’article de Jason Burke, datant de 1999 ( !), « Frankenstein the CIA created », The Guardian, 17 janvier 1999

94La grille de lecture d’un conflit sunnite-chiite est biaisée. Les rivalités pour la domination régionale entre l’Arabie saoudite et l’Iran conduisent celui-ci à établir des contacts étroits avec les Talibans (sunnites) car les deux parties sont inquiètes de la montée en puissance de l’ISIS, voir F. Peikar, « Whydid the Talibans go to Teheran ? », TheGuardian, 22 mai 2015. La rivalité entre l’Arabie saoudite et le Quatar pour contrôler les groupes armés sunnites en Syrie et en Libye est très forte.

95 Ainsi, Hollande se différencie de son prédécesseur, adepte des gesticulations qui ont par exemple jalonné l’épisode Libyen : libération des infirmières bulgares par Kadhafi, tente du « guide » plantée dans les jardins de l’hôtel Marigny, rôle de B.H. Lévy comme conseiller du président, voir par exemple Alfred de Montesquiou, « BHL : ma guerre en Lybie », Paris-Match, 18 novembre 2011,http://www.parismatch.com/Actu/International/BHL-Ma-guerre-en-Libye-157432, etc.

 

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