Le Financial Times du 1er juillet 2015 constatait que la polarisation induite par le référendum soumis aux citoyens et citoyennes grecs le 5 juillet relevait de «la division entre les classes supérieures, qui considèrent l’euro comme le symbole de la prospérité et de leur identité européenne (et craignent pour la valeur de leur propriété et épargne bancaire) et la classe laborieuse qui a vu son salaire, ses possibilités d’emploi et le financement de l’Etat [services publics] sabrés sous les effets d’une série de programme d’aide depuis 2010».
Un examen comparatif des résultats confirme avec éclat ce constat réaliste. Ainsi, dans la circonscription populaire du Pirée, le «non» a été à hauteur de 72,51% des votes, malgré le mot d’ordre ultra-sectaire du KKE de voter «deux fois non», ce qui revient à invalider le bulletin. Ultra-sectaire dans le sens d’une stricte défense des intérêts d’un appareil bureaucratique qui a perdu tout respect et sens politique des intérêts d’ensemble des travailleurs, des chômeurs, des retraités.
Géographiquement et socialement à l’opposé, dans la «circonscription» de Psychiko, quartier résidentiel, le «oui» a capté 77,98% des votes et dans celle d’Ekali, 84,62%, un quartier connu, entre autres, comme celui des familles d’armateurs. Dans l’analyse du vote a dominé, ce qui est compréhensible dans un premier temps, l’ampleur générale du «non», du refus de l’austérité. Une ampleur qui démentait tous les sondages organisés par le réseau des chaînes de TV privées et relayés massivement – sans précaution ou, plutôt, avec beaucoup de précaution – par les médias internationaux.
On pourrait leur appliquer la semonce que Manolis Glezos – le militant de la résistance qui décrocha en mai 1941 le drapeau nazi hissé sur l’Acropole – a lancée, depuis son siège au Parlement européen, au président social-démocrate Martin Schulz: «J’ai peur de l’homme d’un seul livre.» Une citation de Thomas d’Aquin. Glezos a parlé en grec ancien et a cité en latin le texte de Thomas d’Aquin. En effet, ils sont nombreux les illettrés qui multiplient les inepties – à tonalité paternaliste au mieux, fleurant la xénophobie au pire – à propos de la politique du gouvernement Tsipras et de celle de Syriza. Ce sont les porte-parole d’un seul discours, celui des «institutions», qui semble échapper à toute idéologie si ce n’est celle d’une naturalisation des rapports sociaux et économiques. Le substrat de la formule TINA (There is no alternative).
Martin Wolf, éditorialiste de droite du Financial Times – certes plus élaboré que le beau-fils rêvé d’une mère petite-bourgeoise helvétique, Darius Rochebin du téléjournal suisse français (RTS) – affirme dans l’édition du 8 juillet que les créanciers qui insistent sur la «solidarité» non valable car les Grecs, avant et après la crise, n’ont pas répondu à leurs obligations sont trop simplistes: «Le reproche pour le gâchis repose tout autant sur les responsabilités (principalement françaises et allemandes) manifestées par les créanciers privés et les gouvernements qui ont décidé d’assurer des prêts à la Grèce pour renflouer les créanciers [les banques]. Le refinancement a eu un bénéfice négligeable pour la Grèce.» Autrement dit, plus de 95% des prêts sont retournés auprès des prêteurs. Quant aux contribuables européens qui devraient payer la dette grecque, cela relève, aujourd’hui, de la campagne d’intoxication. En effet, les prêts à la Grèce jouissent d’une garantie d’Etat. Le Fonds européen de stabilité financière a emprunté sur les marchés pour opérer ces prêts à la Grèce. Des opérations spéculatives ont été faites à cette occasion, avec les risques intrinsèques qui leur sont propres. En outre, aujourd’hui, plus d’un hedge fund joue la carte du Grexit, sans état d’âme pour personne, si ce n’est pour ceux qui les contrôlent.
«Une déclaration contre nature»
Mais revenons à l’après-référendum. D’importants secteurs de Syriza ont été refroidis par la réunion de tous les partis grecs convoquée à l’initiative d’Alexis Tsipras le 6 juillet. Etaient présents le néo-dirigeant de la Nouvelle Démocratie, Evángelos Meïmarákis, Stavros Theodorakis de To Potami (La Rivière), Fofi Gennimata du Pasok, Dimítris Koutsoúmbas du KKE. Participait évidemment l’allié de Syriza au gouvernement, le ministre de la Défense et dirigeant des Grecs indépendants (ANEL), Panos Kammenos. La déclaration commune affirme: «La décision récente du peuple grec n’est pas une instruction pour une rupture, mais un mandat pour poursuivre et consolider l’effort d’aboutir à un accord socialement juste et économiquement viable.»
Antonis Ntavanellos – membre du secrétariat exécutif de Syriza et animateur de DEA –, dans un article du 7 juillet publié sur le site de Rproject (Red Network), et repris sur le site d’Iskra (site du Courant du gauche), souligne que le véritable mandat n’est autre qu’un refus de l’austérité et une rupture, si cela est nécessaire. Il souligne que la déclaration commune aboutit, de fait, à mettre la réalité cul par-dessus tête, en affaiblissant la position des gagnants et en suscitant des illusions sur les options effectives des perdants: «Un réalisme à tout prix conduit à une réconciliation incompréhensible et surprenante entre les gagnants et les perdants du référendum.»
A juste titre, il met en exergue que signer en commun – Syriza, Nouvelle Démocratie, Pasok et To Potami – un tel document «est non seulement articifiel et arbitraire, mais contre nature, après la polarisation de classe lors du référendum». Il juge que cette opération politique ne peut pas être un instrument pour faciliter la négociation, et l’espace politique que pourrait laisser entendre une telle déclaration commune n’existe pas. Une chose sont des négociations, une autre chose est le piège qui a déjà été entrouvert lors de l’accord du 20 février. Dès l’après-midi du 8 juillet, les dirigeants de la Nouvelle Démocratie, du Pasok et de To Potami ont attaqué le discours tenu par Tsipras le jour même devant le Parlement européen en insistant sur les engagements de Tsipras en faveur d’un accord dans les plus brefs délais. Dès lors ils ont exigé que soient rendus publics les dires de Tsipras lors de la réunion du 6 juillet et que ce soit la règle pour le futur. Une contre-attaque des professionnels de la manoeuvre dans les couloirs de l’UE, couloirs grand ouverts par l’eurocratie.
L’insistance est mise sur la place centrale dans le champ politique que doit occuper le parti Syriza. Dit autrement, le référendum a confirmé l’importance de l’activité des milliers de militants de Syriza, des centaines de comités unitaires, souvent stimulés par la gauche de Syriza. Le gouvernement, dont la colonne vertébrale est Syriza, ne peut exproprier les militants et sympathisants de Syriza de leur pouvoir de décision, de leur capacité d’attribuer une orientation à leur gouvernement qui dispose, après le 5 juillet, d’un appui plus solide que celui obtenu le 25 janvier.
Dans un autre article publié par Rproject – dans le prolongement de celui d’Antonis Ntavanellos –, l’insistance est mise sur une opération médiatique qui attribue la victoire du «non» au référendum avant tout à la personnalité d’Alexis Tsipras. Une telle approche, intéressée, a une fonction de déposer dans les mains du seul Tsipras le vote du 5 juillet. Une telle entreprise entre en résonance avec l’ultra-personnalisation médiatique des décisions politiques. Elle gomme les contours de classe et les affrontements dont ils sont gros, à l’échelle de la Grèce comme à l’échelle internationale.
Tous les projecteurs se braquent sur les «négociations» en cours. Tout semble se réduire aux caractères et penchants d’un Jean-Claude Juncker, d’une Angela Merkel, d’un François Hollande ou du Néerlandais Jeroen René Victor Anton Dijsselbloem!
La lecture du discours d’Alexis Tsipras devant le Parlement européen, que nous publions ci-dessous, accompagné de la vidéo, mérite d’être faite en ayant à l’esprit les interrogations et débats au sein de Syriza, conduits entre autres par le Red Network et le Courant de gauche dans une perspective d’unité de classe et de mise en garde face à «une fragmentation» du mouvement qui s’est reconstitué pour le 5 juillet. Un tel décodage est aujourd’hui plus utile pour saisir le moment dit historique en Grèce que la multiplication de scénarios qui ne servent même pas, très majoritairement, à indiquer les probables issues. Dans tous les cas de figure, la prise de contrôle immédiate de la Banque centrale et des quatre banques dites systémiques est une nécessité pour faire face à la strangulation financière actuelle. Strangulation que ne desserreront pas les propositions que fera le ministre des Finances grec, Euclide Tsakalatos, si l’on tient compte de la lettre qu’il a envoyée au Mécanisme européen de stabilité (MES) ce 8 juillet. (Charles-André Udry, 8 juillet 2015)
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Alexis Tsipras devant le Parlement européen le 8 juillet 2015
«Nous avions choisi de donner la possibilité aux Grecs de s’exprimer pour décider de leur avenir. Nous nous efforçons de trouver une solution durable et juste à la question grecque en évitant les écueils du passé, une solution sans austérité extrême qui condamne l’économie à un cercle vicieux.
Le choix du peuple grec fut courageux, surtout dans des conditions très difficiles, où la campagne médiatique avançait que le non revenait à choisir l’affrontement et la rupture avec l’Europe. Mais le choix du peuple grec n’était pas celui de la rupture avec l’Europe, il était celui du retour aux principes fondateurs de l’Europe: la démocratie, la solidarité, le respect mutuel et de l’égalité.
Le message est clair: l’Europe sera démocratique ou ne survivra pas aux heures difficiles que nous traversons. Le gouvernement grec négocie avec ses partenaires pour obtenir une confirmation du respect des règles de fonctionnement de l’Europe et le respect plein et entier du choix démocratique des peuples.
Mon gouvernement et moi-même avons pris nos fonctions il y a cinq mois et demi. Mais les plans de sauvetage ont commencé il y a 5 ans et demi! J’assume pleinement la responsabilité de derniers mois écoulés. Mais la responsabilité de la situation actuelle ne trouve pas sa source dans ces 5 mois écoulés.
Je veux vous assurer que le peuple grec a fait des efforts d’ajustement extrêmement importants ces dernières années, efforts qui ont épuisé la résistance de la population. Evidemment, la Grèce n’est pas la seule dans ce cas, d’autres pays se sont trouvés face à des difficultés et je respecte les politiques qui ont été mis en œuvre dans ces pays.
«Mon pays est devenu un champ d’expérimentation de l’austérité»
Mais nulle part les programmes d’austérité n’ont été aussi durs et aussi longs qu’ils l’ont été en Grèce. Mon pays est devenu un champ d’expérimentation de l’austérité ces 5 dernières années. La réalité est que l’expérience a échoué. Le chômage, la pauvreté, la marginalisation et l’exclusion ont explosé, tout comme la dette publique, qui était à 120% du PIB avant le début du programme contre 180% aujourd’hui.
Aujourd’hui, une majorité du peuple grec estime ne pas avoir le choix: il faut rompre avec cette trajectoire sans issue. Ce choix s’est exprimé de la façon la plus démocratique et nous devons maintenant le concrétiser.
Nous souhaitons un accord avec nos partenaires, mais un accord qui montre une possibilité de sortie de crise, un accord qui montre qu’il y a de la lumière au bout du tunnel. Un accord, aussi, qui comporte des réformes nécessaires, personne ne le conteste.
Mais le fardeau devra être supporté par ceux qui peuvent le supporter, et qui ont été protégés ces 5 dernières années alors que le fardeau était supporté par les travailleurs, les retraités, ceux qui n’en peuvent plus. Il faudra des politiques de redistribution pour les plus vulnérables, pour aller dans le sens d’une croissance durable.
Ce que nous proposons, c’est un ensemble de réformes avec une juste répartition du fardeau, en couvrant les besoins de financement du pays et en mettant en place un programme qui puisse aboutir à la croissance, faute de quoi nous ne sortirons jamais de la crise. Notre premier objectif doit être de lutter contre le chômage et de renforcer les entreprises. Notre proposition doit aussi aboutir à un engagement pour une solution durable à la dette. Il ne doit pas y avoir de question taboue, nous devons chercher des solutions, si difficiles soient-elles.
C’est ce que nous avons proposé à l’Eurogroupe lors du sommet d’hier. Aujourd’hui, nous présentons une demande au Mécanisme européen de stabilité. Dans les deux prochains jours, nous allons préciser nos propositions et j’espère que nous pourrons trouver une solution dans l’intérêt de la Grèce et de la zone euro. Je ne pense pas tant à l’intérêt économique qu’à l’intérêt géopolitique de l’Europe.
Que les choses soient claires, les propositions du gouvernement grec pour financer ses obligations et restructurer la dette ne visent pas à faire supporter cette charge par le contribuable européen.
«Les fonds qui ont été attribués à la Grèce ne sont jamais arrivés au peuple grec»,
mais aux banques
Les fonds qui ont été attribués à la Grèce ne sont jamais arrivés au peuple grec, ils ont été affectés au sauvetage des banques. De plus, depuis août 2014, la Grèce n’a pas reçu de décaissement au titre du plan de sauvetage qui a expiré fin juin. 7,2 milliards d’euros ne sont toujours pas arrivés depuis août 2014, et à l’époque, nous n’étions pas au gouvernement. Le fonds s’accompagnait de la nécessité de rembourser 17,5 milliards d’euros sur la même période.
Ces fonds n’ont pas été versés parce que le programme n’était pas réalisé à l’époque. Et il ne l’était pas, non pas à cause du gouvernement, mais parce que le programme, à l’époque comme aujourd’hui, ne pouvait pas s’appuyer sur l’acceptation populaire. Il faut un consensus pour qu’un tel programme soit réalisable.
Je ne suis pas de ceux qui prétendent que tous les maux du pays sont à mettre sur le dos des étrangers. Si la Grèce est dans cette situation, c’est parce que pendant des décennies, les différents gouvernements ont pratiqué le clientélisme, en soutenant la corruption [1] sans contrôler la fraude fiscale des plus riches. 56% des richesses nationales sont aux mains de 10% de la population grecque. Au plus fort de l’austérité, ces 10% ont été épargnés et n’ont pas contribué à supporter le fardeau.
Les programmes d’action et les mémorandums n’ont pas remédié à cette situation. Au contraire, le dispositif de perception des impôts s’est effondré malgré les efforts de certains fonctionnaires zélés mais intimidés. La collusion entre l’establishment politique, les oligarques et les banques est restée; aucune réforme n’a amélioré le fonctionnement de l’appareil étatique, qui avait pris l’habitude de servir des intérêts particuliers plutôt que le bien commun. Nous en sommes arrivés là par le biais de ces prétendues réformes.
Nos réformes à nous ont des objectifs différents: nous voulons lutter contre le règne des oligarchies et des cartels, contre la fraude et l’évasion fiscales, nous voulons moderniser l’Etat, voilà nos priorités. Nous attendons l’accord de nos partenaires sur ces priorités.
Nous sommes porteurs d’un mandat fort du peuple grec. Nous sommes déterminés non pas à chercher l’affrontement mais à nous en prendre aux mentalités établies qui enfoncent la Grèce. Notre pays est à la croisée des chemins. La crise grecque n’est que l’impuissance de l’Europe à trouver une solution définitive à l’endettement qui s’auto-alimente. Il s’agit d’une question européenne et non pas exclusivement grecque.
A problème européen, il faut une solution européenne. L’histoire de l’Europe est une histoire de conflits qui finissent au bout du compte par des compromis. C’est aussi une histoire de convergence et d’élargissement, d’unité et non de division. C’est la raison pour laquelle nous parlons de l’Union européenne, ne la laissons pas devenir une division européenne.
Nous voulons trouver un compromis honorable pour éviter une rupture en opposition avec la tradition européenne. Nous sommes tous conscients des enjeux et nous sommes prêts à prendre nos responsabilités.»
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[1] Le magistrat Panagiotis Nikoloudis, chargé de la lutte contre la corruption dans le gouvernement Tsipras, affirme dans un entretien: «Ma première réponse est politique: nos partenaires européens n’obtiendront rien s’ils continuent de vouloir imposer à la Grèce des solutions rejetées par sa population parce qu’elles sont insupportables. […] Sur la corruption, nos partenaires européens ont fermé les yeux lorsque nos prédécesseurs négociaient tous ces contrats publics et ces acquisitions si coûteuses. Un Grec acceptait bien sûr les pots-de-vin, mais il y avait toujours un Allemand, un Français ou un autre pour le proposer, en drachmes, puis en euro. L’Europe a nourri la corruption en Grèce, c’est un fait.» (Le Temps, 8 juillet 2015)
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