À partir de l’observation locale menée par le sociologue Raphaël Challier, le mouvement des gilets jaunes révèle son pouvoir transformateur de la conscience de classe.
Le mouvement des gilets jaunes, né à l’automne 2018, a déjà fait l’objet de nombreux commentaires politiques et médiatiques. Certains acteurs politiques ont dénoncé un mouvement séditieux et/ou réactionnaire, d’autres ont célébré une « insurrection enfin venue ». Quant aux commentaires scientifiques produits à chaud, ils ont surtout consisté dans l’analyse des racines structurelles de la mobilisation [1] ou des mises en perspective historique [2], mais sans mettre en place d’enquête spécifique. Les premières enquêtes collectives en cours, principalement quantitatives, fournissent des informations bienvenues sur la sociographie d’ensemble des gilets jaunes, comme l’ancrage du mouvement au sein des classes populaires périurbaines ou vivant à distance des métropoles et le caractère transpartisan du mouvement [3]. Néanmoins, comme pour toute forme d’expression politique, multiplier les enquêtes plus qualitatives et localisées [4] est indispensable pour saisir de manière précise et ancrée les multiples logiques sociales qui ont pu favoriser une telle dynamique des gilets-jaunes. Les seuls travaux relevant d’une telle approche sont à ce jour une enquête réalisée dans des villages de Haute-Marne [5] et l’autre à Dieppe [6]. C’est à ce travail, nécessairement progressif et collectif, de réinscription des « ronds-points » des gilets jaunes dans leurs différents territoires, que souhaite contribuer ce texte, contextualisation d’autant plus nécessaire dans le cas d’un mouvement très diversifié politiquement, socialement et souvent basé sur des réseaux d’interconnaissance.
À partir d’une ethnographie sur le vif de la mobilisation et celle, menée sur un temps plus étendu, de la vie sociale et politique [7] dans une ville rurale que j’appelle Grandmenil, j’analyserai les transformations que l’occupation d’un rond-point produit, dans un territoire populaire habituellement marqué par la fragmentation et la distance au politique, sur les relations entre habitants et les manières dont ils regardent le monde social. Ce faisant, je montrerai aussi que dans le territoire étudié, les gilets jaunes recouvrent peu les réseaux militants locaux de toutes obédiences, le mouvement favorisant plutôt l’irruption d’engagements à la fois populaires et profanes dans l’espace public.
Entre fragmentation et distance au(x) « politique(s) »
Pour saisir les effets que produit le mouvement au niveau local, il convient de le replacer dans le temps long des relations sociales qui se déploient à Grandmenil. Dans ce bourg rural de Lorraine de 5500 habitants, les cadres et professions intermédiaires sont sous-représentés, contrairement aux ouvriers [8], qui travaillent surtout dans le transport et l’industrie du bois. Les années 1990 puis 2000 sont marquées par plusieurs fermetures d’usines, qui fragilisent l’économie locale. Cette fragilité est renforcée par l’enclavement de la ville, située dans un territoire de plaine, qui ne bénéficie pas du tourisme. Le chômage (22,7 % contre 12,7 % pour la France métropolitaine. INSEE 2012) et le taux de pauvreté [9] y sont élevés, la part des ménages fiscaux imposés y est faible [10]. Dans un tel contexte, l’usage de la voiture n’apparaît pas comme un choix. L’offre de services aux usagers tend à se raréfier : l’accueil hospitalier a fermé en 2017, les horaires du bureau de poste couvrent moins de la moitié de la semaine ; la ville ne compte ne compte pas de lycée et les commerces se raréfient. La rétraction du bassin d’emploi oblige de nombreux habitants à investir des territoires plus dynamiques. Ces évolutions favorisent un malaise face à ce qui est perçu comme le déclin de la ville, la « sinistrose », selon les termes d’un élu local. Le bourg est donc assez typique de ces territoires ruraux, qui incarnent, avec les grands-ensembles, l’un des principaux espaces de résidence des classes populaires contemporaines.
La taille de la ville favorise l’interconnaissance, suscitant des pratiques de solidarité mais aussi la disqualification des « assistés », des minorités ethniques ou des mères célibataires accusées de « faire des enfants pour les allocations ». À titre d’illustration, la ville compte plus de dix bars, ce qui reflète la fragmentation des liens. Ces bars sont ségrégués selon les générations et les fractions de classe et les habitués y échangent souvent des jugements sévères sur les autres groupes (« frimeurs », « cul-terreux », « cas sociaux »). Cette interconnaissance façonne aussi des formes spécifiques de politisation, marques d’une distance spatiale, sociale et culturelle vis-à-vis des catégories plus aisées. Lors des présidentielles, les scores du Rassemblement/Front National (RN/FN), sont nettement plus élevés que la moyenne nationale. En 2017, Marine Le Pen arrive en tête, avec 51 % au second tour et 33,6 % au premier et en 2012, au 1er tour, avec 26,9 % [11]. Ce parti, le seul visible localement, parvient pendant à temps à mobiliser une vingtaine de militants et sympathisants, mais ne s’ancre pas sur la durée. Plusieurs cadres locaux, appartenant aux classes moyennes, ont démissionné de leur poste d’élus et quitté le parti dès 2015. Quant aux soutiens plus populaires, ils sont candidats non éligibles en 2014 mais n’adhèrent pas formellement [12]. Par ailleurs, le soutien au FN ne doit pas être généralisé aux habitants de Grandmenil et on y relève aussi des traces de politisations à gauche. Certains ouvriers en retraite, anciennement syndiqués (surtout à la CFDT), continuent d’affirmer publiquement leurs convictions politiques, tout en se déclarant souvent déçus de l’évolution du PS et du PCF. De même, l’organisation régulière de concerts de Punk contestataire sur la ville suscite chez certains jeunes une politisation et des votes d’extrême gauche, mais ils ne militent pas sur place, tant leurs concitoyens semblent « anti-politiques ».
En effet, plus qu’un « conservatisme », qui n’est pas unanime, le rapport au politique des habitants se définit avant tout par l’euphémisation des clivages partisans. Ainsi, lors des élections municipales de 2014, à l’exception de la liste FN (qui rassemble 21 % des votes au premier tour puis 15 % au second), les deux listes qui se classent en 1re (avec 44 % puis 48 %) et 2e position (35 % puis 38%) se présentent sans étiquettes. À Grandmenil, « tout se sait » et celui qui affiche ses opinions fait l’objet de railleries de la part des autres habitants, ce qui encourage une retenue. Cette faiblesse du tissu partisan n’implique pas pour autant une dépolitisation, au sens d’une incapacité à se mobiliser. Par exemple, fin 2012, la ville est le théâtre d’un mouvement contre l’introduction d’une taxe sur les ordures ménagères, ponctuée par des rassemblements importants (jusqu’à 600 habitants) et des dépôts de poubelles devant la mairie. Si celle-ci entrera en vigueur, le sentiment d’injustice fiscale réémerge, quelques années plus tard, lors du mouvement des gilets jaunes.
La ville en jaune, indice d’une cohésion retrouvée
Pour un sociologue ayant fréquenté le collège de la ville puis réinvesti Grandmenil comme terrain d’enquête, le mouvement frappe par son ampleur, mais aussi par les transformations qu’il produit. L’habituelle fragmentation est remplacée, pendant un temps, par une certaine cohésion affichée et le faible intérêt général pour la politique spécialisée [13] cède la place à des discussions passionnées sur le contexte économique et social. Dès mi-novembre, à partir d’appel sur les réseaux sociaux, un groupe d’habitants investit donc le rond-point au sortir de la ville, ralliant rapidement de 20 à 60 présents réguliers. Ils construisent une cabane, mettent en place plusieurs braseros, une camionnette sert à stocker les provisions. Les mobilisés appartiennent aux différentes strates des classes populaires : ils sont artisans et commerçants mais surtout ouvriers et employés, aussi bien stables que précaires, souvent peu diplômés. Les femmes sont assez présentes (entre 4/10 et 1/2 selon les jours). Si le mouvement favorise un recul des discours racistes (voir infra), le collectif mobilise peu les habitants des minorités (Turcs et Maghrébins), à part quelques personnes Tziganes.
La forte présence des classes populaires sur le rond-point contraste avec leur sous-représentation au conseil municipal [14], d’autant que la base des mobilisés devient plus populaire au fil des semaines. Cette évolution s’explique par le mode d’action, l’occupation quotidienne du rond-point, qui favorise l’implication des sans-emplois, des précaires connaissant des périodes d’inactivité et des mères au foyer alors que pour les plus insérés, le rond-point tend à rentrer en concurrence avec d’autres supports sociaux. Par exemple, Sandrine, 43 ans, mère de trois enfants qui vit du RSA, est quotidiennement présente. Dans un territoire où les mères célibataires font l’objet de critiques, on comprend aisément combien le fait d’apparaître civiquement, de pouvoir retraduire sa condition comme « injuste », de bénéficier d’une sociabilité non-marchande (elle « sort peu en temps normal ») constituent des incitations à porter le gilet. À l’inverse, Claude, 66 ans, ancien ouvrier, syndicaliste, « de gauche », habitué des mouvements sociaux, participe aux premières actions mais abandonne vite le rond-point pour se recentrer sur ses responsabilités associatives (Restos du cœur), la restauration de sa maison et la garde de ses petits-enfants.
Par rapport à l’ordinaire des relations sociales à Grandmenil, marquées par la fragmentation et des jugements sévères, le mouvement des gilets jaunes produit donc une reconsolidation des liens sur une base civique [15]. Les discussions entre générations et statuts divers produisent une ébullition politique et recréent un sentiment d’appartenance partagée. Beaucoup de conversations ont un contenu social, prennent la forme d’échanges sur les conditions de vie et de travail et s’organisent de manière informelle, contrairement au fonctionnement plus procédural d’un mouvement comme Nuit Debout [16]. La plupart des mobilisés le disent : ce qui les pousse à revenir, c’est d’abord « la solidarité », « entre des gens de milieux et d’âges différents », mais qui ont en commun d’être « des petits ».
À titre d’exemple, le passage d’un SDF touche les gilets, qui l’accueillent plusieurs jours et le logent dans leur QG. La visibilité d’une forme de misère peu répandue à Grandmenil est interprétée par les participants comme le symptôme d’un « monde devenu fou ». Au-delà du cercle des mobilisés, l’impression d’une cohésion retrouvée s’exprime aussi dans la sympathie que suscite le mouvement à Grandmenil. En décembre 2018, selon les jours, entre 1/2 et 2/3 des voitures garées dans le bourg arborent un gilet jaune sur leur pare-brise. Plusieurs commerçants affichent ce même symbole sur leur vitrine, alors qu’ils sont généralement prudents dans l’expression de leurs opinions. À défaut d’un soutien affiché, le mouvement bénéficie enfin de la bienveillance discrète d’élus municipaux, de responsables religieux ou de certains gendarmes, ce qui témoigne de sa relative hégémonie dans l’espace local.
En revanche, les militants politiques ou syndicaux sont peu présents parmi les gilets jaunes, qui se disent majoritairement « apolitiques ». Notamment, alors que le mouvement a parfois été associé au RN, force est de constater la faible mobilisation de ce parti. Parmi les enquêtés frontistes, les seules que je retrouve sur le rond-point sont des femmes précaires, non éligibles en 2014 et qui affirmaient alors « ne pas faire de politique ». A contrario, Pascal, ouvrier-peintre, responsable local de l’activité de terrain du parti, se réjouit du mouvement mais n’est pas allé sur les barrages, car il craint « de s’engueuler avec des gens [s’il dit] ses opinions ». Cette distance des plus militants vis-à-vis des gilets jaunes se retrouve à gauche. Comme nous l’avons vu, les retraités syndicalistes s’investissent moins sur la durée, car ils ont d’autres liens sociaux. Quant aux jeunes d’extrême gauche, certains rejoignent les gilets mais affichent une réserve prudente. C’est le cas de Baptiste, un jeune maçon en intérim. Membre de la France insoumise, il m’explique qu’il évite d’en parler, car « tout le monde n’est pas d’accord, et ça fait des problèmes ». Localement, les chances de porter un gilet jaune semblent donc augmenter en proportion inverse du degré d’implication partisane, ce qui lui donne un air de révolte des profanes. Les discours les plus élaborés politiquement sont surtout relayés par certains gilets qui, sans être militants, ont de petites dispositions à l’engagement que le mouvement active, comme Damien, sans-emploi, en reconversion comme auto-entrepreneur dans l’agriculture biologique. Il ne vote pas mais développe dans les discussions une critique construite du « capitalisme », du « mondialisme » et affirme que les gilets « doivent aussi proposer des alternatives ». Le discours protestataire des mobilisés apparaît donc surtout comme le produit de la mobilisation, d’une mise en commun des expériences sociales au sein d’un entre-soi populaire, plus que d’un travail partisan formalisé.
De la conscience triangulaire à la conscience protestataire
Un tel contexte impacte aussi les visions du monde qui s’expriment dans les conversations ordinaires. Ordinairement, la fragmentation favorise l’expression très commune de ce qu’Olivier Schwartz appelle une conscience triangulaire [17], c’est-à-dire une manière spontanée de se positionner socialement (de construire un « nous ») en s’opposant à la fois aux élites sociales et politiques (« ceux d’en haut ») mais aussi aux groupes plus fragilisés (« assistés », « immigrés »). Avec la mobilisation, la conscience sociale se fait moins triangulaire et plus protestataire, c’est-à-dire (encore) plus hostile aux classes supérieures mais surtout, phénomène nettement plus singulier dans le contexte local, moins dénigrante envers les minorités et les précaires. Autrement dit, le « nous » populaire se renforce. La cohésion retrouvée au niveau local est contrebalancée par un renforcement des antagonismes qui s’expriment envers les classes supérieures, en premier lieu les responsables politiques. Au-delà de la personne du président, c’est bien l’ensemble des spécialistes du politique qui sont dénigrés, y compris, dans un premier temps, le chercheur lui-même. Au début, je commets l’erreur de me présenter comme « prof en science politique », ce qui déclenche la méfiance (« Vous êtes avec le gouvernement ? ») ou l’ironie (« Tu vas mal finir ! ») des mobilisés. Rapidement, je me rabats donc sur l’identité de « sociologue » et, surtout, d’autochtone, lié à telle « famille du coin ». En effet, les gilets jaunes font généralement le lien entre les questions de représentation et de redistribution. Les décisions des « politiques » sont rapportées à leurs conditions de vie « privilégiées ». La remarque d’Emmanuel Macron incitant un jeune sans-emploi « à traverser la rue pour trouver du travail » est sur toutes les lèvres, dans un contexte où la pénurie d’emploi est perceptible. La sous-estimation par Jean-François Copé du prix moyen d’un pain au chocolat est parfois mentionnée, autre preuve à charge de cette fracture.
Mais, au-delà des leaders politiques, beaucoup de gilets jaunes, qui se sont mis à suivre l’actualité, convoquent d’autres figures de « ceux d’en haut », qui reflètent une politisation accélérée et syncrétique. La plupart des mobilisés demandent le rétablissement de l’ISF, l’augmentation des salaires et des retraites et opposent la non-taxation des « paquebots » à celle des automobilistes. Les plus attentifs à l’actualité dénoncent aussi les évadés fiscaux, les traders, les multinationales comme Monsanto ou les GAFAM (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Mises en commun sur le rond-point, ces figures de l’injustice sont glanées dans des reportages, les discours de responsables politiques pro-mouvement et dans des vidéos sur les réseaux sociaux, émanant aussi bien de la gauche critique que de cercles complotistes.
Par rapport aux discours qui s’expriment ordinairement à Grandmenil, les discussions sur les barrages expriment aussi plus souvent la nécessité d’une solidarité au sein des classes populaires. Ainsi, alors que l’expression de discours racistes est très banalisée dans l’espace local, la photo largement diffusée de mineurs main sur la tête, suite à l’arrestation de lycéens à Mantes-la-Jolie, choque beaucoup de gilets-jaunes, qui expriment leur solidarité avec les interpellés, qu’ils désignent comme des « lycéens » ou des « gamins ». Une telle réaction, qui inclut ces jeunes dans le « nous » contredit les opinions souvent exprimées sur les jeunes des banlieues et révèle la solidarité que produit la mobilisation. L’idée que « les puissants nous divisent pour mieux régner », reprise par plusieurs mobilisés, reconfigure aussi les manières de se positionner au sein de l’ensemble social. Ainsi, Pierre, un restaurateur de Grandmenil, fournit abondamment et régulièrement des « petits-plats » aux mobilisés. Pendant des années, les seuls propos politiques que je l’ai entendu tenir concernaient son statut de petit-patron (les « charges trop élevées »), thème généralement marqué « à droite ». Suite au mouvement, il lance avec ses clients des discussions sur « les fins de mois difficiles », la misère grandissante, et les défaillances des leaders politiques, « qui ne vivent pas dans le même monde que nous, les petites gens ». Temporaire ou non, l’inflexion du discours de Pierre montre que les artisans et commerçants ne sont pas nécessairement voués à être « à droite » [18].
Mais ce sont surtout les précaires (sans-emplois, mères célibataires) impliqués sur le rond-point qui bénéficient le plus d’une revalorisation symbolique. En temps normal, ces groupes sont victimes de commérages et sont tenus à l’écart des sociabilités des habitants plus insérés, y compris ouvriers ou employés, qui cherchent ainsi à conjurer leur propre sentiment de fragilité statutaire. Lors de ma précédente enquête, même les syndicalistes de gauche interrogés dénigraient spontanément les « assistés ». Dans un tel contexte, les moments d’échanges entre gilets jaunes stables et précaires peuvent sembler bien dérisoires. Pourtant, depuis des années de présence sur ce terrain, c’est presque la première fois que j’observe de telles interactions, qui se répètent à présent de manière régulière et quotidienne sur le rond-point. Ainsi, alors que Sandrine me raconte son parcours de « galère », Martial, 65 ans, retraité, ancien conducteur d’engins d’abattage, lui aussi gilet jaune, nous rejoint. Il écoute toute la conversation d’un air grave, affirmant plusieurs fois que « c’est pas normal ». Il embraye en m’expliquant que lui-même « a plus de chance, mais [qu’il] est d’abord là pour ses petits-enfants ». Ces scènes rappellent combien l’engagement civique constitue un facteur d’intégration sociale et combien l’existence de liens sociaux tangibles est indispensable à la construction d’un sentiment de cohésion plus étendu et plus politique.
On peut toutefois se demander si ces liens perdureront au-delà du mouvement et surtout, si elles ne bénéficieront pas exclusivement aux précaires les plus mobilisés. Surtout, si ces dynamiques de reconstruction d’une solidarité à base de classe sont très perceptibles sur le rond-point, on aurait tort de les tenir pour générales. La lecture des cahiers de doléances que les gilets jaunes font passer aux automobilistes rappelle notamment la faible maîtrise du jeu politique par beaucoup de citoyens des environs. La moitié des commentaires sont très peu formalisés politiquement (« de l’emploi », « plus de pouvoir d’achat »), donc propices à des lectures contradictoires. Minoritaires (1/10), plusieurs doléances traduisent aussi néanmoins une hostilité persistante à d’autres segments populaires (« arrêter d’aider ceux qui ne travaillent pas », « aider les Français, pas les étrangers »). Force est donc de constater qu’en dehors du cercle des gilets les plus actifs, la difficulté à se positionner dans l’espace politique et l’hostilité aux petites différences reste répandue.
Conclusion
La mobilisation des gilets jaunes de Grandmenil est certainement différente de celles qui s’observent dans des territoires caractérisés par un maillage militant plus dense. On pensera notamment aux manifestations des grandes métropoles, souvent plus conflictuelles. Il est très probable que d’un territoire à l’autre, voir d’un groupe de gilets jaunes à l’autre, ce ne sont pas les mêmes segments des classes populaires qui se mobilisent, pouvant ainsi porter des revendications variées. De même, la diversité du maillage politique et associatif des territoires, et les éventuelles convergences entre les gilets jaunes et des acteurs préalablement engagés qui en découlent participent sûrement à impulser d’autres pratiques sur d’autres ronds-points. Enfin, la trajectoire propre à chaque groupe informel dessine inévitablement des devenirs dissemblables, en termes de maintien ou non des engagements, de leur contenu et de leur radicalité.
Néanmoins, par son ancrage rural, populaire et majoritairement apartisan, ce cas est représentatif d’une composante sociale et politique probablement non négligeable au sein du mouvement. Le regard direct que produit l’ethnographie, ainsi que le recul permis par l’inscription dans une enquête plus prolongée, invite à se méfier des prophéties (auto-réalisatrices) sur le devenir politique des gilets jaunes, qu’elles expriment la fascination ou la méfiance. On notera notamment que dans un territoire très investi par le RN, en terme électoral et militant, aucune donnée empirique ne permet, à ce stade, d’associer les gilets jaunes à l’extrême droite. Au contraire, alors que le mépris affiché envers les « assistés » est extrêmement commun à Grandmenil, effet peu surprenant de la relégation sociale et urbaine, le mouvement permet le retissage de liens sociaux entre habitants stables et précaires et, chez les plus mobilisés, la reconstruction d’une solidarité à base de classe.
De manière plus contradictoire, le recul sensible de la parole raciste sur le rond-point apparaît surtout comme un compromis circonstanciel entre des participants de différentes sensibilités. Le groupe des gilets jaunes reste majoritairement blanc et, à de rares exceptions, inclut peu les habitants membres des minorités, indice des limites potentielles de la solidarité produite. L’évolution du mouvement apparaît d’autant plus imprévisible qu’il s’est déroulé largement en dehors des réseaux militants constitués et repose en premier lieu sur la rencontre entre une dynamique (nationale) de mobilisation et une mise en commun d’expériences (au niveau local), qui active des micro-dispositions politiques chez des primo-engagés membres pour la plupart des classes populaires. Il convient enfin de distinguer ces mobilisés des ronds-points, chez qui la conscience sociale se fait plus protestataire, de la majorité des habitants, sympathisants mais passifs, dont les visions du monde semblent moins impactées par le mouvement.
C’est tout le paradoxe de la situation actuelle. Vue du terrain, la mobilisation des gilets jaunes traduit avant tout une réelle aspiration à la justice sociale et à la reconstruction de liens civiques. Pourtant, la faible présence des forces politiques, syndicales et associatives à même de consolider les potentialités constructives du mouvement en rend l’issue hautement incertaine. Si le regroupement massif d’acteurs populaires sur les ronds-points prouve que certains membres de ces groupes aspirent à une citoyenneté active, il rappelle aussi, par contrecoup, leur invisibilité très générale dans l’espace politique institué. Entre des leaders partisans, cadres ou élus, très souvent issus des milieux aisés, des cercles militants intermédiaires dont le fonctionnement – tous partis confondus – tend à démobiliser les adhérents les plus populaires et des syndicats qui ne parviennent à mobiliser qu’une fraction restreinte des salariés, les espaces politiques capables d’accueillir les milieux modestes semblent bien rares [19] . En ce sens, ladite « crise » des gilets jaunes n’est sûrement qu’un acte parmi d’autres d’une crise plus générale de la représentation politique qui, faute d’une remise en cause d’ampleur de la part des dirigeants et des militants, risque fort de s’amplifier à l’avenir. (Article publié dans La Vie des idées, 19 février 2019. ISSN : 2105-3030)
Raphaël Challier est docteur en sociologie (Cresppa Gtm) et Ater en science politique à l’Université de Mulhouse (Sage). Ses recherches portent sur les recompositions des classes populaires rurales et urbaines, les séparations politiques entre ces groupes et les classes aisée ainsi que sur les fractures entre professionnels et profanes du champ politique. Il a récemment coordonné, avec Amélie Beaumont et Guillaume Lejeune, le n°122 de la revue Politixintitulé « En bas à droite ».
Notes
[1] Par exemple Alexis Spire (« Aux sources de la colère contre l’impôt », Le monde diplomatique, décembre 2018) ou Hervé Le Bras (« La carte des “gilets jaunes” n’est pas celle que vous croyez », entretien avec Pascal Riché,Le nouvel Obs, 21 novembre 2018).
[2] Voir Gérard Noiriel. « Les gilets jaunes et les “leçons de l’histoire” », WordPress, 21 novembre 2018. Samuel Hayat. « Les gilets jaunes, l’économie morale et le pouvoir », 5 décembre 2018.
[3] Collectif « Gilets jaunes » : une enquête pionnière sur la « révolte des revenus modestes », Le Monde, 12 décembre 2018 ainsi que Yann Le Lann – Quantité critique, « Le mouvement des “gilets jaunes” est avant tout une demande de revalorisation du travail », Le Monde, 25 décembre, 2018.
[4] Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki. « L’analyse localisée du politique ». Politix, vol. 2, n°7-8, Octobre-décembre 1989, p. 6-16.
[5] Jean-Yves Dormagen et Geoffrey Pion, « Le mouvement des “gilets jaunes” n’est pas un rassemblement aux revendications hétéroclites », Le Monde, 28 décembre 2018.
[6] Benoît Coquard et Ugo Palheta, « Qui sont et que veulent les gilets jaunes ? Entretien avec Benoît Coquard », Contretemps, 23 novembre 2018.
[7] Une première partie est tirée de ma thèse de sociologie politique. Parmi mes terrains, j’ai notamment étudié la mobilisation autour du FN, de 2014 à 2016, dans une ville de Lorraine. Ces matériaux ont été complété par plusieurs après-midi d’observation des ronds-points de la même ville, en novembre 2018 et janvier 2019, ainsi que par des entretiens informels avec des mobilisés, acteurs politiques locaux et habitants (30). J’ai privilégié les échanges informels pour réduire la distance avec mes enquêtés, méfiants vis-à-vis des spécialistes du politique auxquels je pouvais être associé (voir infra).
[8] En 2012, d’après les données de l’INSEE, la population de la commune comptait 20,1 % d’ouvriers, 2,2 % de cadres et 8,1 % professions intermédiaires contre respectivement 13,1 %, 9 % et 14,1 % pour la France métropolitaine.
[9] 26,5 % contre 14,3 % pour la France métropolitaine. INSEE2012
[10] 46,5 % contre 64 % pour la France métropolitaine. INSEE2012
[11] Contre respectivement 33,90 % (2017, 2nd tour), 21,30 % (2017, 1er tour), 17,90 % (2012, 1er tour).
[12] Voir Raphaël Challier. « Les paradoxes de la dédiabolisation du FN. La fragmentation du Front national au prisme des rapports de genre et de classe des militants », Métropolitiques, 10 avril 2017.
[13] Sur l’importance d’articuler différentes définitions plus ou moins élargies de la politique, voir Sophie Duchesne et Florence Haegel. « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique, vol. 54, n. 6, 2004, p. 877-909.
[14] Lors des élections de 2014, la liste sortante n’a présenté que 14 % candidats ouvriers, employés ou sans-emplois, la liste d’opposition 30 %. Le FNa présenté de nombreux candidats populaires (2/3) mais ce sont deux membres des classes moyennes qui ont été accédé aux postes de conseillers.
[15] Serge Paugam. Le lien social, Paris, Puf, 2008.
[16] Indice d’une base sociale moins diplômée parmi les gilets jaunes. Voir Collectif. « Declassement sectoriel et rassemblement public. Éléments de sociographie de Nuit Debout place de la République », Revue française de science politique, vol. 67, n. 4, 2017, p. 675-693.
[17] Olivier Schwartz. « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », La Vie des idées, 22 septembre 2009.
[18] Voir Amélie Beaumont, Raphaël Challier et Guillaume Lejeune. « En bas à droite. Travail, visions du monde et prises de position politiques dans le quart en bas à droite de l’espace social », Politix, vol. 122, n. 2, 2018, p. 9-31.
[19] Ces constats transversaux sont largement établis par les recherches sur les élus, partis et syndicats. Voir notamment Julien Boelaert, Sébastien Michon et Étienne Ollion, Métier : député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, Paris, Raisons d’agir, 2017, Julian Mischi, Le communisme désarmé, Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 2014, Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La société des socialistes : le PS aujourd’hui. Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2016, Raphaël Challier, “Simples militants”. Une sociologie comparée de l’engagement politique (FN, JC, UMP) en milieu populaire dans la France contemporaine, thèse de sociologie sous la direction de Michel Kokoreff, Université Paris 8, 26 novembre 2018 et Baptiste Giraud, Karel Yon et Sophie Béroud. Sociologie politique du syndicalisme, Paris, Armand Colin, 2018.
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