Entretien avec Pierre-Jean Luizard
conduit par Jospeh Confavreux
Les attentats commis à Paris vendredi, comme ceux de Beyrouth il y a quelques jours, ceux contre l’avion russe dans le Sinaï et ceux d’Ankara il y a quelques semaines, sont-ils le signe que Daech est en plein essor ou, au contraire, qu’il est menacé militairement sur le territoire qu’il contrôle et choisit donc de porter la guerre sur d’autres terrains?
Il est vrai que, lorsque l’Etat islamique (EI) se trouve en difficulté sur le terrain militaire, il choisit de régionaliser et d’internationaliser le conflit en commettant des attentats hors du territoire qu’il contrôle. Mais il faut relativiser la défaite récemment subie par l’EI dans la ville de Sinjar. L’EI peut reculer à Sinjar, qui était une ville kurdophone et majoritairement yézidie, tout en conservant toute sa puissance et son implantation, qui n’est pas seulement fondée sur les armes, mais aussi sur le fait qu’il est parvenu à s’imposer comme le représentant des communautés arabes sunnites en Irak.
Cet acte de terrorisme en France n’est selon moi pas du tout une marque de faiblesse. Il illustre une guerre qui nous est déclarée. L’Etat islamique essaie de faire en France ce qu’il a parfaitement réussi en Irak, en multipliant les violences envers certaines communautés, à savoir finir par convaincre les différentes communautés qu’elles ne pouvaient plus vivre ensemble.
Quelles pourraient être les réponses adéquates au piège tendu par Daech?
Face au terrorisme dans nos pays, je ne vois pas quelle parade on pourrait avoir ici, même en décrétant l’état d’urgence. Il faut donc revenir à la source du phénomène, qui se trouve en Irak et en Syrie. Et cela suppose une action à la fois politique et militaire. Je ne suis pas stratège et je suis donc réticent à donner des conseils, mais la question d’un déploiement au sol va se poser. On ne peut plus continuer à mener une guerre a minima à l’aide de bombardements aériens en déléguant l’action au sol à l’armée irakienne, aux Kurdes, ou même à l’armée syrienne, dans le cas de la Russie. Ces acteurs sont parties prenantes du conflit et cela ne peut qu’aggraver la situation.
Dans une guerre qui est une guerre communautaire, prendre parti pour une communauté contre une autre revient à tomber dans le piège que tend l’Etat islamique. Il cherche à apparaître comme le seul défenseur des Arabes sunnites de la région et a tout intérêt à accentuer les divisions et les violences. La Russie est tombée dans ce piège et l’Etat islamique a pu décréter le djihad contre la «Russie orthodoxe» alliée aux «renégats chiites». Il faudra donc un déploiement au sol de forces non impliquées dans le conflit, sous l’égide de l’ONU, donc n’impliquant ni les pays de la région (et éviter donc des troupes turques, iraniennes ou arabes), ni les armées semi-confessionnelles irakienne ou syrienne, ni les Kurdes. On en est très loin.
Pour intervenir contre l’Etat islamique, il faudra une légitimité internationale, mais aussi politique, pour faire des propositions concrètes aux populations arabes sunnites qui vivent sous le contrôle de l’EI et à qui on ne peut imposer ni le gouvernement de Bagdad ni le régime de Bachar qui sont parties prenantes du problème et ne peuvent donc pas faire partie de la solution. Il faut pouvoir offrir politiquement quelque chose aux populations arabes sunnites sans diaboliser le fait qu’elles aient marché vers le diable qu’est Daech et comprendre les raisons profondes des allégeances massives à l’Etat islamique parmi ces communautés. Si l’Etat islamique est rentré à Mossoul sans tirer un seul coup de feu en juin 2014, c’est qu’une majorité de la population, au pire, n’y était pas hostile.
Comment Daech fait-il pour réunir facilement une équipe d’au moins huit personnes, jeunes et prêtes à se faire sauter en tuant le maximum de gens? Au-delà des questions logistiques et matérielles, quels sont les arguments psychologiques et idéologiques utilisés pour mobiliser ces kamikazes?
Que huit militants djihadistes soient capables de bouleverser un pays entier est lié au fait qu’on ne peut pas combattre à armes égales des personnes qui sont prêtes au martyre. Il est nécessaire de comprendre cet élément très important pour ce courant de l’islam radical djihadiste, qui est le fait que le martyre leur permet de se poser à égalité avec les grandes puissances occidentales qu’ils combattent.
Que retirez-vous de la lecture de la revendication officielle des attentats par Daech?
Les cibles choisies, les supporters de football et la jeunesse «bobo» des quartiers est de Paris, ne l’ont pas été par hasard. On trouve dans la revendication les diatribes traditionnelles contre l’idolâtrie, des joueurs de football notamment, et contre les lieux de perversion que seraient les salles de spectacle. Mais c’est surtout une manière de s’attaquer à la jeunesse la plus tolérante envers l’islam, à une population qui réfléchit à la situation du monde, à un public éduqué qui essaie de comprendre.
Dans les quartiers attaqués, on peut voir des jeunes, cigarettes et verre de vin à la main, sociabiliser avec ceux qui vont à la mosquée rigoriste du quartier. C’est cela que l’EI veut briser, en poussant la société française au repli identitaire et à la peur de l’autre, en suscitant des réactions irrationnelles où l’explication et la réflexion n’ont plus leur place, pour aboutir à ce qu’ils ont réussi à faire au Moyen-Orient, que chacun considère l’autre non plus en fonction de ce qu’il pense et de ce qu’il est, mais en fonction de son appartenance communautaire. Ils veulent engager la société française, y compris en prenant en otage les musulmans français, dans un processus sans retour et des affrontements communautaires dont ils seraient les seuls à sortir vainqueurs.
Pourquoi la France est-elle davantage visée que la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, qui frappent pourtant plus souvent Daech en Irak et en Syrie?
Parce que la France est l’incarnation d’un projet universaliste rejeté par Daech et que c’est aussi le pays colonisateur qui en a le plus renié les valeurs dans ses pratiques coloniales, notamment en Algérie. A la lumière de l’histoire, on ne peut pas s’étonner que les musulmans aient de la laïcité une vision qui n’est pas la nôtre, tant les élites républicaines françaises ont retourné ces valeurs pour défendre une domination impériale.
L’autre raison est que la France, considérée comme un pionnier idéologique à abattre, est aussi le pays le plus fragile parce que son unité a été obtenue grâce à l’exclusion de la religion, considérée comme source de conflits, alors que dans les autres pays, cela s’est fait plus en douceur. La France a plus de mal que les autres à trouver son identité et à assumer son passé chrétien. Etre français ne peut se résumer à une adhésion aux principes républicains. Cette fragilité est très bien perçue par ceux qui veulent nous détruire. (Entretien publié sur le site Mediapart, le 15 novembre 2015)
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Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il est notamment l’auteur de Le Piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’histoire, paru en février dernier aux éditions La Découverte.
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