Par Jean-Pierre Filiu
Au-delà de l’horreur qui nous a saisis, face au carnage des attentats du vendredi 13 novembre, il importe de dépasser la lecture au premier degré de la propagande djihadiste. Car Daech, le bien mal nommé «Etat islamique», ment avec autant de constance que les autres organisations totalitaires. Accepter que les attentats de Paris et de Saint-Denis soient une «riposte» à l’intervention française en Syrie revient à tomber dans le piège de la rhétorique djihadiste.
Reprenons, en effet, la chronologie, pour éclairer les étapes de l’escalade de Daech, sur les trois temps de mai 2014, janvier et novembre. Cette démarche intellectuelle est essentielle pour comprendre les ressorts d’une campagne terroriste qui frappe, certes, la France, mais se situe dans une dynamique européenne. Chacun de ces attentats correspond à une phase où Daech a profité des erreurs des Etats et coalitions qui étaient censés le combattre.
La première envolée des montées au djihad au profit de l’Etat islamique intervient en août 2013. L’administration de Barack Obama, malgré son discours sur les «lignes rouges», recule, au moment de sanctionner le régime de Bachar Al-Assad pour le bombardement chimique de sa propre population [dans la nuit du 20 au 21 août sur les villes de la Ghouta orientale, réd. A l’Encontre]. Ce lâchage américain s’accompagne d’un accord entre Washington et Moscou, qui replace le Syrien au cœur du jeu, en faisant de lui l’indispensable partenaire du démantèlement de son arsenal chimique. Les révolutionnaires syriens sont durement affectés par ce revirement des Etats-Unis. L’Etat islamique, au contraire, profite de cette passivité internationale pour se poser en seul défenseur des musulmans de Syrie, d’où un recrutement inédit de djihadistes sur un fondement «humanitaire».
Cette première phase de l’expansion de Daech met de longs mois avant de se traduire par une projection terroriste sur le sol européen. Mehdi Nemmouche attaque, le 24 mai 2014, le Musée juif de Belgique, à Bruxelles, où il tue quatre personnes. Il est arrêté quelques jours plus tard à Marseille avec un arsenal comparable à celui des commandos de l’est parisien. Mais Mehdi Nemmouche n’a pas de vocation de kamikaze et il se laisse maîtriser sans opposer de résistance. Il est ensuite identifié comme un des geôliers les plus brutaux des otages occidentaux de l’Etat islamique, entre autres français.
La deuxième poussée du recrutement djihadiste intervient en août 2014, quand les Etats-Unis mènent une coalition dans des raids aériens contre l’Etat islamique en Irak. Des raids étendus à la Syrie en septembre. Le caractère exclusivement aérien de cette campagne, par ailleurs d’une intensité limitée, fait, en effet, le jeu de l’Etat islamique, qui peut se présenter en rempart contre une nouvelle «croisade». Les pertes infligées par les bombardements sont très largement compensées par l’intensification du recrutement que génère la perspective de combattre l’Amérique honnie.
Cette deuxième étape accentue, au sein de Daech, l’importance de la «filière des Buttes-Chaumont», active en 2003-2005 dans l’envoi, par le biais de la Syrie, de «volontaires» français pour le djihad antiaméricain en Irak. C’est à cette «filière» que se rattachent directement les frères Chérif et Saïd Kouachi, plus encore qu’Amedy Coulibaly. Les attentats des 7, 8 et 9 janvier, à Paris, sont marqués à la fois par le caractère coordonné des frappes et la détermination suicidaire des terroristes, d’où un bilan bien plus lourd – 17 victimes plus les trois terroristes – que celui infligé par Mehdi Nemmouche.
Un boulevard aux djihadistes
La troisième vague d’expansion djihadiste est suscitée par la campagne russe, lancée en Syrie au début de cet automne. Le soutien inconditionnel de Vladimir Poutine à Bachar Al-Assad se traduit par la collaboration entre les frappes russes et les offensives menées au sol par les Iraniens et leurs milices affidées. Tout cela sert d’autant plus la propagande de Daech que Moscou épargne largement l’organisation djihadiste et concentre ses bombardements sur les forces révolutionnaires. La caution donnée par l’Eglise orthodoxe à la campagne russe nourrit, enfin, le discours de haine de l’Etat islamique à l’encontre des «infidèles» (chrétiens) et des «hérétiques» (chiites), alliés au profit de Bachar Al-Assad.
La France se distingue par sa constance à défendre, en Syrie, une «troisième voie», qui s’oppose à la fois à Assad et à Daech [dans le cadre de la coalition internationale, l’aviation militaire française en Irak et en Syrie attaque les seules positions de Daech, réd. A l’Encontre]. C’est sans doute une des raisons de l’acharnement djihadiste envers notre pays, tant Abou Bakr Al-Baghdadi et ses partisans profitent de la polarisation entre la dictature de Bachar Al-Assad et eux-mêmes. Les attaques du vendredi 13 novembre relèvent, en tout cas, du registre de la guerre urbaine, avec commandos coordonnés, frappes-suicides, armement lourd et recours systématique aux explosifs.
On voit donc bien que la France paie un prix exorbitant pour les erreurs commises à Washington et à Moscou dans le combat proclamé contre l’Etat islamique. La reculade américaine d’août 2013 a ouvert un boulevard aux djihadistes. Le refus de collaborer au sol avec les révolutionnaires syriens a condamné la coalition, constituée à l’été 2014, à des résultats limités, voire contre-productifs. La campagne de Vladimir Poutine en Syrie a enfin propulsé le recrutement djihadiste à des niveaux sans précédent.
Il faut méditer cette tragique séquence, à l’heure où des choix s’imposent face à une menace djihadiste, à tous égards, terrifiante. Une intervention occidentale au sol serait une folie dont rêvent les djihadistes, comme ils avaient salué l’«invasion bénie» de l’Irak par les Etats-Unis en 2003. Une collaboration plus ou moins affichée avec Bachar Al-Assad accentuerait tous les processus à l’œuvre jusqu’alors, pour le plus grand bénéfice des djihadistes. C’est pourquoi la «troisième voie» reste la seule issue d’avenir pour conjurer une nouvelle vague de terreur djihadiste, qui risque fort d’être encore plus meurtrière que la précédente. (Tribune publiée dans Le Monde, le 16 novembre 2015)
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Jean-Pierre Filiu est professeur des universités à Sciences Po en histoire du Moyen-Orient contemporain. Il vient de publier Les Arabes, leur destin et le nôtre, La Découverte.
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