Par Olivier Le Cour Grandmaison
L’année dernière, lors du cinquantième anniversaire des massacres des 17 et 18 octobre 1961 [voir ci-après le rappel historique d’Alain Renon], au cours desquels des dizaines d’Algériens furent assassinés à Paris et en banlieue par les forces de l’ordre que dirigeait Maurice Papon, alors préfet de police, le candidat à l’élection présidentielle, François Hollande, participait, dans la ville de Clichy, à une cérémonie à la mémoire des victimes. [1] Pour celles et ceux qui exigent depuis longtemps que les plus hautes autorités de la République reconnaissent enfin ce crime d’Etat, une telle présence fut parfois interprétée comme un signe encourageant. Après des années de réhabilitation du passé colonial, au cours desquelles Nicolas Sarkozy, son gouvernement et la majorité d’hier ont loué en des termes mensongers et convenus «l’œuvre accomplie» par la France en Algérie et dans les autres territoires de l’empire, ce geste semblait annoncer un changement espéré, et vanté par celui qui portait désormais les couleurs du Parti socialiste.
Au-delà de ces massacres perpétrés en divers lieux de la capitale et de ses environs, puis couverts par le gouvernement de Michel Debré, beaucoup souhaitaient que les commémorations à venir, relatives à la fin du conflit algérien, soient l’occasion de déclarations précises et claires sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les armées françaises depuis 1830. Il n’en fut rien, alors que, devenu président de la République, François Hollande aurait pu se saisir de plusieurs dates et événements pour s’engager dans cette voie, et rompre ainsi avec la pusillanimité remarquable de ses prédécesseurs de gauche, qu’ils aient été à l’Elysée ou à Matignon.
Pire encore, on découvre sur le site officiel du ministère de la Défense que le très socialiste Jean-Yves Le Drian inaugurera, le 20 novembre prochain à Fréjus, la stèle destinée à accueillir les cendres du général Bigeard. L’ensemble s’accompagne d’un portrait apologétique de ce militaire qui fut, lit-on, «bien plus qu’un chef, un meneur d’hommes. Celui vers qui les regards se tournent naturellement dans les moments les plus difficiles ; celui qui cultive le goût de l’exigence et de la belle gueule ». Oublié le général qui, en Indochine d’abord, en Algérie ensuite, fut l’un des acteurs majeurs de la guerre contre-révolutionnaire conduite, entre autres, par le recours à la torture, aux exécutions sommaires et aux disparitions forcées. Celles-là même qui, au lendemain de la bataille d’Alger, furent très courageusement condamnées par le général Paris de la Bollardière, lequel fut sanctionné de 60 jours d’arrêt de rigueur à la forteresse de La Courneuve.
L’initiative de ce membre du gouvernement, dont on imagine mal qu’elle n’ait pas reçu l’aval du chef de l’Etat et du premier ministre, est stupéfiante, obscène en vérité car elle ajoute, au silence persistant de François Hollande, l’indifférence voire le mépris pour les victimes, leurs descendants algériens et français, et pour l’histoire enfin de cette guerre longtemps sans nom.
Le 25 septembre 2012, à l’occasion de la journée nationale d’hommage aux harkis et aux membres des formations supplétives, e président de la République déclarait: « Il importe que la vérité soit dite, que les leçons en soient retenues et que les conclusions en soient tirées. (…).La France se grandit toujours lorsqu’elle reconnait ses fautes. » Assurément, mais pour qu’un tel geste ne demeure ni partiel ni partial, cette reconnaissance doit s’étendre désormais à l’ensemble des crimes de la période coloniale, qu’ils aient été commis en Algérie ou en métropole. De part et d’autre de la Méditerranée, des milliers d’hommes et de femmes l’attendent; la justice et la vérité l’exigent. (16 octobre 2012)
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[1] Selon l’AFP, en date du mercredi 17 octobre 2012, le président de la République déclare mercredi que «la République reconnaît avec lucidité» la «sanglante répression» de la manifestation d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961. (Réd. A l’Encontre)
O. Le Cour Grandmaison. Universitaire. Dernier ouvrage paru : De l’Indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, La Découverte/Zones, 2010.
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Passer de la connaissance à la reconnaissance
Les faits sont avérés. Il y a bien eu, à Paris, le 17 octobre 1961, massacres d’Algériens par la police française. Répression raciste d’une manifestation pacifique, planifiée par le préfet de police de la Seine de l’époque, Maurice Papon, et soutenue par le Premier ministre, Michel Debré, hostile aux négociations d’Evian avec le FLN algérien, engagées quelques mois plus tôt par le général de Gaulle. Un crime d’Etat dissimulé et jamais reconnu.
Les images et les témoignages, accessibles en nombre de plus en plus important, parlent d’eux-mêmes (1). Au soir du 17 octobre 1961, plus de 30’000 «Français musulmans d’Algérie», comme on les appelle à cette époque encore coloniale, convergent vers Paris. Ils viennent pour certains des quartiers nord de la capitale, pour la plupart des cités et bidonvilles de banlieue. Hommes, femmes, enfants, ils veulent protester, à l’appel de la Fédération de France du FLN (Front de libération nationale), contre un couvre-feu nocturne qui leur est imposé depuis le 5 octobre.
Cette mesure discriminatoire, raciste – les contrôles se font au faciès – intervient dans un contexte de très forte tension en métropole. Depuis la fin de l’été, en effet, les arrestations arbitraires, les tortures et les exécutions sommaires d’immigrés algériens se multiplient, au nom de la lutte contre le «terrorisme» du FLN.
Il est vrai que les attentats contre les policiers et militaires français ont repris dans l’Hexagone depuis la fin du mois d’août. Après la suspension des négociations ouvertes au printemps par le général de Gaulle avec le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne), la direction politique du FLN.
Papon promet l’impunité
Au sein de la police, le sentiment de vengeance et de justice à faire soi-même est palpable. Il se traduit par des expéditions nocturnes extrajudiciaires de plus en plus fréquentes, menées souvent avec les supplétifs algériens de la Force de police auxiliaire (FPA). «Depuis le début du mois de septembre, on retrouvait un nombre grandissant de cadavres dans la Seine, des canaux, des bois, autour de Paris, souligne le chercheur Jean-Luc Einaudi (2). Des témoignages existent de ces rafles et exécutions nocturnes, notamment ceux de rescapés marocains, qui se sont plaints de ces violences à leur ambassade ou leur consulat. »
Le 17 octobre 1961, deux exaspérations se font face. Celle d’Algériens victimes de violences et d’abus policiers, et celle de forces de l’ordre à cran, mais aussi encouragées à tuer par le préfet de la Seine. Maurice Papon leur promet en effet de les couvrir, quoi qu’il arrive, et attise même leur colère, sinon leur haine, en laissant courir la rumeur infondée de nouveaux assassinats dans leurs rangs.
Le résultat est effroyable: ratonnades et tirs sur les grands boulevards, au pont de Neuilly, sur le pont Saint-Michel… Des manifestants, dont des adolescents, sont jetés à la Seine, des milliers arrêtés, conduits dans des centres de détention, au Palais des sports de la porte de Versailles, au stade Coubertin, au camp de Vincennes…
Les violences et les exécutions s’y poursuivront. De même que parmi les Algériens «expulsés» vers leurs « douars », certains n’arriveront jamais à destination. « J’ai comptabilisé 150 morts au moins depuis le 17 octobre, précise Jean-Luc Einaudi. Cette liste est basée sur des archives de justice, de la préfecture de police de Paris, des hôpitaux, de la Fédération de France du FLN, de la presse aussi. Mais ce n’est pas exhaustif. On ne saura sans doute jamais le nombre réel de victimes.»
Le mensonge d’Etat
D’autant que le mensonge d’Etat s’impose d’emblée. Sur le bilan, d’à peine 10 morts, et surtout sur les faits: la police aurait été attaquée et aurait réagi en état de légitime défense (3). La volonté d’occultation est tellement forte que le gouvernement de Michel Debré [celui qui dura du 8 janvier 1959 au 14 avril 1962] s’opposera à toute investigation. «L’astuce consistera, à la veille de la discussion au Sénat, fin octobre, sur l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire, à déposer des dizaines de plaintes qui déclencheront autant d’informations judiciaires, raconte encore Jean-Luc Einaudi. Et comme la loi interdit d’enquêter sur des affaires confiées à la justice, il n’y aura aucune recherche indépendante. Et bien sûr, toutes ces procédures se concluront, en 1962, par des non-lieux ».
Documents, journaux, témoignages… Les saisies et les interdits de diffusion sont systématiques, dans la foulée du massacre (4). Les archives, pour partie détruites. «Il faut attendre 25-30 ans, pour que sortent les premiers livres et films, note l’historien Gilles Manceron. C’est en 1985 que paraissent le roman policier de Didier Daeninckx «Meurtres pour Mémoire» et le travail de Michel Lévine, «Les Ratonnades d’octobre.Un Meurtre collectif à Paris en 1961» , puis l’enquête de Jean-Luc Einaudi, publiée en 1991, qui bousculent enfin la version officielle des événements ».
En clair: il n’y pas eu d’affrontements, mais une répression froide et calculée. «Rendez-vous compte: dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale, c’est la répression d’une manifestation non armée par l’Etat qui a fait le plus de victimes (5)», insiste Gilles Manceron.
Bataille pour la connaissance
La lutte pour l’établissement irréfutable des faits sera encore longue. Elle bénéficiera, paradoxalement, d’un procès intenté par… Maurice Papon à Jean-Luc Einaudi, en février 1999. Près d’un an après sa condamnation à 10 ans de prison pour complicité de crimes contre l’Humanité, en sa qualité de secrétaire général de la préfecture de Gironde, sous le régime collaborationniste de Vichy.
Einaudi avait témoigné devant la cour d’assises. Papon l’attaque en diffamation. En vain. L’ancien préfet de la Seine (1958-1967) est confronté aux témoignages de deux conservateurs des archives de la Ville de Paris, Brigitte Laîné et Philippe Grand. L’un et l’autre attestent du rejet systématique des demandes de consultation de Jean-Luc Einaudi et, surtout, étayent ses travaux en évoquant le contenu des archives du parquet de Paris. Les fameuses informations judiciaires ouvertes fin octobre 1961 pour bloquer l’enquête parlementaire ont certes toutes été closes par des non-lieux, mais elles contiennent des témoignages accablants sur les violences policières.
Les massacres sont dès lors impossibles à nier. Même si les deux archivistes subissent des sanctions administratives déguisées – et condamnées tardivement par la justice – jusqu’à leur départ en retraite, dans les années 2000. «Je pense qu’on nous a fait payer d’avoir ‘abîmé’ l’image de notre pays, d’avoir ‘sali’ un haut fonctionnaire, ancien ministre ‘modèle’, à la carrière sans faille jusqu’alors, analyse avec ironie Philippe Grand. On nous reproche aussi, bien sûr, d’avoir entamé la version officielle de la guerre d’Algérie. A savoir que s’il se produisait des événements sanglants et horribles, c’était le fait du FLN. »
Résistances politiques
La reconnaissance du crime d’Etat, elle, reste à arracher. Elle progresse pour l’heure, à l’échelle locale. En octobre 2001, la nouvelle majorité de gauche à Paris a fait apposer une plaque sur le Pont Saint-Michel «à la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961». Des villes de banlieue, telles Nanterre, Bobigny, Saint-Denis, leur dédient cette année des places ou des rues.
Mais l’Etat, lui, reste muet. Avec des résistances politiques particulièrement fortes à droite. Tant il est vrai que ce massacre pose une question de responsabilité doublement pénible à ses dirigeants. D’abord sur le cas Maurice Papon, ex-fonctionnaire de Vichy, devenu préfet du Constantinois en Algérie, puis préfet de police de la Seine, avant une carrière politique de maire, député puis ministre du Budget du gouvernement de Raymond Barre, jusqu’à l’alternance de 1981. Le laisser montrer du doigt, comme fer de lance de la répression anti-algérienne, c’est prendre le risque d’entretenir d’irréductibles fractures historiques, entre pétainistes et gaullistes et plus encore entre pro et anti-indépendance de l’Algérie.
Les massacres d’octobre 1961 participent de fait des ultimes tentatives d’empêcher la séparation. On sait le conflit qui oppose alors le Premier ministre, Michel Debré, à de Gaulle qui sait, lui, l’indépendance inéluctable. Cette cassure, aggravée par l’OAS, reste vive. Elle éclaire, pour Gilles Manceron, la tentation législative de 2005 de faire valoir dans les manuels scolaires «le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord», de même que cette réflexion de Nicolas Sarkozy, en 2007: « la repentance… c’est le début de la haine de soi». «Ce refus de la repentance équivaut à une tentative de replâtrage des cassures anciennes de la droite, qui a peut-être été l’un des facteurs d’alternance politique en 1981 dans ce pays», estime l’historien.
C’est, selon lui, le premier et le plus puissant moteur de l’occultation du 17 octobre. Mais pas le seul (6). Les résistances existent aussi à gauche. Ambigüités socialistes, dues à la personne même de François Mitterrand, «qui en tant que ministre de l’Intérieur, sous la IVe République, a endossé le discours du maintien de l’Algérie dans le giron français », rappelle Gille Manceron.
Martyrologie communiste, aussi, qui «a longtemps entretenu la confusion sinon la concurrence des victimes entre le 17 octobre et la répression sanglante de la manifestation de Charonne du 8 février 1962» (7). Occultation enfin, par le FLN lui-même. Dès l’indépendance. Les dirigeants de la Fédération de France du Front, qui avaient organisé la manifestation, étant devenus opposants au pouvoir d’Alger.
Alors que le FLN réclame, cette année encore, des excuses officielles de la France, la reconnaissance nationale se fait toujours attendre. «Ce serait dans l’ordre des choses, relève, plutôt pessimiste, Jean-Luc Einaudi. On sait bien l’importance de la jeunesse française issue de l’immigration algérienne. On sait les difficultés que rencontrent de nombreux enfants, issus de cette histoire, qu’ils ignorent très souvent. Les victimes du 17 octobre continuent a être niées, ce qui signifie que la vie d’un homme ne vaut pas celle d’un autre homme. Et ça, c’est un message extrêmement dangereux qui est envoyé à une partie de la jeunesse, qui a intériorisé ce vécu-là.» (8) (RFI, 17 octobre 2012)
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[1] Dont Octobre à Paris, documentaire noir et blanc de Jacques Panigel, réalisé en 1961, interdit à sa sortie en 1962. Au cinéma, pour la première fois, en France le 19 octobre 2011.
[2] Auteur de La Bataille de Paris: 17 octobre 1961, Seuil 1991, réédité en poche en 2001; Octobre 1961. Un massacre à Paris, Fayard 2001, nouvelle édition actualisée et augmentée Hachette, coll. Pluriel, 2011.
[3] Un seul policier parisien manquera à l’appel de service, le lendemain !
[4] Ainsi du récit, à chaud, des journalistes Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, publié en 2011, par les éditions La Découverte.
[5] Ce que confirment deux historiens britanniques, Jim House et Neil MacMaster dans Paris 1961. Les Algériens, la Terreur d’Etat et la Mémoire, 2006, traduction Tallendier, 2008.
[6] Gilles Manceron, La triple Occultation d’un Massacre, en complément du récit des journalistes Marcel et Paulette Péju, Le 17 octobre des Algériens, La Découverte 2011.
[7] Rassemblement à l’appel du PCF, de la CGT et de la CFTC, contre l’OAS et pour la paix en Algérie, réprimé par la police. Neuf personnes, dont 8 militants communistes, avaient été tués à la station de métro parisienne Charonne.
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