France Télécom. «Organiser la précarisation subjective permanente»

Entretien avec Danièle Linhart
conduit par Cécile Rousseau

Danièle Linhart qui a suivi la crise chez l’opérateur de télécommunications (France Télécom), constate que les fondements managériaux perdurent dans le privé comme dans le public et que la bataille contre le burn-out est loin d’être gagnée. [Voir sur le «procès de France Télécom les articles publiés sur ce site en date du 6, 9 et 12 mai.]

Vous avez fait partie de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées dès sa création en 2007 chez France Télécom. Qu’avez-vous constaté à l’époque?

Danièle Linhart. J’avais été contactée par des syndicalistes de SUD et de la CFE-CGC, confrontés à un grand malaise dans l’entreprise, pour essayer de comprendre ce qui se passait. Les éléments objectifs étaient connus: le plan Next et les 22’000 postes à supprimer. Mais quels étaient les mécanismes? Comment arrive-t-on à déstabiliser à ce point ces individus?

Auparavant, France Télécom était réputée pour ses prouesses technologiques, il y avait une fierté à travailler là. Et, brutalement, cette société a pris un virage commercial. Une entreprise publique est passée au management du privé. Mais comment faire pour que les fonctionnaires aient envie de partir? Cette réponse a été trouvée par l’encadrement: les mettre suffisamment mal à l’aise pour qu’ils comprennent qu’ils n’ont plus leur place.

Dans la seconde moitié des années 1990, j’avais assisté à un séminaire de cadres et l’un d’entre eux m’avait confié: «Vous savez ce qu’est mon travail? Je suis là pour produire de l’amnésie. Pour que les agents oublient leurs valeurs professionnelles et de service public.» J’ai demandé: «Comment fait-on pour produire de l’amnésie?» «C’est simple, m’a-t-il expliqué, on bouge tout, tout le temps, on casse les habitudes de travail.»

France Télécom a-t-elle été un funeste terrain d’expérimentations managériales?

Danièle Linhart. L’entreprise a été un laboratoire du changement permanent, technique qu’on observe dans le secteur privé dès les années 1990, avec des restructurations, des mobilités… Objectivement, les fonctionnaires étaient relativement protégés. Mais il s’agissait subjectivement de les mettre en état d’anxiété et de vulnérabilité. C’est ce que j’appelle la précarisation subjective.

C’est très destructeur pour les agents comme pour les salarié·e·s, parce qu’ils sont dans une situation d’apprentissage à vie, toujours obligés de s’adapter au nouveau poste qu’on leur donne. Cela crée un épuisement professionnel. Il y a aussi un effondrement de l’image de soi. J’avais visité un centre d’appels à l’époque de la crise. Les fonctionnaires étaient déprimés par le fait que les contractuels étaient encouragés à vendre n’importe quoi à n’importe qui, primes à la clé. Ils nous disaient: «Voilà, ce qu’on est devenus.»

Accepter les nouvelles règles du jeu provoquait un conflit de valeurs très fort. Il ne s’agissait plus de service public à destination de l’usager. Sans compter que les dirigeants avaient un discours très décomplexé envers eux. Les agents étaient présentés comme arc-boutés sur leurs privilèges, une cinquième colonne qui refuse le progrès.

Cette crise a-t-elle changé la perception de la souffrance au travail dans l’espace public?

Danièle Linhart. Cette idée que des situations de travail et un management délétère peuvent conduire à de nombreux suicides, c’est France Télécom qui l’a pour ainsi dire inaugurée. Ce qui n’a pas empêché d’autres entreprises publiques comme La Poste, la SNCF, de connaître des crises par la suite. Ces pratiques managériales restent aussi systématiquement utilisées dans le privé. Il faut «sortir de sa zone de confort pour grandir», «prendre des risques».

C’est une manière d’asseoir une domination sur les salariés en créant un capital d’angoisses pour qu’ils acceptent sans rechigner les modalités de travail. Ça signifie également que, si vous êtes serein dans votre emploi, on ne peut pas vous faire confiance.

Dix ans après, où en est la prise en charge des troubles psychosociaux?

Danièle Linhart. La bataille est loin d’être gagnée. Les CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ont presque disparu avec les ordonnances Macron. Le burn-out n’a toujours pas été reconnu comme maladie professionnelle.

Le progrès réel se situe plutôt du côté de la jurisprudence, en matière de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur en cas de suicide, comme chez Renault Guyancourt. Il y a aussi eu des lois sur la qualité de vie au travail, les risques psychosociaux. D’un autre côté, les entreprises ont renforcé leur direction des ressources humaines et prônent la bienveillance, le bonheur avec des chiefs happiness officers (littéralement: responsables du bonheur dans l’entreprise. Il faut voir les choses en face: toute une mascarade en a découlé. Une forme de prévention personnalisée s’est développée. Si vous avez du vague à l’âme, on vous donne des numéros verts de psys. Les employeurs ont adopté ce discours: «Aidez-nous à repérer les gens en situation de fragilité.» Les syndicalistes et les élus CHSCT font partie du dispositif. Mais tout ce qui a été entrepris est périphérique à l’organisation du travail. Tout est pensé pour que vous puissiez continuer à travailler en situation de guerre économique.

Que peut-on attendre du procès qui démarre aujourd’hui?

Danièle Linhart. Il est important de désigner les responsables. La question de la réparation est primordiale pour les victimes, mais également pour la société. Les nombreuses personnes qui vont témoigner, les experts, dont je fais partie, vont poser la question de cette souffrance au travail, tenter de porter des éléments de réflexion à la conscience collective.(Entretien publié le 6 mai dans L’Humanité)

Danièle Linhart est sociologue du travail, directrice de recherche émérite au CNRS

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