Par Adriana Guimarães
et Ana Cernov
Cette année, le Carnaval de Rio a été le lieu choisi par le puissant mouvement féministe brésilien en pleine expansion afin d’appeler à l’action contre ce qui est clairement une attaque totale contre les droits des femmes et des genres au Brésil.
Début mars 2019, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, quelque 50’000 femmes ont participé à une marche à São Paulo, 50’000 autres à Rio de Janeiro et des milliers d’autres à des plus petits rassemblements dans tout le pays.
Quelques jours plus tard, les femmes ont organisé plus de 50 manifestations de résistance pour marquer le premier anniversaire de l’assassinat d’une militante des droits humains et membre du conseil municipal de Rio, Marielle Franco [assassinée par des miliciens liés au pouvoir le 14 mars 2018].
Ces actions s’inscrivent dans le cadre d’une campagne qui dure depuis un certain temps, mais qui s’est renforcée depuis la campagne électorale de l’année dernière qui a conduit Jair Bolsonaro, un homme politique misogyne, raciste et de droite, à la présidence du pays.
Comme tous les Brésiliens qui veulent une démocratie juste et inclusive qui défend et protège leurs droits, les femmes sont confrontées au défi de devoir lutter contre les intentions de l’homme qu’on a appelé le Donald Trump brésilien.
La position de Bolsonaro contre les droits civils, les mesures qu’il propose, sa déformation flagrante de la vérité et son processus décisionnel chaotique et sans fondement creusent le fossé qui divise une société plongée dans une crise aux dimensions multiples – politique, économique, sociale et environnementale.
L’exclusion des femmes reste un défi majeur au Brésil. Nous sommes en tête dans différents domaines d’activité, notamment dans le monde académique, où le nombre de femmes est nettement supérieur à celui des hommes et où 72% des articles scientifiques publiés sont signés par des femmes, mais l’inclusion est loin d’être complète.
Les femmes sont en «première position» dans l’emploi informel, l’économie des soins et les services, mais ne reçoivent que 80% du salaire d’un homme dans le même emploi. Cependant, même si leurs droits ne sont pas pleinement reconnus, l’indépendance croissante des femmes n’est pas acceptée par les hommes.
Il n’est pas surprenant qu’en ces temps difficiles, le Brésil connaisse une épidémie de féminicides. Rien qu’entre janvier et mars de cette année 2019, 435 cas ont été enregistrés. Cela a conduit la Commission interaméricaine des droits de l’homme à exhorter le gouvernement brésilien à renforcer «les mécanismes de prévention et de protection pour éradiquer la violence et la discrimination contre les femmes au niveau national, de manière coordonnée et avec des ressources institutionnelles et financières suffisantes».
Mais le gouvernement actuel est sourd à toute demande de respect et de protection des droits des femmes. Récemment, lors de la réunion annuelle de la Commission de la condition de la femme de l’ONU, le gouvernement brésilien a honteusement soutenu l’exclusion de toute mention de l’accès universel aux droits en matière de santé sexuelle et reproductive dans le document final, affirmant que cela ouvrirait la voie à la «promotion de l’avortement».
Il est donc particulièrement encourageant de constater que, malgré ces obstacles, la pensée féministe et son impact dans la société sont en hausse, en particulier chez les jeunes femmes brésiliennes. Nous le constatons dans la représentation politique.
Lors des mêmes élections qui ont porté Bolsonaro au pouvoir, la représentation des femmes au Congrès a augmenté de 51 % et de 35 % dans les assemblées des États. Bien qu’il y ait encore peu de femmes députées au Brésil: seulement 12 sénateurs et 77 membres du Congrès, dans un pays où plus de la moitié de la population est féminine.
Cette vague de changement s’est reflétée de façon évidente dans le rapport – intitulé l’État de la société civile en 2019 – effectué par l’alliance de la société civile CIVICUS. Ce rapport rassemble les événements et les tendances qui ont eu un impact sur la société civile dans le monde au cours de l’année passée.
Le rapport souligne quelques nouveautés historiques: par exemple, l’élection pour la première fois d’une femme «indigènes» au Congrès brésilien. Il s’agit de Joênia Wapichana qui défend des droits fonciers et des peuples indigènes, qui lutte pour l’environnement contre les puissants intérêts de l’agrobusiness.
D’autre part, l’État de Bahia, dont la population est majoritairement afro-brésilienne, a élu la première femme noire, Olivia Santana, comme sa représentante. À São Paulo, les électeurs ont élu une femme transsexuelle, Érica Malunguinho, également pour la première fois dans l’histoire.
Et bien que l’enquête sur l’assassinat de Marielle Franco n’ait guère progressé, trois de ses collègues ont été élus représentants de l’État à Rio de Janeiro et un quatrième représentant au Congrès national.
Mais les femmes occupent des espaces et poussent au changement au-delà de la politique électorale. Comme cela s’est produit aux États-Unis après l’élection de Donald Trump. Sous un certain angle, l’environnement hostile devient un stimulant pour l’organisation des femmes au Brésil.
D’innombrables groupes formels et informels ont été créés pour protester, organiser, débattre, apprendre et soutenir les femmes à un moment où leurs droits sont brutalement attaqués. Au cours de la campagne présidentielle de l’année dernière, le groupe Facebook «Femmes unies contre Bolsonaro» a rassemblé près de quatre millions de sympathisantes en quelques jours, suscitant l’espoir que leur leadership pourrait même inverser les sondages.
La puissante campagne d’occupation des espaces publics, des places et des terminaux de transit (sorties de métro, gares d’autobus…) pour attirer l’attention des électeurs sur les graves conséquences du vote pour Bolsonaro a été une expérience intense qui a suscité la formation de groupes de femmes en ligne et hors ligne, au Brésil et ailleurs.
Et quatre mois après le début de ce «gouvernement anti-droits», les femmes continuent de manifester pour défendre la justice sociale et les droits de la personne, stimulant des mobilisations d’importance partout au pays.
La proposition actuelle d’austérité pour la réforme des retraites se heurte à la résistance des femmes, qui comprennent bien les impacts pour les services sociaux des coupes dans les dépenses publiques .
Ce qui stimule ce mouvement de femmes au Brésil, c’est qu’elles comprennent que les droits, aussi sûrs et garantis qu’ils aient pu être, peuvent être facilement renversés – comme en témoignent les menaces croissantes contre les droits sexuels et reproductifs et l’impunité face au nombre alarmant d’attaques violentes contre les femmes.
La motivation des femmes s’enracine dans cette compréhension concrète que les droits doivent être constamment défendus, sans relâche, sinon ils sont en danger, même la victoire semble souffler.
Les institutions brésiliennes ne sont pas assez fortes pour permettre aux femmes de remporter des victoires durables et de baisser leur garde. Cela, qui n’était vrai que dans les pays du Sud, semble être aujourd’hui une tendance mondiale en plein essor.
Il est donc nécessaire non seulement de promouvoir la lutte pour les droits des femmes, mais aussi de la soutenir par des actions constantes en faveur de la dignité, de l’égalité et de la justice pour toutes les femmes, quelles que soient leur classe, leur couleur et leur origine.
Il est important que nous reconnaissions, à l’échelle mondiale, que cette lutte est intersectorielle et internationale et qu’elle exige de faire converger toutes les stratégies pour aller au-delà du simple accès des femmes à des positions plus justes dans la société et d’exiger «une transformation radicale de la société fondée sur le double principe d’équité et de justice». (Cet article a été élaboré conjointement par la revue Nueva Sociedad et Democracia Abierta en mai 2019; traduction A l’Encontre)
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