Il a été beaucoup question d’une pose momentanée des plans de licenciement en raison des élections présidentielles et législatives. Si cela est vraisemblable dans des secteurs très exposés médiatiquement comme l’automobile ou le pétrole, il n’en est rien pour le reste.
Car bien avant les élections, les restructurations et plans sociaux avaient commencé à se multiplier. Nous sommes maintenant dans une période de réorganisation de haute intensité dont il faut comprendre les mécanismes conjoncturels, mais aussi structurels…
D’abord la crise économique et l’austérité
Le ralentissement économique en France et en Europe entraîne la plupart des grands secteurs économiques: commerce, BTP (Bâtiment, travaux publics), automobile, tourisme notamment. Le ralentissement général de l’investissement fait que les secteurs fabriquant des biens intermédiaires [1] sont de même fortement touchés du moins en ce qui concerne leur carnet de commandes France ou européen.
Le serrage de vis par l’Etat et les collectivités territoriales a également des conséquences sur l’activité économique pour ce qui concerne les besoins des administrations, de la santé, de l’éducation, etc. Cela a aussi des répercussions en matière de pouvoir d’achat des agents de la fonction publique et des collectivités. Et la réduction des effectifs de la fonction publique pèse sur le niveau général de la demande finale, en proportion de son impact sur le taux de chômage.
Une cause plus structurelle: le cycle d’investissement
Dans les années 1990, la mise en place du grand marché européen a permis aux grands groupes français de redessiner la géographie de leurs actifs industriels. Finie l’époque d’une usine par pays, venait le temps d’un seuil supérieur de concentration et de spécialisation des sites. Des usines ont été fermées et de nouveaux grands investissements ont été réalisés à vocation européenne ou mondiale. Puis vint l’intégration des pays d’Europe centrale, offrant une nouvelle opportunité de ventes mais aussi de production à moindre coût social.
Les firmes se sont engouffrées dans cette autre opportunité, multipliant les acquisitions, mais aussi d’importants investissements. Au bout du compte ce double processus aboutit à une suraccumulation de capital, à des surcapacités productives à l’échelle européenne. Et ce cycle s’achève maintenant avec l’effet aggravant des politiques d’austérité.
Le phénomène est aussi vieux que le système économique dans lequel nous vivons: le besoin d’investir sous la contrainte compétitive [concurrence entre capitaux] pour gagner en productivité, pour abaisser les coûts unitaires de production, pour prendre des parts de marché finit toujours par un cycle de destruction de capacités.
Ce retour de bâton, si l’on peut dire, est géré par les grands groupes [transnationaux] pour réviser une fois de plus la cartographie de leurs actifs industriels, de leurs centres de recherche, voire de leurs administrations.
C’est la quête de nouvelles synergies et de nouveaux dispositifs opérationnels, avant qu’un nouveau cycle ne s’engage à l’identique, comme une maladie congénitale. Dans ce processus, aucun pays européen n’est épargné (pas même l’Allemagne): usines fermées, délocalisations, cessions ou regroupements d’activités, alliances, co-entreprises, etc. Il suffit d’observer le sens stratégique des alliances de Renault avec Daimler [2] et de PSA avec General Motors [3]. On sait déjà que PSA va restructurer ses sites de production et que General Motors veut céder son site de Strasbourg. On sait que Renault va pousser les feux de son usine de Tanger au Maroc au détriment d’un certain nombre de sites européens, etc.
La recherche de nouveaux modèles industriels et commerciaux
Les branches se réorganisent aussi au nom – selon elles – de révolutions technologiques ou commerciales: l’e-commerce dans la distribution, l’e-paiement dans la monétique, la motorisation électrique ou hybride dans l’automobile, le choc du low-cost dans le transport aérien ou dans la téléphonie (SFR, confronté à la pression du «modèle Free», s’apprête sans doute à se réorganiser).
Il ne s’agit pas d’un surgissement fortuit de la science. Les nouvelles technologies sont le plus souvent déjà partiellement disponibles dans les cartons. Ce n’est pas la science qui fait soudain appel aux capitaux, ce sont les capitaux qui misent sur des innovations potentielles déjà recensées. Dans certains cas l’objectif est clairement le gain de marge.
Ainsi, au-delà du supposé confort pour le consommateur, l’e-commerce permet surtout une baisse des coûts de distribution. De même, le low-cost peut être une manière de gagner des parts de marché, mais il est d’abord chargé d’abaisser les coûts de fonctionnement et de trouver un nouveau régime de rentabilité car il est d’abord un low-cost social. Tout comme l’accélération des développements en faveur de nouvelles motorisations automobiles qui ont sans doute un fort intérêt environnemental, mais ont comme motivation première le risque récessif durable pour les constructeurs des prix de l’essence.
Le résultat est donc là. Beaucoup de branches sont en train de revoir leur modèle industriel ou leur modèle commercial. C’est à nouveau un terreau favorable pour la réorganisation des sites de production, des réseaux de vente, des organisations opérationnelles, des sous-traitances, des partenariats transfrontaliers, etc. Parfois aussi des métiers et des qualifications. Tous les grands pays industriels sont concernés et les chocs sociaux sont considérables.
Externalisations et délocalisations
A ces raisons conjoncturelles et structurelles s’ajoute le grand mouvement de fond du libre-échangisme et de la formation des prix. Si le marché des «grille-pain», pour prendre cet exemple banal, est saturé et qu’en conséquence il y a une mise en concurrence mondiale des coûts de production du grille-pain… alors les pays offrant la technicité et les coûts les moins élevés (transport inclus) emportent l’affaire. C’est un développement irrémédiable de l’économie marchande.
Sauf que dorénavant cette compétition ne porte plus seulement sur les grille-pain ou même les téléviseurs, mais sur des biens durables et des équipements lourds. Il y a donc un lent effritement de l’emploi dans beaucoup de filières ainsi exposées. Mais cette compétitivité par les coûts au niveau planétaire tient compte ni des coûts sociaux dus aux transferts industriels, ni de l’empreinte écologique propre à l’explosion des flux de marchandises transportées! Et, il n’y a pas d’espoir qu’il se mette à anticiper sérieusement les reconversions économiques et industrielles, locales et régionales, ou qu’il freine la mondialisation industrielle au nom de l’environnement.
Relancer le débat public sur les licenciements
Inexorablement l’absence d’anticipation sur les branches et les bassins d’emplois mène à la catastrophe sociale. Le système lie le poste de travail à la personne et, comme pris les deux pieds dans le béton de leur entreprise ou de leur filière, beaucoup de salarié·e·s sont condamnés à couler avec. Le système les broie en même temps qu’il poursuit sa mutation et sa crise.
En rester à la simple dénonciation des «licenciements boursiers» serait donc bien trop limité. D’autant que la loi [en France] interdit déjà les licenciements ayant pour seule cause la simple amélioration de la profitabilité. La question devrait plutôt porter sur… tous les licenciements économiques.
Pour s’attaquer au problème des licenciements, il faut donc commencer par s’intéresser aux salarié·e·s – à tous les salarié·e·s – et non se lancer dans des typologies académiques. Qu’ils soient de Total (groupe français coté), d’ArcelorMittal (groupe indien), de la Caisse d’Epargne (groupe français non coté), de Visteon (coté en Bourse, mais sous-traitant de Renault et de Peugeot Citroën), ou de la charcuterie Benoît et fils!
Il faut que cesse le principe selon lequel les salarié·e·s bénéficient d’un accompagnement relatif selon la taille de leur entreprise, la situation économique de celle-ci, sa branche ou même sa médiatisation. Car l’on sait qu’un licenciement économique important dans une grande firme a des conséquences bien au-delà du périmètre de celle-ci.
Le débat public [en France et en Europe] sur les licenciements va ressurgir dans quelques semaines et dans un nouveau contexte parlementaire [suite aux élections législatives des 10 et 17 juin 2012] .
Le seul moyen de ne pas sauver les uns en abandonnant les autres consiste à garantir à tous et toutes le maintien de leur salaire et de leur statut jusqu’au reclassement, par un système de sécurité et de transition professionnelle.
Avec des obligations de résultat et pris en charge par le secteur concurrentiel et non par la collectivité. Un seul principe qui devrait être universel: que les salarié·e·s ne fassent pas les frais du pugilat que se livrent les entreprises pour le partage – à leurs dépens – de la richesse qu’ils créent. (16 mai 2012)
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[1] Les industries des biens intermédiaires recouvrent des activités qui produisent des biens le plus souvent destinés à être réincorporés dans d’autres biens ou qui sont détruits («consommés») par leur utilisation pour produire d’autres biens: produits minéraux, textile, bois et papier, chimie, caoutchouc et plastiques, métallurgie et transformation des métaux, composants électriques et électroniques. (Réd. A l’Encontre)
[2] Coopération sur les générations à venir de «smart for two», de Renault Twingo, avec extension des produits, y compris de véhicules électriques. Mis en commun des groupes moto-propulseurs, aussi bien dans le domaine des voitures particulières que des véhicules utilitaires. Achat en commun ce qui accroît la pression sur les sous-traitants. (Réd. A l’Encontre)
[3] L’accord entre PSA et GM est de droit suisse, ce qui implique que des désaccords sont traités par une cour d’arbitrage à Genève. Ces arbitrages ne peuvent pas faire l’objet d’appel. Ce type de juridiction privée n’a fait que prendre plus d’ampleur ces dernières années. C’est un accord d’une durée de 10 ans. L’accord porte sur l’utilisation d’un seul logisticien: la logistique est un élément clé du lien entre la sous-traitance et l’usine de montage, ce d’autant plus avec le développement du «flux tendu», entre autres pour éviter des stocks (autre forme des surcapacités de production). Il y a aussi, dans cet accord, partage des frais dans le développement des composants nouveaux pour les véhicules des générations à venir. Il faut situer ces accords dans le cadre d’un marché européen saturé, où la concurrence est très forte, car intégrée au marché mondial. Donc l’implantation géographique est aussi importante que les produits, avec des centres de gravité qui se déplacent vers l’Asie et l’Amérique latine. Il y a des problèmes de taille critique pour un groupe comme PSA. Dans l’automobile, les accords se font et se défont; d’où l’importance des accords sur les participations, sur les parts de marché et sur les systèmes d’arbitrage. Dans cet accord GM est plus offensif que PSA. (Réd. A l’Encontre)
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