Marches de la dignité: quelques réflexions suite au succès de la mobilisation

Irene Montero, porte-parole du mouvement PAH
Irene Montero, porte-parole du mouvement PAH

Par Jesús Jaén

Cela a été l’une des plus grandes manifestations de ces derniers temps. Il est impossible d’en mesurer l’ampleur à moins d’avoir recours à des moyens technologiques développés. Nous nous limiterons donc à dire que nous étions des dizaines de milliers, voire même des centaines de milliers. Que nous ayons été un demi-million ou 300’000 n’enlève pas un gramme à l’énorme succès qu’a été l’appel [voir le manifeste sur notre site en date du 11 mars].

Un appel qui a été, en fait, boycotté ouvertement par l’immense majorité des moyens de communication (depuis ceux récalcitrants de la droite jusqu’aux modérés du groupe Prisa [qui édite notamment le quotidien au tirage le plus élevé, El País]). Le silence assourdissant des groupes médiatiques s’est transformé en critique impitoyable lorsque l’échéance des marches approchait et que les colonnes de la dignité arrivèrent à Madrid. L’un des porte-parole de la Carverne, Ignacio González [président de la communauté de Madrid], en vint à dire que «ce sont des néonazis», et d’autres plus condescendants nous appliquèrent le qualificatif de «dangereux antisystémistes d’extrême gauche».  

Les motifs étaient évidents alors que les Marches de la dignité parvenaient à gagner un écho social notable. Il était intolérable au PP [Parti populaire] que le manifeste mentionne la crise du Régime de 1978 [date où fut adoptée la Constitution post-franquiste, en vigueur, Constitution de ladite Transition] et qu’il exige que les citoyen·nes se rebellent contre l’injustice sociale dont nous souffrons ou réclame l’abrogation de l’article 135 de la Constitution [1]. Le PSOE, moins belligérant, appliqua la politique de l’autruche et attendit que la tourmente passe ainsi qu’il l’a fait à différentes reprises. Il tentera par la suite de s’en sortir avec la formule de toujours: «tout le monde a le droit de manifester».

Le succès de la Marche a fait fi des attaques du PP. Toutefois, il faut aussi mentionner que les sommets syndicaux des CCOO et de l’UGT et, comme nous venons de le dire, l’appareil de Rubalcaba [chef du PSOE] s’en sont détournés d’une manière flagrante. La photo de Toxo et Méndez [respectivement secrétaire général des Commissions ouvrières CCOO et de l’Union générale du travail UGT] négociant avec le gouvernement et le patronat la même semaine que les colonnes venaient à Madrid est tout un symbole.

C’est à cette situation qu’ont dû affronter les personnes et organisations qui convoquaient: du SAT (Syndicat andalou des travailleurs) aux dizaines de collectifs composant le syndicalisme alternatif (Intersindical, Sindicato Ferroviario, CGT, CNT, CIGA, CSI, ESK, etc.) en passant par les mouvements sociaux et la multitude de groupes de tout type dont la liste serait sans fin. Sans oublier les assemblées du 15M [mise en place suite au mouvement des Indignés – qui débuta le 15 mai 2011 par une occupation de la Puerta del Sol à Madrid] ou la PAH [Plate-forme contre les expulsions de logement]. Le coup de tonnerre de la Dignité lancé par les journaliers andalous a été suivi massivement par différentes couches, avec un effet unificateur à l’échelle de l’Etat comme au niveau social.

Pourtant, le 22M, comme le furent déjà les grandes marches organisées par le 15M ou l’apparition des Mareas [2], est, d’une manière ou d’une autre, le produit de trois facteurs convergents: la crise sociale; le refus et l’incapacité des sommets syndicaux majoritaires de prendre la tête d’une contestation implacable; l’ouverture d’un nouveau cycle de mobilisations où se renforce la tendance à ce que ce soit les gens de la base qui les auto-organisent et décident de prendre en leurs mains la défense de leurs droits par le biais d’assemblées locales, de réseaux sociaux ou d’autres types d’activités.

Arrivé à ce point, la manifestation du 22M à Madrid nous laisse quelques éléments assez intéressants pour nourrir la réflexion.

En premier lieu la massivité et la composition sociale de la manifestation. Nous avons déjà dit que nous ne nous risquerions pas à évaluer quantitativement des données qui sont difficilement quantifiables. Mais il est important de souligner que c’est une mobilisation avec une participation de dizaines de milliers de travailleuses et travailleurs de différents endroits de l’Etat espagnol. La présence de collectifs comme ceux de journaliers, de mineurs [des Asturies], de métallurgistes, de l’alimentation, de chômeurs… se combine avec d’autres moins «classiques» comme ceux de l’éducation, de la santé, des pompiers, de l’administration… A cela s’ajoute une présence massive de jeunes et dans une moindre mesure – mais qui a toute son importance – la présence de collectifs de femmes revendiquant le droit à l’avortement ou encore celle d’immigré·e·s africains ou latinos revendiquant un logement ou l’abrogation de la loi sur les étrangers.

C’était donc une manifestation du peuple dans son ensemble avec une représentation massive des secteurs qui souffrent de l’attaque gigantesque des classes dominantes et des castes politiques privilégiées. Peuple dans le sens générique et peuple travailleur comme expression concrète de revendications conscientes.

Ce dernier point nous permet d’introduire un deuxième aspect qui nous paraît significatif des marches du 22M. Si nous les comparons à d’autres marches, tels que celles dans le sillage du 15M ou des Mareas, elle nous donne l’impression qu’un pas dans la conscience collective des travailleuses et travailleurs a été franchi. Lors de la Marche pour la dignité ce sujet (la classe laborieuse) n’est pas apparu dilué mais il s’est manifesté d’une manière consciente avec ses thèmes et une présence revendicative. Le 22M a été un grand cri de protestation des clases les plus frappées par la crise: «ça suffit! Nous sommes fatigués et fatiguées et nous n’en pouvons plus!» C’était là le sentiment absolument majoritaire que j’ai pu personnellement apprécier.  

Restent deux choses supplémentaires à connaître. Ce pas qui a été franchi donnera-t-il lieu à une volonté de continuité dans la mobilisation sociale et, également, tendra-t-il à une radicalisation politique? Pour ce qui concerne ce premier aspect, nous ne pouvons pas l’écarter, bien que nous vivions des mois de reflux social après les grandes mobilisations de 2011 à 2013. Au cours des prochains mois, le point de gravité se situera autour des élections au Earlement européen [fin mai 2014] et nous savons déjà que ce n’est pas le meilleur scénario. Par conséquent, nous avons quelques sérieux doutes.

Pour ce qui a trait à la radicalisation politique, bien qu’il s’agisse seulement d’une intuition qui repose sur de maigres données objectives pour l’instant, l’impression est qu’il existe une tendance vers la gauche. Cela expliquerait la présence nombreuse hier – le 22 mars – de Izquierda Unida (IU) et du Parti communiste espagnol dans les cortèges (avec une part importante de jeunes). Cela signifie que, à la différence du PSOE, des CCOO ou de l’UGT, la direction d’IU prend ses distances avec le conformisme institutionnel pour montrer son visage «combatif» à côté des nouveaux processus qui se développent. La base vire à gauche et la direction négocie l’accompagnement d’un processus dont elle ne souhaite pas se détacher quand bien même il n’est pas le sien.

Cela est très important pour nous toutes et tous, comme donnée de la réalité à prendre en compte pour nos futures stratégies politiques. Mais cela n’est pas l’objet de cet article mais du processus de réorganisation et de construction d’une gauche anticapitaliste. (Article publié le 23 mars 2014 sur le site de la revue Viento Sur, traduction A l’Encontre)

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[1] Modifié en 2011, cet article introduit la notion «d’équilibre des dépenses» dans la Constitution. Voir à ce sujet les deux articles sur notre site en date des 13 et 14 septembre 2011 Quand le pouvoir des créanciers dicte les normes constitutionnelles. Réd. A l’Encontre

[2] Nom donné à différents mouvements sociaux, tels que la Marea blanca, contre l’austérité dans le domaine des soins qui emporta une victoire en janvier dernier à Madrid, ou la Marea verde, contre les «réformes de l’éducation» dans les îles Baléares, etc. Réd. A l’Encontre

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