Etat espagnol. Syndicalisme: «le travailleur de la ville»

Par Jesús Jaén

Le titre de cet article est un petit hommage à deux bons historiens anglais, Barbara Hammond et son époux John Lawrence Le Breton Hammond [1], dont les travaux ont servi de référence à des études ultérieures sur la formation de la classe ouvrière en Angleterre et dans le reste de l’Europe.

Le vieux syndicalisme de la période fordiste est en crise, y compris son aspect le plus positif – tel que son caractère revendicatif – qui est déjà en voie de disparition. A sa place, les organisations syndicales traditionnelles – comme l’UGT [Union générale des travailleurs, historiquement lié au PSOE] ou les CCOO [Commissions ouvrières, liées historiquement au Parti communiste] – se sont transformées pratiquement en grandes machineries intégrées à l’Etat (ne veillant pas aux droits, mais s’en montrant plutôt des prédateurs). Ainsi, le corporatisme est une autre variante de ce syndicalisme bureaucratisé et conciliateur qui place ses intérêts de caste au-dessus des intérêts de l’immense majorité de la classe laborieuse.

Cette pratique se combine avec une crise généralisée de certaines structures sociales et du travail que le néolibéralisme a progressivement détruit sur son passage. Cette crise se caractérise par la fragmentation [l’isolement] des collectifs de travailleurs, la désarticulation des organisations de travailleurs et des droits syndicaux, le recul de la conscience de classe ou encore l’expulsion de millions de personnes dudit marché du travail. La situation des classes laborieuses oscille entre le désespoir et le conformisme.

Les vides progressivement laissés par les syndicats traditionnels au gré de leur recul n’ont pas été toujours comblés par de nouvelles alternatives syndicales. Au contraire, ils ont laissé place à des scénarios de déserts syndicaux et même de collaboration d’une partie des travailleurs avec les politiques libérales. Les violations répétées de leurs droits ont laissé des millions de salarié·e·s sans protection et sans capacité de riposte. Il n’y a rien de surprenant dans le fait que le lieu où le rapport de forces s’exprime le plus favorablement au capital soit les lieux de travail. C’est précisément là que l’on rencontre un climat de domination «féodale», favorisé par le chômage et une très forte précarité du travail.

De nombreux exemples illustrent la crise actuelle du mouvement ouvrier et syndical. Un premier exemple est celui du nombre d’adhérents (bien que dans de nombreux cas cela soit compensé par l’intégration de nouveaux membres) et, surtout, le rapport établi entre travailleurs et syndicats, fondé sur une conception plus utilitariste, instrumentale que ce qui serait le cas là où existerait une conscience de classe ou anticapitaliste. Se peut-il que tout cela ait commencé à changer? Je n’en suis pas certain. La gravité de la crise économique et les ajustements économiques brutaux contribuent, cependant, à la création d’une nouvelle conscience que les inégalités sociales et la répartition des richesses sont distribuées de manières injustes dans cette société.

Il est certain que la situation du nouveau travailleur pauvre et précaire, le chômage massif et la désintégration des vieilles structures fondées sur l’ancien «contrat social» a contribué de manière décisive à cela. Pour le dire clairement, de nombreux travailleuses et travailleurs se sont «rendu compte» qu’ils appartenaient à cette catégorie lorsque la crise éclata, lorsqu’ils sont tombés de l’arbre sur les branches duquel ils s’imaginaient en sûreté (comme cela a été le cas d’une classe moyenne plus préoccupée par la consommation à brève échéance que par d’anciennes valeurs sociales).

Une preuve difficilement contestable de la crise de l’ancien modèle syndical réside dans le fait que l’on n’a pas enregistré depuis le 14 décembre 1988 de grève générale [2] qui ait été véritablement suivie massivement Il y a des raisons plus que suffisantes qui expliquent cela! Le paysage a changé de manière qualitative au cours des trente années qui se sont écoulées depuis: délocalisations industrielles, introduction de nouvelles technologies, chômage et précarité ainsi qu’une augmentation qualitative de la méfiance de millions de travailleuses et travailleurs envers les dirigeants syndicaux et politiques. Un autre facteur qui a une certaine influence renvoie à une réalité ressentie: grève générale d’une journée n’est pas considérée comme une arme utile pour la défaite de lois aussi importantes que la «réforme de la législation du travail» ou la fin du chômage.

Cette réalité contraste toutefois avec celle que nous vivons depuis la naissance du mouvement du 15M, en mai 2011. Je fais référence au succès obtenu par certaines Marées [mareas, terme désignant divers mouvements sociaux, chacune portant une couleur distincte] comme celle de la santé [marée blanche], de l’éducation [marée verte] ou d’autres mouvements sociaux/du travail dans la communauté de Madrid ou dans d’autres provinces. Pour certaines de ces marées, comme celle de la santé, le poids et la capacité d’initiative des vieux syndicats ont oscillé entre très faibles et nuls.

Bien qu’il s’agisse d’un thème complexe à analyser, je crois que le succès – autant pour son caractère massif que par certains résultats obtenus – découle, entre autres, des raisons suivantes:

• Le mouvement est né de la base avec un potentiel démocratique très élevé, méfiant envers les manipulations des sommets syndicaux ou politiques, et, il a débouché sur la création de nouvelles structures fondées sur l’auto-organisation.

• Il ne s’agit pas uniquement d’un mouvement revendicatif de travailleurs, mais il unit des demandes légitimes dans le domaine du travail avec des revendications sociales puissantes, enracinées dans la population (y compris parmi certains secteurs conservateurs), telles que la défense de l’hôpital public comme patrimoine d’une ville ou d’un quartier face à des entreprises qui ressemblent à un prédateur vorace, avide de profit.

Ceux et celles qui ont été les acteurs de ces mouvements (à partir d’en bas et en défense du secteur public) ont intégré de nouvelles formes de luttes fondées sur une Stratégie (avec une majuscule). Ils ne se sont pas limités à des actions pour soigner une apparence (comme cela a pu être visible avec une grève d’une journée), mais ils ont combiné durant des mois la mobilisation dans les rues ou les centres de travail, avec des plaintes devant les tribunaux ou les parlements. De cette manière – tout en intégrant au programme des revendications l’ensemble de la population – une alliance ou un front a pu être construit entre les travailleurs de la santé avec les voisins, les usagers, les élèves, les patients et tous les secteurs affectés.

Il ne s’agit pas, par conséquent, de stigmatiser les mouvements syndicaux dont l’orientation est fondée sur la défense de dimension classiste. Au contraire. Il s’agit de renforcer ces mouvements en cherchant des alliances stratégiques avec d’autres secteurs de travailleurs ou même avec d’amples couches des classes moyennes qui ont été frappées par la crise économique. Il s’agit, dans le même temps, de mettre un terme au cycle de défaites et à la démoralisation, deux choses auxquels les dirigeants des syndicats traditionnels ne sont pas étrangers.

Il ne fait aucun doute que l’on dira que ce genre d’alliances est plus facile à établir dès lors qu’il s’agit de thèmes comme celui de la santé ou de l’éducation. Certes. Mais je suis convaincu qu’un tel potentiel existe pour tous les collectifs ouvriers ou de salariés. Un potentiel permettant de faire naître des alliances stratégiques ou ponctuelles avec d’autres secteurs (que ces secteurs portent le nom d’usagers, de consommateurs, de patients, de parents, d’élèves, …). C’est ce qu’ont démontré, lors de leurs grèves les plus récentes, les appels à l’unité et à la solidarité des travailleurs de Coca-Cola ou du Télémarketing. Dans le premier cas, en exigeant un boycott de la boisson. Dans le second, en informant sur les conditions de leur condition de précarité et sollicitant le blocage des call center de Movistar.

Ce que nous devons analyser en profondeur est de savoir comment cette société européenne, sous ce régime capitaliste, a placé les projecteurs non seulement sur l’exploitation de la force de travail et la production de marchandises; mais aussi – toujours plus – sur les processus de valorisation de la marchandise (publicité, commercialisation, transport,…), ainsi que sur une nouvelle redistribution d’un salaire qui ne possède pas uniquement la forme d’argent, mais aussi de services pour la société (santé, éducation, services sociaux, pensions,…).

Tout cela nous oblige à développer des stratégies d’ouverture, en direction de l’ensemble de la population sur la base de la reconnaissance et de l’existence des classes sociales, mais aussi dans le but de trouver la meilleure option stratégique et tactique d’affrontement avec le capital et l’Etat. Cela signifie qu’au regard de l’actuel rapport de forces entre le capital et le travail ainsi qu’en présence de nouvelles structures technologiques, financières et de marché, il n’est pas possible de battre les plans capitalistes si l’on ne parvient pas à une unité entre les divers processus de production, de reproduction et de consommation. Pour le dire plus clairement: une grève générale ne peut triompher si ne s’y adjoint pas, outre les classes laborieuses avec leurs diverses organisations, la population dans son ensemble; c’est-à-dire ceux et celles qui font usage des services et qui en font la démonstration en recourant au boycott et aux grèves face aux grandes entreprises transnationales ou aux entités financières. Il n’est, par exemple, pas possible de battre le patronat bancaire avec la seule force des travailleurs employés dans le secteur; aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire d’élaborer de nouvelles formes d’action et d’organisation entre le personnel employé et le consommateur; des formes d’action qui ciblent le cœur du système de données informatisées qui font que l’économie fonctionne.

Tout cela me conduit à défendre un modèle syndical qui, étant de classe, ne se limite pas dans son action à la défense des intérêts de travail et, dans certains cas, exclusivement corporatistes.

Le syndicalisme du XXIsiècle doit être un syndicalisme qui se construit «à partir d’en bas» et en symbiose avec d’autres mouvements sociaux (je ne fais pas référence aux structures syndicales, plutôt à l’action au jour le jour). La riche expérience du 15M et des Marées doit servir de pierre angulaire. En ce sens, le sectarisme d’un certain secteur du syndicalisme (y compris le plus radical) me semble néfaste car il méprise ses mouvements en les qualifiant de mouvements des «classes moyennes». Cela revient, à mon avis, à ne comprendre absolument rien autant sur la nouvelle composition des classes sociales dans les sociétés contemporaines que sur le rôle joué par les acteurs principaux. Il s’agit de visions obsolètes qui considèrent que la classe ouvrière se réduit au vieux prolétariat industriel et tout le reste est renvoyé à la catégorie de classe moyenne ou de petite bourgeoisie, dotée d’une conscience réactionnaire.

Le nouveau syndicalisme devrait également apprendre des nouvelles formes de lutte et d’auto-organisation qui sont apparues au cours des six dernières années. Les mouvements d’assemblées et démocratiques, l’indépendance vis-à-vis de l’Etat ainsi que l’utilisation des institutions elles-mêmes (juges ou politiciens) pour ne pas laisser aux adversaires des outils aussi nuisibles qu’ils sont puissants. C’est là que résident les triomphes judiciaires de la Marea Blanca, mais aussi la présentation de motions au sein des communes ou des parlementaires qui ont servi à donner une dimension politique aux revendications. En ce sens, je peux affirmer que le Movimiento Asambleario de Trabajadores de la Sanidad est une organisation pionnière dans la combinaison des diverses formes de lutte, faisant appel autant à la mobilisation des travailleurs qu’à la solidarité citoyenne ou au soutien international [voir sur ce site les articles sur la Marea blanca et le secteur des soins dans l’Etat espagnol ici et ici].

Un autre aspect fondamental tient dans le caractère internationaliste que devraient posséder ces mouvements syndicaux. Dès lors qu’il n’y a pas aujourd’hui de pays où se présente un problème qui ne possède des ramifications ou sa source dans les politiques menées par l’Union européenne ou dans les Traités de libre-échange. La recherche d’issues et d’alliés dans d’autres pays devra devenir un axe habituel si l’on veut briser les politiques globales du capital.

Revenons au titre de cet article: «Le travailleur de la ville». Bien que je présume qu’au stade atteint par cet article la chose sera entendue, je voudrais insister sur le fait que la pratique et l’action des mouvements syndicaux du XXIsiècle doivent être renouvelées et réactualisées sur la base d’une réalité socio-économique et politique (également technologique) tout à fait nouvelle.

Je crois que la meilleure définition que nous pourrions faire de ce futur est qu’il doit avoir une dimension sociale. Le rayon d’action du syndicalisme ne peut se limiter à «son secteur» (et encore moins à ses seuls membres comme le font les syndicats traditionnels de l’administration), mais il doit être étendu à toute la communauté ciblée par telle ou telle autre politique, qu’il s’agisse de la privatisation d’un hôpital, de la fermeture d’une usine où est mis en bouteille la boisson d’une multinationale ou les sous-traitants des entreprises de la télécommunication cotées sur l’IBEX 35 (indice composé des 35 plus grandes firmes de l’Etat espagnol].

Le «travailleur de la ville est en même temps un usager du travail» et en tant que tel il est exploité, précarisé, touché par les coupes budgétaires ou les abus des corporations financières ou les entreprises de l’énergie. Il ne s’agit pas simplement d’additionner les trois millions de fonctionnaires, les six millions qui vivent avec un salaire indigne ou les quatre millions de chômeurs; il s’agit également de ceux qui ne peuvent payer le chauffage, les médicaments ou même qui doivent vivre dans des abris ou recourir chaque jour à la soupe populaire.

Voilà l’action syndicale et sociale dont nous devons être porteurs dans les entreprises et les quartiers. Nous ne pouvons laisser aux organisations non gouvernementales, de charité ou à l’Eglise d’assumer le rôle qui revient à un Etat, mais nous ne pouvons pas non plus laisser celles-ci remplacer par leur action le rôle que devraient jouer les syndicats et les mouvements sociaux. C’est pour cela que nous sommes là et en cela nous convergeons avec une tradition historique où, il y a de nombreuses décennies, c’étaient les syndicats mêmes qui assumaient ces fonctions.

C’est de tout cela – récupérant quelque chose de l’écoulement du temps – dont parlent deux historiens anglais qui ont écrit deux beaux livres sur l’anarchisme et le mouvement ouvrier espagnol. Chris Ealham dans son ouvrage sur la CNT et Temma Kaplan dans son essai sur les «origines sociales de l’anarchisme en Andalousie» [Anarchists of Andalusia, 1868-1903, ouvrage parut en 1977, traduit la même année en espagnol]. C’est à cela même dont elle faisait référence lorsqu’elle affirmait que: «La grande force de l’anarchisme andalou de la fin du XIXsiècle réside en la fusion de la tradition communautaire et syndicaliste militante. Dans les localités où la grande majorité de la population travaillait dans l’agriculture, les unions d’ouvriers agricoles furent identifiées à la communauté comme un tout.»

Plus d’un siècle s’est écoulé et la société a changé, mais le conflit de classes reste, fondamentalement, le même. (Article publié le 6 janvier sur le site VientoSur.info, traduction A L’Encontre)

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Jesús Jaén est militant d’Anticapitalistas et du Movimiento Asambleario de Trabajadores de la Sanidad (MATS). [1] Barbara Hammond (1873-1961) et John Hammond (1872-1949) sont les auteurs d’ouvrages sur le mouvement chartiste, le gouvernement britannique entre 1760 et 1832, sur les travailleurs qualifiés ou ruraux au cours de la même période. L’ouvrage dont fait ici référence le titre a été publié en 1917 sous le titre The Town Labourer 1760-1832: The New Civilisation. (Réd.)

[2] Ce jour-là une grève nationale d’une journée, largement suivie, contestait les contre-réformes en faveur du patronat mises en place par le gouvernement «socialiste» de Felipe González. La grève fut un succès provisoire, le gouvernement faisant passer l’essentiel de ses mesures une fois que, l’année suivante, le PSOE fut maintenu au pouvoir malgré une perte de près de 9% des suffrages. (Réd.)

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