1° Un diagnostic qui fait toujours plus consensus depuis 2007-2008, autant parmi ceux qui contestent ce système que par un nombre croissant de scientifiques, y compris de think tanks liés à l’establishment, est que nous faisons face à la plus grande crise de l’histoire du capitalisme. Il en va de même du constat que la recherche constante d’une issue passant par un nouveau tour de vis néolibéral ne fait qu’augmenter toutes les inégalités et aggrave une crise climatique qui menace l’avenir de la vie sur la planète.
Que cette même crise mondiale aboutisse à la fin du vieil ordre de la «mondialisation heureuse», à la crise d’hégémonie du néolibéralisme occidental, à une restriction accélérée de la démocratie ainsi qu’à une transition géoéconomique, géopolitique et géoculturelle remplie d’incertitudes – où la présence de «monstres» se révèle plus probable que les révolutions – est aussi une évidence partagée. C’est sans doute au sein de la société états-unienne que ces processus se concentrent – ainsi que l’attention mondiale – dans la mesure où, avec la victoire de Donald Trump, commence à se développer un puissant «mouvement de mouvements» dont l’on peut espérer qu’il parvienne à déborder les «progressistes néolibéraux» et brise l’actuel tournant autoritaire et raciste.
Le sous-titre du rapport présenté lors de la récente Conférence sur la sécurité [18-19 février] qui s’est tenue à Munich est sans doute un bon exemple de la perplexité des élites face au moment historique dans lequel nous vivons: post-vérité, post-occident, post-ordre?. Lors de cette conférence, nous avons en outre assisté à la mise en scène de la première rencontre entre les porte-parole de Donald Trump [le vice-président Mike Pence, le secrétaire à la Défense James Mattis et à la Sécurité intérieure John Kelly] et les dirigeants d’une Union européenne (UE) à la dérive, craintifs que le nouveau président états-unien exige d’eux une plus grande participation à l’effort militaire du pilier européen de l’OTAN, au même titre qu’une implication plus importante en Syrie conjointement à la Russie et au régime de Bachar el-Assad au nom de la lutte commune contre l’Etat islamique.
Il n’y a pas eu, en revanche, un quelconque appel à l’hospitalité pour les millions de réfugié·e·s fuyant les guerres et les conflits dont les puissances occidentales ne sont pas étrangères. Heureusement, la manifestation récente à Barcelone, sous le slogan Casa Nostra, Casa Vostra! [notre maison, votre maison!], a constitué une bonne réplique face à la dégénérescence morale du projet européen et il est à espérer qu’elle ne soit que le début d’un cycle de mobilisations à l’échelle du continent.
Nous pouvons également nous référer au rapport du Bureau du directeur du renseignement national des Etats-Unis au titre de Tendances mondiales: le paradoxe du progrès. Un rapport qui a déjà été commenté par Michael Roberts et qui averti sur la répétition de «chocs tels que le printemps arabe, la crise financière mondiale de 2008 ainsi que la hausse mondiale des politiques populistes anti-système». Devant un tel panorama, qui sanctionne l’échec du «chaos créatif» emprunté depuis le 11 septembre 2001, on peut percevoir une tentative de réorientation de la part de la première grande puissance mondiale: «il serait tentant de mettre de l’ordre dans ce chaos apparent, mais en dernière instance cela serait trop coûteux à court terme et serait un échec sur le long terme.»
Ainsi, il semble que la crise de surexpansion géostratégique qui a fait suite aux désastres de l’Irak et de l’Afghanistan soit remplacée désormais par une attitude plus sélective quant à l’interventionnisme militaire direct des Etats-Unis, une attitude compatible avec la volonté de maintenir l’OTAN ainsi que ses bases militaires en différents endroits de la planète, notamment à Rota et Morón [deux des quatre bases américaines installées sur sol espagnol suite aux accords de 1953 entre les Etats-Unis et la dictature de Franco].
D’autres rapports et commentaires «autocritiques», comme celui de l’ancien secrétaire au Trésor des Etats-Unis [entre 1995 et 1999] Lawrence Summers ou celui de l’American Enterprise Institute, pointent vers une perspective sombre de «stagnation séculaire». On peut y lire une reconnaissance du fait d’être loin d’une nouvelle phase de croissance économique et, ce qui est pire, une annonce probable d’une nouvelle crise systémique mondiale dont la seule inconnue reste le moment de son apparition.
Il n’est donc pas surprenant que l’on fasse encore appel au rôle que devraient jouer les institutions financières internationales dans la réactivation d’une «gouvernance mondiale» qui, cependant, se soucient davantage d’imposer de nouvelles politiques d’austérité qui n’ont pour seul résultat que d’ajouter de nouveaux Etats à la liste des Etats «faillis» et «fragiles» [1].
Ce panorama général est particulièrement grave au sein de l’Union européenne et de la zone euro, dans la mesure où la dictature de la dette – la Grèce étant obligée à procéder à de nouvelles attaques contre les retraites –, la mal nommée «crise des réfugiés» et maintenant la menace d’un Frexit suite au Brexit aboutissent à la crise et y compris à la décomposition de partis «du système», comme c’est le cas avec les Républicains ou le PS français ou le PD italien.
Il n’est donc pas surprenant que ce que craignent le plus, à court terme, les élites c’est le résultat des élections successives qui se dérouleront dans des pays clés (Hollande, France, Allemagne…) dans la mesure où elles pourraient conduire à la constitution de gouvernement par des forces qualifiées «d’anti-système», bien que malheureusement la majorité d’entre elles combinent un discours xénophobe et islamophobe au rejet de l’establishment.
2° Dans un tel contexte mondial et européen, le panorama dans lequel nous nous trouvons dans l’Etat espagnol n’est, bien évidemment, pas celui teinté d’optimisme que dépeint cyniquement Mariano Rajoy.
S’il est vrai que, grâce à l’abstention du PSOE, le dirigeant du PP (Parti Populaire) a pu former à nouveau un gouvernement, il continue d’accompagner sa prétendue «reprise économique» avec de nouvelles coupes sociales exigées par la troïka ainsi que de mesures telles que la réactivation de centrales nucléaires comme celle de Garoña.
Plus encore: l’ombre de l’escroquerie de la bulle financière-immobilière revient maintenant au premier plan avec le procès de hauts responsables de la Banque d’Espagne – y compris ceux de la période «socialiste» – pour leur connivence lors l’entrée en bourse de Bankia, en même temps que se poursuivent les procès et les condamnations pour les scandales de corruption qui affectent son parti [PP] (actuellement contre le président de la région de Murcie)… et la famille royale [Cristina de Bourbon a été relaxée le 17 février, son mari, Inaki Urdangarin, a été condamné à six ans et trois mois de prison pour des détournements de subvention portant sur des millions]. Ce sont là des exemples qui, une fois de plus, indiquent qu’il ne s’agit pas de quelques pommes pourries mais bien d’une corruption structurelle qui touche l’ensemble du régime.
Il est vrai que le seuil électoral du PP s’est révélé difficile à atteindre, mais il est aussi vrai qu’il reste insuffisant non seulement pour assurer la gouvernabilité, mais également pour fournir des garanties suffisantes à la stabilité du régime. La collaboration du PSOE à cette double tâche est indispensable, dès lors que les limites atteintes par l’opération Ciudadanos (C’s) ont été constatées.
Le débat sur le budget constituera le principal test pour vérifier jusqu’à quel point l’élite dirigeante de ce parti s’implique, ou non, dans le maintien de la «triple alliance» [PP-PSOE-C’s], alors que le PSOE fait face à un calendrier électoral interne dont l’issue est incertaine [notamment les primaires qui éliront le nouveau secrétaire général]. Une formation où aux facteurs de crise propre à la social-démocratie européenne – essoufflement du cycle socio-libéral, érosion croissante et vieillissement de sa base électorale traditionnelle – s’ajoutent les dimensions spécifiques représentées par la capacité électorale de Podemos et le conflit catalan-espagnol.
La résurrection récente de Pedro Sánchez [écarté suite à un «coup» interne afin de permettre la formation d’un gouvernement PP], avec son pari en faveur d’une «nouvelle social-démocratie», suppose un défi en règle contre un comité de gestion [structure provisoire de la direction du parti] aux ordres de Susana Díaz [présidente de la Junte d’Andalousie, «baronne» de l’une des plus importantes sections du PSOE et artisane du coup interne].
L’avenir dira à quel point, malgré sa crédibilité limitée ainsi que la faible autocritique qu’il contient quant au passé, les propositions novatrices de son programme – répartition du travail salarié, allocation universelle, plurinationalité de l’Etat – sont à même de générer l’enthousiasme d’une base militante décontenancée par le cap suicidaire emprunté jusqu’ici par le parti. Dans tous les cas, la bipolarisation interne pourrait bien aller crescendo au cours des prochains mois et, avec elle, l’agressivité face à ce «gauchisme» de la part d’élites – à l’intérieur et à l’extérieur du parti – qui ont déjà fait la démonstration de leur pouvoir avec la destitution brutale de Sánchez. Nous pourrions même nous trouver face à un conflit de légitimités entre le résultat des primaires et ce qui sera adopté au Congrès, dont les députés sont plus facilement sous le contrôle de l’appareil du Comité de gestion.
Le déclin du bipartisme [PP-PSOE] reste donc une tendance dominante, cela encore plus alors que le parti le plus touché est un PSOE sans perspectives de remontée électorale et qui, à la différence du passé, devra s’allier avec Podemos pour pouvoir être une alternative de gouvernement face au PP. Une chose qu’avait bien comprise Sánchez.
Il n’est pas non plus possible de limiter le cas Bankia [Bankia est issue de la fusion de sept Caisses hypothécaires régionales en détresse, puis de sa cotation en Bourse] à une simple affaire de corruption: bien plus que cela est en jeu, dans la mesure où il s’agit d’une des manifestations les plus claires du capitalisme déchaîné qui s’est développé pendant des années dans le cadre de l’implémentation du système euro et de «l’effet de richesse» qu’il avait provoqué.
Il n’y a donc aucune raison de considérer que la crise du régime est terminée, pas même la crise de gouvernabilité, ce qui est encore plus vrai au milieu des turbulences de la zone euro, dont l’avenir est incertain. Il s’agit d’une crise de l’Etat social et démocratique de droit proclamé constitutionnellement mais aussi et particulièrement de l’Etat des Communautés autonomes.
Si le déroulement d’un référendum en Catalogne, auquel participe une majorité de la société catalane, sera très difficile tant qu’il n’y a pas de reconnaissance légale ou internationale de celui-ci, il est aussi vrai que le refus de son organisation continuera à engendrer une désaffection croissante envers l’Etat espagnol, y compris son institution monarchique, ainsi que le montre l’adhésion croissante à l’aspiration républicaine au sein de cette communauté.
Les tentatives récentes de «dialogue» sont non seulement tardives, mais elles ne parviennent déjà plus à provoquer des fractures au sein du parti qui, historiquement, a été le soutien du bipartisme étatique en Catalogne.
3° Suite à l’Assemblée citoyenne de Vistalegre 2 [10-12 février], la responsabilité de Podemos dans cette nouvelle phase, indépendamment de ce qu’en disent les augures, demeure décisive. Il faut toutefois reconnaître qu’autant lors du processus de préparation que lors de la rencontre elle-même la participation de la majorité des militant·e·s à l’élaboration des documents a été faible. De même, le débat sur les points de convergences et de divergences entre les différentes positions en présence n’a pas été clarifié. Un déficit dont la résolution ne semble pas être possible avec le modèle organisationnel approuvé car persistent, malgré la prétention à dépasser le modèle de la «machine de guerre électorale», les traits de concentration des pouvoirs et d’une démocratie plébiscitaire dont les effets négatifs ont été suffisamment vérifiés au cours des trois ans d’existence de cette formation.
A cela s’ajoute quelque chose de plus préoccupant: malgré la volonté de la nouvelle direction de se transformer en un mouvement populaire qui impulse des contre-pouvoirs sociaux, il semble que cette aspiration soit subordonnée à la construction d’un «Podemos pour gouverner»…, avec un programme qui se limiterait à exiger le retour au «contrat social» néokeynésien antérieur à la crise systémique, ignorant autant ses limitations passées que son existence impossible en cette nouvelle étape historique.
Cette absence d’un récit alternatif et qui dépasse le vieil imaginaire social – ce qui impliquerait d’entrer en conflit avec la dettocratie actuelle, mais aussi avec le fétiche de la croissance économique ainsi qu’avec le modèle de consommation dominant pour pouvoir placer au centre la soutenabilité de l’existence – est plus patente du fait de la crainte de tirer les leçons de l’expérience grecque ainsi qu’alertait Podemos En Movimiento [l’un des trois courants principaux de Podemos, qui a le moins de poids au sein des instances, animé par Anticapitalistas]. Assumer un tel débat actuellement et y convier des forces semblables en Europe, ainsi que le propose un manifeste qui a été récemment rendu public, est un point fondamental pour aborder cette nouvelle phase.
Sans cela, nous courrons le risque d’une fermeture hâtive du «non-débat» de Vistalegre au moyen d’une recomposition de la coalition entre les deux fractions majoritaires [Iglesias et Errejon] autour d’un projet axé sur la formation d’un gouvernement qui, à nouveau, reléguerait les Cercles de Podemos au simple rôle de comités de campagne… préélectorale. Une hypothèse qui ne doit pas être écartée au vu des premiers messages du Secrétariat général [Pablo Iglesias] dont la poursuite d’un discours «gagnant» ne correspond ni aux rapports de forces existant dans la société ni aux tâches nécessaires dans la phase actuelle pour mettre en déroute le projet de restauration de la «grande coalition».
Le retour du conflit social – en prêtant maintenant attention à la solidarité nécessaire avec la lutte des dockers contre la libéralisation et la précarisation du secteur imposée par l’UE et le gouvernement –, l’appel du mouvement féministe à une journée internationale de lutte le 8 mars prochain ou les initiatives qui sont mises en avant par un syndicalisme social qui suit l’exemple des PAH [mouvement qui s’oppose aux expulsions de logement en raison du non-paiement des hypothèques] et les Marées [les divers mouvements sociaux, chacun avec une couleur propre, dans les soins, l’éducation, etc.] contribuent à la recherche d’une voie permettant de changer ce rapport de forces et qui mette à son service la présence institutionnelle d’Unidos Podemos, y compris avec ses propositions. Parmi ces dernières figure également la revendication de la reconnaissance par l’Etat espagnol du droit à convoquer un référendum en Catalogne avec toutes les garanties sur son avenir et le rejet de toute forme de répression qui pourrait être prise contre cette juste revendication de la majorité de la société catalane. (Article publié le 21 février sur le site VientoSur.info; traduction A l’Encontre)
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[1] Le rapport sur le développement mondial 2017 de la Banque mondiale porte pour titre La gouvernance et les lois. Au-delà du jargon habituel, il est significatif que le Groupe de la Banque mondiale qui a rédigé le rapport se préoccupe des «asymétries de pouvoir» (où la référence à Michel Foucault ne manque pas), en particulier pour les phénomènes d’exclusion, de captation et de clientélisme présents dans les Etats… non développés. La mention de la Transition espagnole ne manque pas non plus. Elle figure comme modèle de la manière dont les élites peuvent adopter des «règles qui restreignent leur propre pouvoir»… pour se maintenir au pouvoir. (J.P.)
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