Etat espagnol. Pouvoir économique et externalisation des coûts sur la société

Par Albert Recio Andreu

I. La dynamique du capitalisme tend à générer des oligopoles et à concentrer le pouvoir dans des élites. Dans les phases du capitalisme compétitif, ces conséquences sont davantage visibles à échelle locale. Par exemple, dans le chapitre consacré aux salaires de la Richesse des Nations (1776), le libéral Adam Smith n’a pas eu de problèmes pour reconnaître que les marchés du travail locaux étaient contrôlés par un groupe restreint d’entrepreneurs qui se mettaient facilement d’accord sur les montants des salaires qu’ils allaient verser. A mesure que l’accumulation du capital entraînait des processus de concentration, des élites et des groupes oligopolistiques opérant à échelle nationale se sont constitués. Comme ces groupes disposent d’importantes ressources, ils les utilisent pour obtenir que les politiques publiques obéissent à leurs intérêts particuliers.

Ainsi, lorsque se constituent des groupes ayant suffisamment de pouvoir, ils exercent une influence sur le modèle de développement économique du pays. De nombreux exemples de type très divers le confirment. Ainsi, il y a des preuves indiquant que la forme de travail particulière en Allemagne, avec un système de qualification professionnelle développé, est en partie le résultat du poids des entreprises industrielles, qui considèrent que la qualité de leurs produits [compétitivité hors coût] est essentielle à leur positionnement sur le marché mondial, raison pour laquelle les entreprises sont disposées à financer une bonne formation professionnelle. De même, on ne peut comprendre l’étrange et coûteux système de santé états-unien sans tenir compte de l’importance du secteur des assurances maladie dans ce pays.

Pour ces raisons, parmi d’autres, j’ai toujours cherché à connaître de manière détaillée quels étaient les principaux groupes de pouvoir économique en Espagne. Il y a quelques années, j’ai essayé de faire une esquisse des principaux noyaux de pouvoir économique en Espagne [1]. Dans cette analyse, je constatais la continuité dans le pouvoir du secteur financier – ce dont j’avais pris conscience avec l’ouvrage de Juan Muñoz, El poder de la banca en España (1969) – et s’y ajoutait le pouvoir des grand groupes de la construction et des grandes entreprises fournissant les équipements de base. Dans les trois cas il s’agissait de groupes dont l’activité et l’histoire restaient en étroite relation avec les politiques publiques – et où les liens avec la politique avaient été déterminants pour promouvoir beaucoup de leurs dirigents – et qui en outre déterminaient fortement le modèle productif que développait le pays, avec peu de développement technique productif et une ardeur prédatrice marquée.

Dans une grande mesure, ces données reflétaient le noyau de pouvoir qui avait dirigé la phase de croissance économique précédant la crise. On peut donc se demander si la crise initiée en 2007 a affecté ce noyau de pouvoir, en le transformant, ou si on note des changements. De fait, dans l’histoire du capitalisme, les directions sont souvent éphémères ou se renouvellent de temps en temps pour diverses raisons: changements technologiques, composition de la production, cataclysmes financiers… Une crise comme celle qui a débuté en 2007 a pu entraîner des changements, et ce sont ces changements que j’essaie de retracer.

 

II. C’est le secteur bancaire qui a toujours été le principal noyau de pouvoir, du moins depuis la fin de la Guerre civile, lorsque le statu quo bancaire imposé par le régime a figé un pouvoir oligarchique. Le secteur bancaire n’a pas été un conglomérat stable, mais il a été capable de surmonter deux graves crises – celle des débuts des années 1980 et l’actuelle – sans perdre sa centralité économique et sans céder un espace substantiel aux banques internationales.

En réalité, les deux crises ont produit deux faits marquants: d’un côté, la capacité qu’a démontrée le secteur bancaire à obtenir des fonds publics pour financer son sauvetage et, d’un autre côté, une nouvelle avancée dans le degré de concentration du secteur. Trois grands groupes bancaires (tripôle) consolidés émergent de la crise actuelle: Santander, BBVA et la Caixa, ainsi que deux autres moins importants: Bankia et Sabadell (reste incertain ce qui va se passer avec Banco Popular). Il reste également beaucoup moins d’acteurs secondaires, avec la disparition de beaucoup de caisses d’épargne ainsi que de quelques banques moyennes.

Il faut aussi souligner qu’il existe une asymétrie entre les composantes du tripôle. Deux de ces éléments, Santander et BBVA, sont devenus, de par leur activité, des banques internationales; le marché espagnol n’est qu’une petite partie de leurs activités. Il faudra voir si les effets de la politique de Trump et le Brexit finiront par affecter ces deux banques – puisque c’est en Amérique latine et au Royaume-Uni qu’ils ont le plus d’activités – et s’il faudra une troisième période de sauvetages.

Par contre la plupart des activités de la Caixa ont lieu dans le marché ibérique, et cette banque est en outre l’associée principale dans un grand nombre d’entreprises espagnoles de fournitures publiques (Gas Natural-Fenosa, Repsol, Abertis, Telefonica, Saba, etc.), raison pour laquelle elle joue un rôle central dans la structure productive locale. Comme je l’ai déjà souligné, il s’agit d’un cas de privatisation gratuite, car, en raison de la crise, Caixa Bank est devenue une entreprise privée dont le principal actionnaire est une fondation autoproclamée par les anciens dirigeants du groupe. Il faut également souligner que la crise patronale a obligé les banques à récupérer des participations dans de nombreuses entreprises (par la voie de la capitalisation de crédits). Il est possible qu’il s’agisse d’une situation transitoire, mais en tout cas il s’agira d’un renforcement de la financiarisation de la gestion des entreprises.

Par contre, ce qu’on appelle le secteur du bâtiment se trouve en grande difficulté. C’est dans ce secteur qu’il y a un ensemble d’entreprises qui, dans leur activité, combinaient pour l’essentiel la construction d’infrastructures publiques et la prestation de services publics divers (nettoyage urbain, gestion de l’eau, nettoyage de bâtiments, transports publics, etc.). Plusieurs de ces entreprises participaient en outre de manière croissante au secteur énergétique, ce qui mène à la création de groupes de contrôle sur le noyau central de l’approvisionnement public de biens et de services.

Ce noyau a connu des problèmes croissants – quoique répartis de manière inégale – à cause de la combinaison de deux facteurs. Le premier, la paralysie presque complète des investissements publics en Espagne à cause des politiques d’ajustement budgétaire. Dès lors, l’activité de ces entreprises s’est déplacée vers l’extérieur, ce qui leur a permis de maintenir leurs volumes d’activité, mais qui leur a également créé divers problèmes, comme ceux qu’on connus les grands projets tel celui de l’AVE [train à grande vitesse du consortium Adif-Renfe et du partenaire saoudien Am-Shoula] reliant Médine à La Mecque ou le canal de Panama [retards dans l’exécution et imbroglio sur l’attribution des coûts en découlant].

Le deuxième problème qu’a connu ces groupes est leur taux élevé d’endettement, dû fondamentalement au financement des projets d’infrastructures dans lesquels ils se sont embarqués.

Même si ces difficultés ont touché chacun des grands groupes de manière différente, on perçoit des problèmes dans chacun d’entre eux. Dans les meilleurs cas, ils ont été obligés de vendre des filiales significatives: ACS a vendu Urbaser (nettoyage urbain), Syntax (logistique) et sa division portuaire (Abertis); le conglomérat OHL-Villar Mir a vendu sa division électrique, Abertis. Il a dû abandonner son activité immobilière. Dans le pire des cas ils ont dû entrer dans un dur processus de restructuration – Abengoa [secteur de l’énergie renouvelable, basé à Séville, avec une dette de près de 10 milliards d’euros et à l’extrême bord de la faillite en fin 2016] et Isolux Corsan [énergie, de même au bord de la faillite] – ou ont dû se vendre à des investisseurs étrangers: FCC (Fomento de Construcciones y Contratas – groupe mondialisé dans les infrastructures et les services urbains) est passé aux mains de l’hypermilliardaire mexicain Carlos Slim. Dans presque tous les cas ils ont dû affronter d’importants processus de restructuration financière, et l’ambition de certains d’entre eux de se transformer en grandes entreprises énergétiques est restée bloquée.

Les entreprises électriques (Endesa, Iberdrola, Gas Natural-Fenosa) ou de services publics (Telefonica, Enagas, Redesa, Abertis, Aena) ont connu plus de stabilité, peut-être à l’exception de Repsol, qui a été affectée par la chute du prix du pétrole. Ces groupes continuent à constituer un noyau central dans la configuration des politiques publiques, comme le démontre leur capacité – dans le cas des entreprises d’électricité – d’imposer des politiques qui font obstacle à l’expansion des énergies renouvelables et à impulser la poursuite de l’énergie nucléaire. Il faut souligner que dans certaines de ces entreprises (Enagas, Redesa, Aena), le secteur public continue à être le premier actionnaire, mais le poids des investisseurs internationaux est en train d’augmenter.

Le dernier groupe de grandes entreprises internationales espagnoles se trouve dans le secteur de la distribution (Inditex, Mango, Mercanona, Corte Inglés, même si cette dernière entreprise a subi de fortes tensions financières) et dans le secteur touristique (Melia, Barcelo, etc.). Cette situation reflète les changements dans la sphère de la distribution et la spécialisation productive de l’économie espagnole.

Il subsiste la quasi-absence de grands groupes technologique et industriels. Dans les entreprises de l’Ibex 35, nous ne pourrions considérer en tant que telles que Gamesa (équipement éolien), qui est dans un processus de fusion avec l’allemande Siemens; Indra (électronique civile et militaire) à laquelle participe le secteur publique, et Grifols (hémodérivés et biotechnologie) dont l’expansion internationale suppose un endettement élevé et une participation croissante du capital financier international.

 

III. La crise n’a pas modifié de manière substantielle le noyau du pouvoir, mais elle l’a substantiellement affaibli, surtout en ce qui concerne le secteur de la construction. Et elle a entraîné une nouvelle avancée de la présence du capital étranger dans le contrôle de nombreuses entreprises. Les firmes étrangères avaient depuis de nombreuses années un rôle fondamental dans le contrôle des secteurs productifs clés, comme l’industrie de l’automobile ou celle de la chimie. A l’époque il s’agissait de grandes transnationales ayant une implantation en Espagne. Maintenant le processus est différent et obéit aux changements que subit le capitalisme international.

La nouvelle vague d’investissements extérieurs s’effectue dans des fonds d’investissement qui entrent dans les entreprises avec un objectif clairement financier, qui renforcent l’objectif de rentabilité à court terme et favorisent les activités prédatrices. Le paradigme est peut-être représenté par les «nouvelles entreprises technologiques» du genre Uber, Airbnb ou Amazon, qui peuvent avoir un impact grave sur le métabolisme des villes et sur le droits des travailleurs.

Le noyau du capitalisme espagnol a été capable d’externaliser les coûts de ses erreurs sur l’ensemble de la société. Mais il a été affaibli et l’ensemble de l’économie espagnole est encore plus dépendante qu’avant du secteur financier international. Nous pouvons l’observer dans des villes comme Barcelone, où le flux des capitaux étrangers sur le secteur immobilier signifie une véritable menace pour l’aménagement de la ville. Cela explique aussi, en partie, les énormes difficultés rencontrées pour transformer la structure productive vers une «durabilité» et une solidité plus grandes à long terme. (Article publié sur le site de la Revue Mientras Tanto, le 28 février 2016; traduction A l’Encontre)

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[1] A. Recio, Rasgos del nuevo poder oligárquico en España. Viejas y nuevas caras de la oligarquía española, et F. Aguilera y J.M. Naredo, Economía, poder y megaproyectos, Fundación Cesar Manrique, Teguise, 2009.

 

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