Espagne. Dévaluation salariale et sortie de la crise. Sortie? Pour les riches en tout cas

desempleospainPar Nacho Álvarez

S’il est une chose que nous avons pu vérifier tout au long de la présente crise, c’est la capacité qu’ont les élites économiques et politiques d’imposer une lecture de la réalité en contradiction avec les faits. Ainsi, la crise de l’euro – déterminée fondamentalement par la dynamique de surendettement et déréglementation financière, et par les fortes asymétries structurelles qui existent entre les différents pays qui partagent la même monnaie, ainsi que par l’absence d’un pouvoir étatique à l’échelle de cette zone monétaire qui assume cette monnaie – a été présentée comme la conséquence logique du fait que les économies périphériques (Grèce, Portugal, Italie ou Espagne) ont vécu «au-dessus de leurs moyens» au cours de la période 1996-2007.

Concrètement, dans le cas de l’économie espagnole, les autorités de Bruxelles ont diffusé l’idée que le déficit extérieur de notre économie dans les années qui précédèrent la crise (lié fondamentalement à l’intense demande intérieure du moment) était le reflet d’une perte croissante de compétitivité, expliquée à son tour par une croissance salariale excessive. Cette argumentation est celle qui a conduit la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) à imposer une stratégie généralisée de dévaluation salariale dès que le gouvernement espagnol eut signé le Mémorandum et recouru au mécanisme de sauvetage de l’Union européenne (UE).

Avec le prétendu objectif de récupérer la compétitivité extérieure pour que les exportations agissent comme moteur de la croissance, les autorités de Bruxelles ont fait pression pour des «réformes du travail» permettant de réduire les coûts unitaires du travail. C’est ainsi qu’en 2012, le gouvernement de Mariano Rajoy a imposé une réforme de la Loi sur le travail, le Décret-loi royal 3/2012, qui va avoir un impact létal sur les négociations collectives, en les vidant de leur contenu, ouvrant la porte à un substantiel processus de dévaluation salariale.

La réforme de la Loi sur le travail a rendu possible la dévaluation salariale de deux manières. Premièrement, en accroissant substantiellement le pouvoir unilatéral de la partie patronale, la réforme a renforcé la compétence des employeurs de modifier les conditions de travail, leur a facilité la possibilité de recourir à des conventions collectives et à favoriser les accords d’entreprise aux dépens des accords sectoriels.

Mais, deuxièmement, la réduction des droits des travailleurs – la flexibilisation des licenciements, rendus moins coûteux, par la suppression des salaires dus en attente de jugement sur le licenciement – a également renforcé cette dynamique.

La variation salariale moyenne convenue lors de la négociation collective se situait à 2,6% par année pour la période 2008-2011, après avoir pris en considération l’effet des clauses de garantie salariale. Suite à la réforme de la Loi sur le travail, cette valeur est passée à 0,6% pour l’année 2013. En 2013, 43% des contournements des conventions collectives, selon les statistiques du Ministère de l’Emploi et de la Sécurité sociale, enregistrent des salaires stagnants ou des baisses de salaires.

Néanmoins, l’indicateur cumulé de l’évolution des salaires accordés lors de la négociation collective ne parvient pas à rendre compte de manière satisfaisante de ce qui se déroule au sein des entreprises. La possibilité de ne pas appliquer les conventions collectives, facilitée par la dernière réforme de la Loi sur le travail, a fait qu’au cours de l’année 2013, les hausses salariales prévues par les conventions n’ont pas été appliquées dans plus de 2500 entreprises. Cela a touché presque 160’000 travailleurs selon les données officielles. Etant donné que la statistique des conventions collectives réalisée par le Ministère de l’Emploi et de la Sécurité sociale ne corrige pas les chiffres de la hausse salariale en prenant en compte ces exceptions, elle surévalue les hausses. En outre, cette hausse moyenne est calculée uniquement sur la base des presque 5 millions de travailleurs qui étaient au bénéfice d’une convention collective en vigueur à fin 2013.

De cette manière, lorsque l’on consulte l’Enquête trimestrielle du coût du travail élaborée par l’Institut national de statistique, qui inclut tous les cotisants à la Sécurité sociale, nous constatons comment les salaires bruts baissent fortement depuis longtemps. Le coût salarial total par travailleur est passé d’une augmentation d’une année à l’autre de 4,3% au premier trimestre 2007, avant la crise, à une baisse de 3,6% au dernier trimestre 2012 et de 0,2% au dernier trimestre 2013. De fait, lorsque l’on compare l’évolution du coût salarial total par travailleur avec l’indice des prix à la consommation (graphique 1), nous observons de quelle manière depuis le début 2010 s’est produite une importante perte de pouvoir d’achat, qui atteint 8,4% de 2010 à 2013 (tableau 1).

 

Graphique 1: évolution comparée du coût salarial par travailleur et de l’inflation
(variation annuelle, en %)

GraphiqueEspagne

* Pour calculer les salaires bruts nous avons pris le coût salarial total par travailleur de l’Enquête trimestrielle du coût du travail. L’évolution de l’IPC (Indice du prix à la consommation) se calcule à partir de l’indice harmonisé des prix à la consommation. Source: Enquête trimestrielle du coût du travail, Institut national de la statistique.

 

Tableau 1: Coût salarial par travailleur et inflation
(variation des moyennes annuelles, %)

GraphEspagne

* Nous avons pris en compte le coût salarial jusqu’au troisième trimestre de l’année 2013, dernière donnée disponible. Source: Enquête trimestrielle du coût du travail, Institut national de la statistique. 

 

La Banque d’Espagne a récemment signalé que l’Enquête trimestrielle du coût du travail sous-évaluait la baisse salariale qui s’est produite au sein de notre économie. Dans la mesure où la statistique officielle ne prend pas en compte la destruction des emplois faiblement qualifiés ou récents qui a été plus forte que celle du reste des postes de travail, l’évolution de la masse des salaires cumulée s’est trouvée faussement gonflée. Lorsque l’on élimine ce biais, l’ampleur de la dévaluation salariale, selon la Banque d’Espagne, est même doublée.

La redistribution du pouvoir dans les entreprises en faveur des patrons – facilitée par la réforme de la Loi sur le travail – n’a pas été le seul mécanisme de dévaluation salariale. L’érosion de la capacité de négociation des salarié·e·s est également due à la forte croissance qu’a connue le taux de chômage et au contexte d’affaiblissement de la position des salarié·e·s qui en découle. Prenons, par exemple, l’évolution des heures supplémentaires non payées. Alors que les heures supplémentaires payées, selon les données de l’Enquête sur la population active, ont chuté de 1,3 million de 2009 à 2013, les heures supplémentaires non payées ont connu l’évolution inverse, augmentant de 680’000 pour atteindre 3,8 millions.

D’autres mécanismes ont contribué à étendre ce processus de dévaluation salariale à l’ensemble de la population. Dans le secteur public, en plus de la baisse du salaire de 5% en 2010 et de la suppression du treizième salaire en 2012, les salaires ont été bloqués pour la quatrième année successive. Les retraites ont augmenté en 2013 de 1%. Il est prévu qu’en 2014 elles augmentent uniquement de 0,25%, accumulant ainsi des nouvelles pertes de pouvoir d’achat pour cette couche sociale. De la même manière, le salaire minimum interprofessionnel mensuel restera en 2014, comme en 2013, congelé à 645 euros. Enfin, même les chômeurs verront baisser la  moyenne des indemnités qu’ils touchent, puisque la proportion de chômeurs de longue durée va augmenter encore. Le Ministère de l’emploi s’attend à ce que cette moyenne baisse encore de 1,4%.

Mais alors? Est-il possible de dire que cette dévaluation intérieure atteint ses objectifs déclarés? De 2010 à 2013, les coûts salariaux unitaires dans l’économie espagnole, soit le rapport entre l’évolution nominale des salaires et la productivité réelle, ont baissé de 5%. Cette prétendue amélioration de la productivité externe des entreprises espagnoles expliquerait, selon les défenseurs de la dévaluation interne, la bonne marche des exportations qui ont contribué en 2013 de 1,6% à la croissance économique.

Cette argumentation présente néanmoins diverses faiblesses. Les défenseurs de l’utilisation de la dévaluation interne comme levier pour faciliter la transition de l’économie espagnole vers une croissance tirée par les exportations tendent à oublier deux faits.

En premier lieu, la croissance des exportations qu’a connue l’économie espagnole est liée, non seulement, ni même principalement, à la baisse des salaires, mais spécialement à l’effondrement de la demande intérieure et à la nécessité pour de nombreuses entreprises de se réorienter vers de nouveaux marchés.

Deuxièmement, et même si c’était la réduction des coûts unitaires du travail qui impulsait la croissance des exportations, le processus de dévaluation salariale ne serait pas capable de compenser par la demande extérieure l’effondrement que cette dévaluation provoque dans la consommation des ménages, la demande solvable intérieure, et dans l’investissement pour le marché intérieur. C’est ainsi qu’en 2013, la contribution des exportations à la croissance, de 1,6%, a été dépassée, en sens contraire, par l’évolution de la demande intérieure, moins 2,8%. Le salaire a une double dimension: il est un coût des entreprises et, simultanément, il est un facteur déterminant de la demande agrégée. Par conséquent, les politiques de dévaluation salariale minent la croissance et empêchent une sortie de la crise.

Pour juger cette stratégie, il faut aussi tenir en compte en plus deux questions additionnelles [1]. En premier lieu, la compétitivité extérieure d’une économie ne dépend pas uniquement de l’évolution des prix, mais aussi d’autres facteurs, comme la qualité et la gamme des produits, qui peuvent difficilement être améliorées par des baisses des salaires. En outre, les salaires ne sont pas la seule variable qui agit sur la compétitivité prix d’une économie. Les marges de profit déterminent aussi l’évolution des prix à l’exportation. Et précisément, ce que nous vérifions, quand nous analysons l’effet des salaires et des profits sur l’inflation, c’est que, à partir de 2011, ce sont fondamentalement ces derniers qui expliquent l’évolution des prix. Par conséquent, si les baisses de salaires ne sont pas reflétées par une baisse parallèle des prix, et par là en une dépréciation du taux de change effectif réel, et donc en un meilleur gain de compétitivité, c’est dû en bonne mesure au fait que ces baisses ont été compensées par des augmentations des marges patronales.

Même si les marges de profits baissaient durant les trimestres suivants et que la dévaluation salariale avait un plus grand impact sur la réduction de l’inflation et la baisse des prix à l’exportation, le marché à l’exportation ne justifierait vraiment pas tant d’espoirs. Dans un contexte qui est celui de la zone euro, qui voit tous les pays chercher à baisser leurs salaires pour gagner en compétitivité, cette stratégie ne peut pas réussir au plan continental, puisqu’en faisant chuter la demande solvable de chaque pays envers les autres, c’est la demande européenne dans son ensemble qui chute alors que le commerce intra-communautaire reste amplement dominant.

En plus, avec le démantèlement des institutions de la négociation collective, c’est le risque de déflation [2] de l’économie qui est devenu significatif. Cela a fait disparaître les contrôles qui ont permis dans le passé, avant la crise, que les salaires et les prix ne dérapent pas à la baisse vers la déflation.

La politique de dévaluation salariale, outre qu’elle prolonge la récession et accroît le risque de déflation, a encore d’autres conséquences négatives. D’un côté, l’inégalité croît entre les revenus salariaux, étant donné que le processus de dévaluation se concentre surtout sur les 40% de salarié·e·s les moins payés. Ainsi, selon un récent rapport de la FEDEA [3], la variation des salaires qu’ont subi entre 2008 et 2012 les 10% de travailleurs et travailleuses les moins payés a été une baisse de 17%. Cette baisse a été de 9%, respectivement 4,4%, pour les deux déciles suivants. Les déciles suivants mieux payés ont à peine vu baisser leur salaire.

D’un autre côté, la baisse des salaires a accru également l’inégalité dans la distribution fonctionnelle du revenu entre les revenus du travail et ceux du capital, en faveur de ces derniers. Entre le dernier trimestre de 2009 et celui de 2013 la part des salaires dans le PIB a baissé de 4,4 points de pourcentage, passant de 50,1% à 45,7%. Ce transfert de revenu du travail vers le capital, associé à l’absence de régulation des marchés financiers internationaux et aux fortes injections de liquidité par la Banque centrale européenne, continue d’alimenter les dynamiques de gonflement et de spéculation sur les marchés financiers.

Nous constatons donc pour conclure que le processus avancé de dévaluation salariale dans l’économie espagnole, non seulement ne contribue pas à favoriser une sortie de la crise à l’avantage de la majorité sociale, mais aggrave bel et bien les problèmes d’avant, comme l’intense inégalité dans la répartition des revenus. Notre bilan de cette stratégie de politique économique doit néanmoins aller plus loin encore. Bien que cette stratégie échoue à favoriser la croissance économique et la création d’emplois, sa réussite réside dans son objectif véritable: modifier substantiellement les règles du jeu socio-politique, en érodant la capacité de réplique des organisations syndicales afin de faciliter par là l’établissement d’un nouveau modèle économique caractérisé par l’absence de droits sociaux et du travail. (Article publié par la revue Viento Sur de mars 2014, traduction A l’Encontre)


[1] Voir à ce sujet, l’intéressante étude de Bruno Estrada, Mª José Paz, Antonio Sanabria et Jorge Uxó (Qué hacemos con la competitividad, Ed. Akal).

[2] Quand il y a seulement diminution du taux de croissance des prix, on parle de désinflation. La déflation est un «taux de croissance négatif » des prix; autrement dit la baisse du niveau général des prix. Généralememnt, la déflation est le symptôme d’une situation où existent des capacités de production excédentaires, des stocks de biens invendus et un chômage élevé. La déflation est redoutée – ce qui se constate depuis un certain temps dans les médias économiques – pour au moins deux raisons. 1° Les entreprises voient le poids de leurs dettes augmenter: elles demeurent les mêmes alors que leur recettes diminuent proportionnellement aux prix. 2° Cet affaissement des recettes peut être accentué  par une baisse de la demande. Les ménages anticipant une baisse des prix reportent leurs achats. Une spirale de contraction peut s’enclencher, la baisse de la production et de l’emploi entretenant la baisse de la demande des ménages et des entreprises (investissements) dans une logique d’autoréalisation. (Rédaction A l’Encontre)

[3] Fundación de Estudios de Economia Aplicada. La FEDEA est parrainée par toutes les banques et caisses d’épargne espagnoles, ainsi que toutes les plus grandes entreprises du pays.

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