Par Marc Almodóvar
Samedi 16 décembre. Midi, place principale de Nou Barris [1]
Nou Barris. Lieu où s’est jouée la victoire d’Ada Colau en 2015. Dans tous ces quartiers, les comunes [formation hétérogène dont la figure la plus connue est précisément la maire de Barcelone] ont dépassé 30% des suffrages. Les quartiers les plus touchés.
Et c’est ici, à Nou Barris, que les comunes font leur apparition lorsqu’ils veulent se faire plaisir. Ils l’ont fait en 2015 et ils l’ont répété. Evénement central de la campagne devant le siège de l’arrondissement. Avec des voisines vêtues de pull-over promenant leurs chiens et des voisins mariant leurs petites filles.
«Jeune homme, où donc se passent les noces?» me demande une dame pomponnée pour l’occasion. Si c’est avec Miquel Iceta [dirigeant du Parti des socialistes catalans], c’est peut-être ici. Sinon, allez-voir là-bas derrière.
La chose semble être plus terne que par le passé. Peut-être parce que c’était le printemps [les municipales ont eu lieu au mois de mai 2015]. Peut-être parce que l’on entendait alors le runrún [le clip de campagne de Barcelona en Comú mettant en scène Ada Colau chantant une rumba catalane] alors que maintenant ils diffusent Nina Simone. Peut-être parce que l’opération de prendre les cieux d’assaut [2] s’est usée quelque peu. Peu importe. Heureusement que les retraités de la Marea pensionista nous maintiennent en forme grâce à leurs chants. «¡Así, así, ni un paso atrás!».
Au printemps 2015, tout était joie et danses. Aujourd’hui, les amis du vélo se sont plantés là pour se plaindre d’un projet visant à construire des appartements sur une promenade à proximité. Un autre homme se dresse avec une pancarte demandant à Colau pourquoi 950 pigeons ont été tués sur la place de Catalunya afin de monter une fête de Noël solidaire. «Solidaire! Tu te rends compte?» martèle l’animaliste qui, curieusement, porte une veste en cuir. Cela me démange de lui demander si elle est synthétique.
«Quelqu’un veut un drapeau?» demande Conchi.
«Donne-m’en un» lui répond quelqu’un. «Un autre pour moi», ajoute un autre.
Soyez tranquilles, il ne s’agit ni d’esteladas [le drapeau indépendantiste], ni de rojigualdas [le drapeau «constitutionnel»]. Il s’agit de drapeaux de Podemos, lesquels teignent la place de violet. Aux côtés de Conchi, d’autres distribuent des drapeaux portant les slogans municipalismo, feminismo et vivienda [logement]. On dénombre une cinquantaine de drapeaux républicains [rouge, jaune, violet]. Quelques senyeras [le drapeau «officiel» de la Catalogne, rayé de rouge et de jaune]. Aucune estelada ni de rojigualda. Pablito [Iglesias] est soulagé.
Les gens, comme en 2015, sont venus voir leurs stars. «Vois-tu Ada, là en haut?» demande une mère à sa fille. «Ôtez-vous de là!» me dit une femme apparemment nerveuse. «Guapo! [mon beau]», crie un homme à Alberto Garzón [leader d’Izquierda Unida], qui sourit coquettement. On entend des cris. C’est la mariée qui a jeté le bouquet.
Le meeting commence avec 45 minutes de retard. Ciudadanos (C’s) est dans la ligne de mire, l’adversaire à battre sur ces mêmes places. «Empêchons qu’ils teintent d’orange [la couleur de C’s] le quartier», affirme la conseillère municipale Janet Sanz. «Ils ne passeront pas!» criera plus tard Colau. Domènech [la tête de liste de Catalunya en Comú] parle de remontée historique. Nous verrons bien où, car les sondages n’indiquent rien de cela. Et qu’ils sont clés face aux gouvernements Frankenstein. Quelques jeunes femmes agitent des clés en carton symbolisant cela [des clés brandies font figurent de symbole de la campagne: pour illustrer le «déblocage» que CeC est face aux indépendantistes et aux partis de droite].
Le show ne semble pas divertir tout le monde, le renvoyant à une sorte de radio de fond alors qu’ils ouvrent le débat entre amis. Faut-il négocier un accord? Il n’est pas possible de négliger l’indépendantisme? Mais celui-ci a atteint son plafond. Mais non! Ce truc est tellement foireux que cela va merder. Il est d’une importance vitale de s’associer aux Comités de défense de la république (CDR), car ils représentent un nouveau 15M.
En l’absence d’un candidat à Bruxelles [Puigdemont] ou fichu en taule par l’Audiencia Nacional, [Le Procureur] les comunes ne voulaient pas être en reste. Ils diffusent lors des meetings des vidéoconférences (la sensation de la campagne) de Naomi Klein et de Varoufakis offrant leur soutien aux comunes. Ce qui est étrange et symptomatique, c’est que le premier, et presque le seul, qui lance un message contre la répression au cours de ces élections anormales, c’est le grec Varoufakis. Et il revendique le 1er octobre. De fora vingueren [i de casa ens tragueren – proverbe signifiant quelque chose comme ceux qui nous jetteront de nos maisons viendront d’ailleurs], comme on dit en ces terres.
De fait, le seul qui parle du «bloc du 155» [l’article de la Constitution utilisé pour instaurer des mesures autoritaires en Catalogne], c’est Alberto Garzón et le seul qui mentionne des prisonniers politiques au cours de deux heures de meeting, c’est Pablo Iglesias. Elisenda Alamany, la numéro 2 qui s’est proclamée indépendantiste plus d’une fois, est la seule qui défend le [référendum] du 1er octobre. Les autres: rien.
Les comunes, au cœur de cette métamorphose étrange qui les a conduits à être le parti qui allait tout révolutionner puis à se vendre comme garant de la centralité, semblent tout calculer. Ils calculent ce qu’ils disent ici pour ne pas faire une erreur ailleurs. Ils affirment que la politique c’est cela. Le qualificatif «nouvelle» semble s’être égaré en chemin. Et il semble qu’il soit question de répéter un tripartit [le gouvernement de la Généralité entre fin 2003 et 2010 était composé d’une coalition du PSC, d’ERC et d’ICV-EUiA] qui, à ce qu’il semble, n’a pour Domènech rien de Frankenstein [le PSC a soutenu l’application de l’article 155 qui a conduit en prison, entre autres, le dirigeant d’ERC Junqueras]. Ils ont dépassé l’étape nini (ni 155 ni déclaration unilatérale d’indépendance) pour en venir à se vendre comme les seuls qui placent au centre des débats l’agenda social. Il est regrettable que d’autres disent la même chose. Tout comme le slogan de changer la Catalogne pour réformer l’Espagne. Il me semble aussi l’avoir déjà entendu. Ils vont dire cela à tout le monde.
Le meeting se termine avec la chanson Common People des Pulp. «C’est du sens commun», dit un homme à la personne qui l’accompagne. Tout est très commun, allons donc.
Dimanche 10 décembre. 17 heures. Pavillon de Vall d’Hebron [Barcelone]
Les campagnes et les meetings électoraux ne semblent être rien d’autre qu’une posture devant des militants convaincus dont l’objectif est de faire une photo pour les journalistes, lesquels sont profondément ennuyés. L’annonce des meetings est à peine rendue publique. Des notes sont envoyées à la presse, des circulaires internes sont diffusées pour «les tiens et ton entourage». La CUP peut bien être alternative, antisystème et anticapitaliste à mort, mais elle n’échappe pas à ce processus. Ils avisent par twitter 3 heures à l’avance de la tenue du meeting central de campagne, tu peux donc passer à côté.
Malgré cela, le pavillon est plein.
Ce qui est véritablement antisystème, c’est que le meeting commence avec presque une heure de retard. Merci conciliation [la CUP est traversée de plusieurs courants].
En ce qui concerne le fond musical, c’est un vrai voyage temporel, ils diffusent des chansons d’Obrint Pas [groupe musical valencien très à gauche formé en 1993] et de Betagarri [groupe ska-punk constitué en 1993 au Pays basque]. S’ils deviennent un peu plus nostalgiques, ils vont nous sortir un Sarri, sarri [chanson basque composée en 1985] en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. […]
L’urne se transforme en centre fétichiste de l’ensemble du meeting. Ce contenant de plastique où, selon Albiol [la tête de liste du PP de Catalogne] sa femme (qui si ce n’était elle?) met les vêtements sales et avec lequel plus de deux millions de Catalans ont défendu leur droit à voter. De manière fétiche, l’urne est là. Présidant la scène. Car pour présider il ne suffit pas de tenir une assemblée. Pour aboutir ensuite à une égalité [allusion aux discussions qui ont divisé en parts égales la CUP pendant des semaines fin 2015-janvier 2016 sur la question d’apporter les voix nécessaires à l’élection, ou non, de Mas à la présidence de la Generalitat].
Et le jaune. Cette couleur est de monde en Catalogne en cette fin d’année [elle symbolise la revendication de la libération des personnes emprisonnées sous le couvert de l’article 155]. Surtout depuis que la Junte électorale a décidé de l’interdire dans les rues [la ville de Barcelone a, par exemple, dû changer l’éclairage des fontaines publiques pour cette raison] et Monsieur Pantone tremble depuis lors [allusion aux échantillons de couleurs]. Bel Olid, l’écrivaine féministe qui vient de temps à autre à Barcelone, s’est teint les cheveux en jaune. Nous ne savons pas si c’est un hommage aux Jordis [prénom des deux dirigeants de l’ANC et d’Omnium cultural, emprisonnés] ou un clin d’œil aux Piolines de la benemérita [3]. Supposons que cela soit le premier cas, mais, franchement, cela semble plutôt le deuxième.
A por ellos. Oe. A por los machirulos [les matchistes]. Oe: «Notre constitution ne sera pas écrite par sept mâles blancs, elle le sera par les exclus, les femmes de couleur, les sans-toit, les trans…», entend-on.
C’est l’une des rares formules qui animent le public, qui semble plutôt analyser et juger ce qui se dit au lieu de se préparer à figurer sur la photo pour la télévision. De fait, on rencontre beaucoup de sobriété au sein du public. Applaudissements contrôlés, peu de cris, en tout quelques poings dressés. Curieusement, c’est ici que l’on voit le moins de drapeaux. Une paire d’esteladas. Quelques drapeaux arc-en-ciel. Quelques-uns antifascistes. Presque rien d’autre. Cette sobriété ne se rompt que lorsque les rock stars Anna Gabriel et David Fernàndez grimpent sur scène. Là, oui, les gens se lèvent.
«Que les dictatures nous sont longues», signale la première. «Nous avons cessé d’être des sujets», pointe le deuxième. Quelques piques dirigées contre les comunes et surtout envers certaines déclarations récentes des podemitas: «Le 15M a émergé pour renverser le régime de 1978, pas pour l’étayer», assène David. La tête de liste, Carles Riera, ne suscite pas tant d’énergie. «Nous occuperons à nouveau le Parlament», dit-il avant de nous assurer que «nous ne reviendrons pas au procesismo [sans fin vers l’indépendance]» et qu’il n’y a «de socialisme qu’avec la république».
Franchement. Cela sonne bien. Mais, tristement, tout semble faire appel à une licorne. La république et le processus constituant semblent une licorne venant de la bouche de la CUP, qui sont les seuls à parler de cela. Au vu des événements, tout indique qu’ils vont devoir ramer beaucoup contre vents et marées s’ils souhaitent défendre une chose qui a été proclamée mais que personne n’a crue suffisamment pour la défendre. Nous nous retrouvons désormais à la case départ après l’amende de la banque du 155. Et la CUP, une fois de plus, sera empêtrée au Parlament.
Le meeting s’achève. Les gens sortent. A la porte, un jeune homme vend des canettes de Finkbrau «à un euro» aux côtés d’un homme d’âge mûr qui vend des badges, des drapeaux et, maintenant, des rubans jaunes. Tout cela, très old school. (Article publié le 18 décembre sur le site d’El Salto; traduction A L’Encontre)
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[1] Nou Barris est l’un des 10 arrondissements de Barcelone. Situé au nord de la ville, il est constitué de 13 quartiers dont la population dépasse les 160’000 habitant·e·s et où la population «étrangère» avoisine les 15%. (Réd.)
[2] Allusion à une fameuse phrase de Pablo Iglesias prononcée lors d’un discours au congrès de Podemos en octobre 2014 au cours duquel il insistait sur la nécessité de faire de cette formation politique une «machine de guerre électorale». (Réd.)
[3] Le Piolín est le nom en espagnol pour désigner l’oiseau jaune «titi» des Looney tones; l’un des bateaux dans lesquels les forces de l’ordre ont été logées pendant des semaines portait une grande image de Titi et d’autres personnages du dessin animé américain, ce qui a provoqué une récupération humoristique qui est loin de se terminer… La benemérita est l’un des termes qui désigne la Garde civile, ce qui peut avoir une tonalité ironique lorsque l’on sait le rôle joué dans l’histoire espagnole par cette gendarmerie, tant dans la répression des luttes paysannes aux XIXe et XXe siècles que sous le franquisme. (Réd.)
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