Molenbeek, entre clichés et réalités

«Les gens d'ici se sentent coupables, et c'est un comble!»
«Les gens d’ici se sentent coupables, et c’est un comble!»

Par Corentin di Prima
et Mathieu Colinet

«Molenbeek, la plaque tournante belge du terrorisme islamiste». Ce titre d’un article du Monde résume à lui seul l’image que véhicule désormais Molenbeek dans les médias internationaux.

La presse du monde entier a braqué son regard vers la commune bruxelloise, la traque des auteurs des attentats de Paris menant rapidement les enquêteurs dans ses quartiers. Une fois de plus, serait-on tenté d’ajouter. Car de l’attentat du Thalys [train Paris-Bruxelles-Amsterdam-Cologne], en août dernier, en passant par les attentats de Casablanca [2003] et de Madrid [mars 2004], les tueries de Charlie Hebdo [janvier 2015] et du Musée juif de Bruxelles [mai 2014, voir sur ce site, la déclaration de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique, publiée en note 1, dans l’article du 4 juin 2014], Molenbeek a vu s’arrêter sur son territoire des personnes liées d’une manière ou d’une autre à ces actes terroristes.

De cette accumulation de faits peut-on déduire que Molenbeek est la base arrière des terroristes en Europe? Ou, à l’inverse, un mauvais procès est-il fait à une commune abritant dans ses quartiers sud une population paupérisée, issue de l’immigration maghrébine essentiellement?

« C’est une erreur de stigmatiser la commune de Molenbeek, avance André Jacob, ancien responsable du département «terrorisme islamique» de la Sûreté de l’Etat. Je ne dis pas qu’il ne s’y passe rien mais l’épingler parce qu’une série de dossiers terroristes s’y sont déroulés depuis quelques années, c’est oublier qu’Anvers a vu la naissance de Sharia4Belgium, que Vilvorde a été longtemps considérée comme le nid des radicaux, que la filière de l’assassinat du commandant Massoud était sur Schaerbeek, etc. C’est un peu facile. Il faut bien que ces gens vivent quelque part. Et, forcément, ces gens sont frères ou appartiennent au même groupe, il est logique qu’ils soient localisés dans les mêmes endroits.»

Les éléments objectifs permettent-ils d’attester que Molenbeek est plus touchée par le radicalisme qu’Anvers, Vilvorde ou Verviers? Abrite-t-elle des mosquées dirigées par les prédicateurs les plus radicaux? Est-elle parsemée de zones de non-droits utilisées par les terroristes en puissance pour y préparer leurs noirs desseins? Y trouve-t-on plus facilement des armes qu’ailleurs? A-t-elle été laissée pour compte par les pouvoirs publics? Tentative de réponse.

1. L’influence néfaste de certaines mosquées?

Seules cinq de la quarantaine de mosquées de Molenbeek sont reconnues par la Région. «Les mosquées vivent en relative autarcie ou alors en connexion avec des organisations étrangères», explique Brigitte Maréchal, directrice du Centre interdisciplinaire. Y en a-t-il qui posent particulièrement problème en matière de radicalisation? «Je ne dis pas que les discours radicaux n’existent pas dans les mosquées. Mais je pense que les discours de déstabilisation de la société, qui sont, en fait des discours politiques et non religieux, ne se tiennent pas dans la plupart des mosquées, analyse Corinne Torrekens, politologue, spécialiste de l’islam contemporain (Université Libre de Bruxelles). Parce qu’elles sont surveillées et qu’elles le savent. Par contre, il y a des petits groupes qui gravitent autour des mosquées, qui viennent recruter, via des tracts ou des discours. C’est comme ça qu’ils attirent les jeunes. C’est l’exemple de Sharia4Belgium ou de Jean-Louis Denis.» Parce que beaucoup de jeunes s’en détournent, aussi les trouvant dépassées. Résultat: ils cherchent donc des réponses ailleurs. Où? «Les réseaux sociaux jouent un rôle mais, généralement, ils ne suffisent pas, il faut un contact téléphonique ou physique», précise Corinne Torrekens. «Dans le passé, beaucoup de recruteurs vivaient ici, radicalisant et endoctrinant les jeunes, explique Sarah Turine, islamologue et échevine [adjointe au maire, dit bourgmestre] Ecolo. Au début de la guerre en Syrie, les recruteurs se rendaient sur les parkings des Aldi et des Lidl et, devant tout le monde, ils recrutaient pour la Syrie. Puis, on les a empêchés. Certains ont continué malgré tout mais plus discrètement.»

2. Des zones de non-droit?

Où une perquisition à Wolume-Saint-Lambert [une des 19 communes de la région Bruxelles-Capitale] nécessiterait la présence d’une poignée d’hommes, le même type d’intervention à Molenbeek en réclame trois ou quatre fois plus, selon un policier de la zone de police Bruxelles-Ouest. Pourquoi? «Parce que certains quartiers sont assez chauds et que des débordements peuvent s’y produire», affirme-t-il, toujours anonymement.

Est-ce à dire que des quartiers molenbeekois sont devenus des zones de non-droit? Farouchement, la bourgmestre de Molenbeek Françoise Schepmans prétend le contraire, tout en reconnaissant les précautions que la police locale doit parfois prendre avant d’aborder «certaines poches de territoire plus problématiques» autour de la Gare de l’Ouest par exemple ou de la station de métro Ribaucourt.«Mais elle y va et cela à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, menant tout le travail de surveillance nécessaire», affirme la bourgmestre.

Qu’il y ait à Molenbeek des zones dites de non-droit, André Jacob, ancien responsable du département terrorisme islamique à la Sûreté de l’Etat a moins de mal à l’imaginer. Pour autant, il ne croit pas qu’elles attirent des candidats terroristes qui y trouveraient la discrétion nécessaire à leurs projets meurtriers. «Rien ne dit que Mehdi Nemmouche [suspecté d’être l’auteur de la tuerie du Musée juif] ait choisi Molenbeek pour cela, affirme-t-il. Et pour les frères Abdesalam, ils sont tout simplement originaires de la commune…»

3. Des armes très accessibles?

L’enquête sur les attentats parisiens devra déterminer où les terroristes se sont procuré des armes et des explosifs. A Molenbeek? L’hypothèse n’est pour l’heure pas écartée, rendue plausible par le fait que les frères Abdeslam habitaient la commune et semblent y avoir fréquenté les milieux de la petite délinquance.

«Oui, l’on peut se procurer des armes à Molenbeek, affirme Nils Duquet, chercheur à l’Institut flamand pour la paix (Vlaams Vredesinstituut) et spécialiste en Belgique des trafics d’armes. Ni vous ni moi sans doute. Mais pour de petits délinquants, l’affaire n’est pas très compliquée. Leurs activités les mettent en contact avec de potentiels vendeurs d’armes.»

Cela écrit, le marché noir des armes en Belgique n’a pas pour seule ramification Molenbeek. En théorie du moins, des candidats terroristes pourraient s’armer sans plus de difficultés dans d’autres communes bruxelloises, à Anvers ou encore à Liège ou à Charleroi, les kalachnikovs y étant tout aussi accessibles.

Combien d’armes circulent en Belgique? Plusieurs dizaines de milliers selon Nils Duquet, qui manque pour autant d’études qui lui permettraient d’être précis. En revanche, il pointe avec une certaine assurance l’ex-Yougoslavie comme l’origine d’une partie de tout ce stock et la discrétion de coffres de voitures comme une des façons de l’acheminer progressivement après la fin du conflit des années 90.

 4. Molenbeek, commune laissée pour compte?

Une partie de Molenbeek se situe dans ce qu’on appelle communément le «croissant pauvre» de Bruxelles, ce chapelet de quartiers défavorisés situés sur plusieurs communes du centre et du nord de la Région. Les pouvoirs publics ont-ils suffisamment investi dans ces parties de la commune qui concentrent les difficultés? Molenbeek fait partie des zones de développement renforcé de la Région et peut à ce titre obtenir une série d’aides à la rénovation.

Depuis 1994, près de 100 millions d’euros lui ont été alloués dans cette optique. «L’objectif de ces contrats de quartier est certes de rénover le bâti, mais aussi de favoriser le vivre-ensemble en proposant tout un volet socioculturel», précise Donatienne Deby, du service de développement urbain de la commune. Des dizaines de millions sont également venus de Beliris, du pouvoir fédéral et des fonds européens Feder (Fonds européen de développement régional). Ont-ils été bien utilisés? «Oui. Certains critiquent en parlant de gentrification, mais ces programmes ont permis la reconquête de certains quartiers. Il y a un besoin de mixité sociale et culturelle. Le mélange est positif. L’arrivée d’une population plus exigeante en termes de services publics tire un peu tout le monde vers le haut. Hélas, d’autres quartiers se sont dégradés dans le même temps et il y a eu un essoufflement de la dynamique», explique un politique bruxellois qui tient à garder l’anonymat. «Par ailleurs, un individu radicalisé s’en fiche pas mal que la voie publique soit rénovée. Le terrorisme a certes un terreau social, mais il est surtout lié au communautarisme.» (Article publié par le quotidien belge Le Soir, en date du 17 novembre 2015)

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